Thèmes et interprétations

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Terme
SALON

Mirbeau n’a cessé de fulminer contre le Salon annuel, « ce bazar officiel des médiocrités à trois sous », « cette grande foire aux médiocrités grouillantes et décorées », ces « grandes halles ouvertes à toutes les médiocrités et à toutes les impuissances », « où tous les tableaux semblent fabriqués dans la même usine, par les mêmes ouvriers » (« Le Pillage », La France, 31 octobre 1884). Partisan d’une totale autonomie de l’artiste et rejetant le vieux système d’organisation officielle des beaux-arts, vieux de plus de deux siècles, il est devenu, malgré qu’il en ait, partie prenante du système marchand critique (voir la notice), qui s’est mis en place dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle.

Que reprochait-il donc aux Salons ?

* Mirbeau conteste tout d’abord l’académisme institutionnel et la croyance en un Beau éternel qui est imposé par l’éducation et qui a seul droit de cité au Salon : « Nous recevons, dès en naissant, une éducation du Beau, toujours la même, comme si le Beau s'apprenait ainsi que la grammaire, et comme s'il existait un Beau plus beau, un Beau vrai, un Beau unique » (« Puvis de Chavannes », La France, 31 octobre 1884). C’est au nom de ce Beau immuable qu’un jury de peintres officiels, décorés, arrivés au faîte de leur carrière dans le cadre du système et de la niveleuse École des Beaux-Arts, abuse de « sa situation officielle pour tout absorber et tout accaparer » (« Le Salon I », L'Ordre, 3 mai 1876) et se croit autorisé à blackbouler tous ceux qui sortent des sentiers battus et qui représentent l’art vivant. Si la tête de Turc préférée de Mirbeau est Alexandre Cabanel, ce  n'est pas seulement parce qu’il le juge inapte à la peinture et au dessin (voir par exemple l’article du 4 mai 1876, où il tourne en dérision une de ses toiles), mais c’est surtout parce qu’il est devenu le dictateur incontesté qui règne en tout arbitraire sur le Salon – devenu « la maison Cabanel » – et qui impose ses normes, protège ses élèves et distribue médailles et commandes de l'État. Dès ses premiers « Salons » de L’Ordre de Paris, Mirbeau s'attaque donc sans barguigner, et au risque de choquer un lectorat frileux, à toutes les gloires piedestalisées, au système politique et administratif qui assure le triomphe, grassement rémunéré, de toutes les « nullités » académisées, et au public de « gros Prudhommes », qui admirent dévotement les croûtes surdimensionnées qu'on présente à leur admiration béate. Son verdict est sans appel : « Le Salon n’est pas autre chose qu’une énorme fumisterie, une vilaine blague d’atelier. Plus on les voit, plus on se promène entre ces murailles de toiles peintes et de cadres neufs, plus le Salon a l’air d’un défi jeté à l’art et à la nature. On sort de là avec d’épouvantables migraines, ahuri, stupéfié, pour une semaine au moins. Et l’on se dit que la peinture française est peut-être tombée dans de plus basses rengaines, en de plus vils tripotages que le théâtre. Je ne connais pas de plus affligeant et de plus déconcertant spectacle » (« Le Salon III », La France, 16 mai 1886).

* Ensuite, il trouve scandaleuse la sélection arbitraire des toiles exposées et profondément grotesque la distribution de breloques supposées récompenser les artistes, dans des foires où l’on prime et médaille les peintres « comme des animaux gras » ou « des commissionnaires »  (« Les Peintres primés », L’Écho de Paris, 23 juillet 1889). Le jury du Salon, « irresponsable » selon lui, « fait fonction de cerbère à la porte de la célébrité » et ne laisse passer et récompenser que les siens, « quelque méchantes que soient leurs toiles » (« Le Salon I », L'Ordre, 3 mai 1876).  C’est très grave et lourd de conséquences, parce que le respect aveugle que la majorité des lecteurs continuent de vouer à l'Institut, à l'École des Beaux-Arts, aux jurys du Salon, aux décorations et aux médailles, en dépit des batailles menées par Baudelaire, Zola et quelques autres, les empêche d'ouvrir les yeux sur les marginaux de l'art, qui, par leur existence même, semblent menacer de subversion l'ordre et l'État bourgeois et qui, faute de commandes, sont condamnés à végéter ou à crever de faim. Pour Mirbeau, il convient donc prioritairement de ruiner ce respect, quitte à scandaliser, afin d'édifier, sur les décombres des institutions officielles, de nouvelles instances de légitimation.

* Mirbeau refuse aussi que l’art soit instrumentalisé par la politique et sous le contrôle des gouvernants. « Si les beaux-arts vivent encore en France, c’est bien malgré la politique », écrit-il d’entrée de jeu  dès son premier « Salon » (« Salon I », L’Ordre de Paris, 3 mai 1874). Six ans plus tard, dans une série d'articles de Paris-Journal sur « La Comédie des Beaux-Arts », écrits collectivement, il participe à  une campagne efficace contre Edmond Turquet, sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts, et responsable à ce titre de la calamiteuse réforme du Salon de 1880 ; et il réclame déjà la fin de la tutelle de l'État sur les artistes, ce qui restera un de ses leitmotive. Un des moyens, pour les peintres, d’échapper au contrôle de l’État comme aux diktats des académistes et des salonniers est d’organiser des expositions, individuelles ou collectives, dans des galeries d’art appartenant à des marchands, ou de louer collectivement des salles.

* Enfin, Mirbeau est un anarchiste conséquent : comme il l’explique dans le post-scriptum de son article sur Carrière du 28 avril 1891, il n’est pas du tout « pour l’organisation de l’art », mais bien « pour sa désorganisation ». C’est l’expérience qui l’a amené à cette conclusion radicale. À deux reprises, en effet,  on a pu espérer une amélioration du fonctionnement des Salons : en 1881,  après la création de la Société des Artistes Français, autonome par rapport à l’État ; puis en 1890, après la scission et la création de la Société Nationale des Beaux-Arts. Mais chaque fois la nouvelle instance s’avère être « une coterie plus étroite, plus fermée, plus anti-artistique, plus essentiellement commerciale encore, que le Salon ancien » (« Les Jurys au Salon », L’Écho de Paris, 22 avril 1891).

Les « Salons » de 1874, 1875 et 1876, signés Émile Hervet, sont recueillis dans les Premières chroniques esthétiques. Les « Salons » de 1885, 1886 et 1892, signés Octave Mirbeau, sont recueillis dans le tome I des Combats esthétiques.

Voir aussi les notices Académisme, Art, Artiste, Système marchand-critique, Cabanel, Combats esthétiques et Premières chroniques esthétiques.

P. M.

 

Bibliographie : Leo Hoek,  « Octave Mirbeau et la peinture de paysage – Une critique d’art entre éthique et esthétique », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp.  174-205 ; Gérard-Georges Lemaire, Histoire du Salon de peinture, Klincksieck, 2004, pp. 224-228 : Laurence Tartreau-Zeller, Octave Mirbeau - Une critique du cœur,  Presses du Septentrion, Lille, 1999, 2 volumes, 759 pages.

 


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