Thèmes et interprétations

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Terme
MONSTRUOSITE

S’il est une opération à laquelle le XIXe siècle a procédé, c’est bien celle du classement ; il s’agissait alors de trouver un ordre qui pût rendre compte de la totalité du savoir. Cependant, assez rapidement, à cette histoire globale s’est substituée petit à petit une histoire générale, c’est-à-dire une histoire qui s’attachait plus à des séries, des découpes, des limites, des dénivellations, des décalages, qu’à des stades, des strates, voire de grandes unités. Alors que la première approche tentait par tous les moyens d’assurer une continuité et de restaurer une illusoire unité, la seconde privilégiait les relations verticales au détriment des relations horizontales et, sans craindre la dispersion, tentait de repérer les ruptures. C’est dans ce cadre épistémologique que le monstre (physique ou moral) fait son apparition.

Définition du monstre

S’il est utile, pour les besoins d’une analyse, de distinguer le monstre physique (sous la figure du handicapé) et le monstre moral, dont Clara donne une image impressionnante dans Le Jardin des supplices (1899), il convient ici de proposer une définition plus large. En effet, le monstre n’est pas là seulement pour susciter des sentiments d’horreur ; il est là aussi pour montrer. Rappelons que le monstrum est, à l’origine, un signe grâce auquel les dieux s’adressaient aux hommes. Les créatures contrefaites ne servent donc pas uniquement de réceptacles à nos émotions ; elles doivent permettre de comprendre le monde dans lequel nous vivons. D’ailleurs, toute modification anatomique, de la plus minime à la plus importante, est un signe. La grimace mirbellienne est déjà une monstruosité, puisqu’elle modifie les traits et déforme les chairs. Jean ne voit-il pas, dans Le Calvaire  (1886), le corps de Juliette se dédoubler et se transformer ? La Méduse, la célèbre gorgone à la bouche étirée et la langue pendante, dort en chacun de nous et peut surgir à n’importe quel moment. La tante paralytique de Sébastien Roch, « acariâtre, méchante », n’est ni pire ni meilleure que ses contemporains, sinon qu’elle n’arrive pas à cacher cette part mauvaise, cette « animalité » que le digne bourgeois réussit à masquer. Montrer la bosse, le pied bot, le corps tordu, le visage « grimaçant », c’est donc dévoiler une violence que la comédie sociale tente de faire oublier. Mettre en scène un marginal (physique ou moral), c’est refuser l’hypocrisie d’un monde trop beau pour être vrai, c’est obliger l’homme à se regarder dans un miroir, c’est, enfin, lancer des accusations et mettre les causes (famille, société bourgeoise, religion) à nu.

 

Montrer le vrai visage de la famille

La monstruosité mirbellienne s’explique d’abord par les « pourritures séculaires » ou la « crasse morale » dont la famille se nourrit. La fêlure – mot cher à Zola mais qu’Octave ne renierait sans doute pas, dans le cas présent – représente le mal qui court depuis des générations et qui accable les enfants. « De quelles hérédités impures, s’interroge par exemple l’ami du docteur Triceps, de quelles sales passions, de quelles avaricieuses et clandestines débauches, de quels cloques conjugaux, M et Mme Tarabustin furent-ils, l’un et l’autre, engendrés, pour avoir abouti à ce dernier spécimen d’humanité tératologique, à cet avorton déformé et pourri de scrofules qu’est le jeune Louis-Pilate ? » (Les 21 jours d’un neurasthénique, 1901). Les torsions, les brisures, les cassures, les déformations qui, sous une forme ou sous une autre, se retrouvent dans les romans mirbelliens, dessinent une géographie des corps soumis à la fêlure des origines et que rien ne peut sauver, surtout pas l’amour.

Pour Mirbeau, le monstre existe dans la sphère privée parce que ni la famille ni le couple ne favorisent l’épanouissement des individus. Il est, en quelque sorte, l’image que le malheureux renvoie à ceux (parents, amante) qui prétendent détenir la vérité ou qui excipent de la pureté de leurs sentiments. L’enfant rachitique dénonce ainsi la médiocrité parentale, quand l’amante, changée en gorgone, trahit la fausseté de sa passion.  

 

Montrer le vrai visage de la société

Le monstrueux accuse aussi la société bourgeoise qui « tente désespérément de retarder l’explosion sociale en anesthésiant le prolétariat par la charité ou son succédané laïc, la philanthropie ». Cependant, en attendant le grand soir, le corps de l’ouvrier porte la trace des conditions de vie que lui inflige le grand Capital, dont le souci constant est plutôt la rentabilité de son entreprise et l’accroissement de ses richesses personnelles que le bien-être de ses employés. L’enfer est donc bien là, sur terre et sous terre, en temps de guerre comme en temps de paix. Et si les « damnés de la terre » ne se mettent pas « debout », c’est que, pour reprendre l’expression de Mirbeau, « l’État arrive et l[eur] brise les jambes d’un coup de bâton » avant de leur briser les bras quand, incapables dorénavant de marcher, ils usent de leurs bras pour « étreindre quelque chose » (Dans le ciel). Pour peu que cela leur soit utile, les Pouvoirs, politiques ou économiques, n’hésitent jamais à broyer les corps sans se préoccuper des conséquences. Ainsi le « très vieux » père Franchart, dans Les 21 jours d’un neurasthénique, est-il condamné à vivre « fort mal » de « menues industries bizarres, de la charité publique », parce que, « voilà plus de quinze ans », il avait eu « le bras gauche broyé dans l’engrenage d’un moulin ». Et que dire des malheureux qui croupissent dans l’infernal cloaque décrit par Mirbeau dans Le Jardin des supplices ? On y voit « d’effrayantes, de vivantes têtes de décapités posées sur des tables », une face « décharnée, sabrée de rictus squelettaires, les pommettes crevant la peau mangée de gangrène, la mâchoire nue sous le retroussis tumescent des lèvres », une peau « toute en houles violentes, ici creusées, là boursouflées, comme par une tumeur », et surtout les bourreaux, « pierres angulaires de la société », qui en se chargeant de torturer, tourmenter, martyriser les prisonniers, participant volontiers ainsi « non seulement [aux] atrocités coloniales, mais aussi, plus généralement » à la brutalité et à la barbarie des « institutions humaines ». Sous la plume du romancier, la société est un terrain de manœuvres, une aire de combats où le prolétariat ne cesse d’être frappé dans sa chair.

 

Montrer le vrai visage de la religion

Dernière raison de l’existence du monstre dans l’œuvre de Mirbeau : la religion. On sait que le clergé et, au-delà, la croyance en une vie future, ont été constamment attaqués par l’écrivain, qui ne manque jamais une occasion de condamner les « pétrisseurs d’âme », tout en pestant, ici, contre « l’instruction cléricale » qui « persiste hypocritement dans l’instruction laïque », là, contre la « malaria religieuse ». En exhibant le marginal, il poursuit le même combat puisque, par un retournement spectaculaire, auquel n’étaient sans doute pas préparés les lecteurs nourris à Octave Feuillet (auteur charmant qui mettait dans ses romans ceux que Ferdinand Brunetière appelait « des gens de bonne compagnie »), le monstre finit, au mieux, par faire entendre l’« assourdissant silence » de Dieu, au pire, par montrer son absence. Comment en effet le Très-Haut peut-Il justifier de se taire quand tant de misères s’abattent sur les pauvres ? Comment peut-Il supporter qu’une femme de chambre soit seule capable de « donner confiance en la vie » à M. Georges, l’avorton qui crache son sang ? La cité mirbellienne, enfouie dans les Pyrénées,  est à ce point abandonnée de Dieu que « les enfants eux-mêmes ont l’air de petits vieillards » (Les 21 jours d’un neurasthénique). Le monstre est bien l’expression de notre condition tragique.

 

Une écriture monstrueuse

Par un usage judicieux de la troncation et de l’assemblage, Mirbeau tente de figurer dans son écriture même, quelque chose de la monstruosité. En assemblant des morceaux littéraires a priori disparates (notamment dans ses derniers romans), en brisant la linéarité de la prose par des points de suspension, il refuse la beauté classique du verbe pour mieux coller à la réalité du monstre. Tels quels, grâce à ses défauts supposés, les textes choquent, dérangent, provoquent les « beaux esprits » et prouvent, au tournant du XXe siècle – au moment où quelques médecins sont tentés d’éliminer ceux qui présentent la moindre tare – que le monstre a raison d’exister pour témoigner et porter haut la voix de l’humanité plurielle.

Voir aussi la notice Handicap, et également Famille, Religion, Capitalisme, Prison et Collage.

Y. L.

 

Bibliographie : Fernando Cipriani, « Cruauté, monstruosité et folie dans les contes de Mirbeau et de Villiers », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, 2010, pp. 88-108 ; Fernando Cipriani, « Metafore della mostruosità in Villiers e Mirbeau », in Villiers de l’Isle-Adam e la cultura del suo tempo. Il poeta, la donna e lo scienziato,  Naples, ESI, 2004, pp. 197-217 ;  Christine Colas, La Monstruosité dans “Le Jardin des supplices”,  mémoire de D.E.A., dactylographié, Université de Paris IV - Sorbonne, 1992, 90 pages ; Céline Grenaud, « Le Monstre féminin dans les romans de Mirbeau », in Actes du colloque de Cerisy de septembre 2005, Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Presses de l’Université de Caen, décembre 2007, pp. 57-68 ; Yannick Lemarié, « Faits et contrefaits, la monstruosité physique chez Zola et Mirbeau », in Particularités physiques et marginalité dans la littérature, cahier n° XXXI des Recherches sur l’imaginaire de l’université d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, automne 2005, pp. 106-118 ; Evanghelia Stead, Le Monstre, le singe et le fœtus : tératogonie et Décadence dans l'Europe fin-de-siècle, Genève, Droz, 2004, pp. 260-265 et 286-290.


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