Thèmes et interprétations

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Terme
POINTS DE SUSPENSION

Quiconque veut définir une poétique mirbellienne doit accorder une place de choix à la ponctuation. C’est elle, en effet, qui permet d’emblée de distinguer l’écriture de Mirbeau de celle de ses contemporains. Elle se caractérise par l’emploi récurrent des points de suspension (et dans une moindre mesure, de points d’exclamation et d’interrogation), qui donnent au lecteur l’impression d’une grande spontanéité. La plume semble courir sur la feuille sans retenue, tentant simplement de retranscrire une parole qui se dévide à l’instant, ou d’une pensée qui accouche devant nous, hic et nunc. Par souci d’exactitude et pour les besoins de l’analyse, il convient cependant de distinguer deux paroles : celles des personnages et celle du narrateur.

 

1. Parole des personnages

Dans les dialogues, les points de suspension sont d’abord une façon privilégiée de garantir l’authenticité de la parole, d’apporter au texte une plus-value mimétique. Par cette présence massive, Mirbeau rend compte, non seulement du phrasé de ses personnages, mais également de leurs hésitations, de leurs contrariétés voire de leurs repentirs. Il traduit une pause respiratoire, transcrit une ligne mélodique, bref, suggère, derrière les mots, la présence d’un corps qui ne demande qu’à s’exprimer. Ainsi, au rebours de ce que nous trouvons d’ordinaire dans la littérature bas de gamme, Clara (Le Jardin des supplices), Célestine (Le Journal d’une femme de chambre), Sébastien (Sébastien Roch) et tutti quanti deviennent-ils  des créatures de chair et de sang, douées d’une respiration sur laquelle se calque le texte.

Les points de suspension et d’exclamation permettent également d’exprimer des sentiments. Ils relèvent alors de l’aposiopèse, cette vieille figure de la rhétorique « caractérisée par le fait que les causes de l’interruption sont personnelles et d’ordre émotif ». L’indignation, le rire, la souffrance font effraction par la seule force d’une intonation : « Je vous [l’épouse d’Henry qui vient de se suicider] plains... Ah ! certes, je vous plains, de tout mon cœur !... Mais en vous plaignant, je ne puis pas oublier qu’il est quelque part une autre femme que vous, plus douloureuse que vous [...] » (« Le Rasoir et la croix », L’Aurore, 20 décembre 1898). Les points de suspension rompent le flux d’une parole trop littéraire pour laisser percer l’émotion ; ils suspendent le discours et laissent place aux atermoiements du cœur.

La ponctuation supplée enfin une parole défaillante ou dorénavant impossible. Parce que les personnages sont rendus à leur réalité humaine, ils n’ont plus l’alacrité langagière des êtres de papier. C’est pourquoi il arrive parfois que le mot fasse défaut ou qu’il peine à sortir des lèvres. L’injure T’z’imbéé… ciles ! de l’abbé Jules est, sans doute l’exemple le plus extrême : tout en reproduisant le sifflement rageur d’un homme exaspéré, elle ramasse toute une vision du monde, qu’un dictionnaire entier ne saurait définir. Si elle ne remet pas en cause la compréhension, la suspension – à l’intérieur même du nom, dans le cas présent – dit, à la fois, la défiance du curé pour le langage et la terreur qu’il éprouve à ne pas être compris par son entourage. Il appartient alors au geste de compléter le propos.       

 

2. Parole du narrateur

Même si ce que nous avons dit précédemment s’applique en grande partie à la parole du narrateur, il reste que la ponctuation établit des relations nouvelles entre l’émetteur et le récepteur, entre celui est qui censé parler et le lecteur.

La ponctuation souligne les sous-entendus. Elle isole les mots a priori surprenants, pour mieux laisser à chacun le temps de savourer un ton, par exemple l’ironie : « Un coup d’État ?... Allons donc ! » (« Soyons rassurés », L’Aurore, 17 octobre 1898). Ici ou ailleurs, Mirbeau refuse de prendre la position surplombante de celui qui sait tout et qui, par conséquent, veut imposer ses idées. Il cherche, au contraire, à convaincre, à établir un contact, à favoriser le lien. Les points de suspension sont, d’une certaine façon, un interstice, par lequel le narrateur offre au le lecteur la possibilité de se faufiler. Ils sont la condition d’un dialogue toujours bienvenu entre deux instances narratives. C’est grâce à eux que le lecteur s’adonne – certes un bref moment – à la rêverie ; c’est grâce à eux qu’il se représente une scène : « On sent que des noms de Mercier, de Cavaignac, de Gonse, il se lève comme une odeur de bagne... » (« Au bagne ! », L’Aurore, 8 avril 1899). Mirbeau ne se contente plus de donner l’information ; il fait de celui qui découvre le texte un partenaire à part entière auquel rien ne doit échapper. En d’autres termes, il lui laisse une place. Forme littéraire d’une véritable démocratie ? Pourquoi pas, si nous retenons, après Jacques Rancière que la démocratie est « un découpage des espaces et des temps, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit ». En établissant des plages de silence dans son texte, Mirbeau accorde à son interlocuteur un droit d’intervention. Il descend de son piédestal et ouvre la voie à une coprésence, à l’échange des idées, au transfert des émotions.

Il y a chez Mirbeau – c’est du moins l’avis de certains – une tentative de rendre compte de la totalité du réel, une volonté de faire du texte une réserve inépuisable où la réalité pourrait se mirer. Dans cette perspective les points de suspension seraient des signes de relance perpétuelle, la preuve visuelle qu’il est toujours possible d’en dire toujours davantage. À cela, on pourra objecter que la suspension est aussi l’aveu d’une faiblesse, « la marque d’un inachèvement » : « Le texte semble susceptible de s’arrêter à tout moment, parce qu’en somme il y en a tellement à dire que plus rien ne vaut la peine d’être dit » (Cécile Narjoux). Dès lors la ponctuation du trop plein devient une ponctuation du néant. On ne saurait donc s’étonner de trouver dans Sébastien Roch toute une ligne de points : elle figure une plaie ouverte sur la page, une béance dans le texte, le lieu où la parole se néantise, car aucun mot ne traduit un viol d’enfant, l’horreur d’un monde dorénavant insensé.

Y. L.

 

Bibliographie : Jacques Dürrenmat,« Ponctuation de Mirbeau », in Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 311-320 ; Yannick Lemarié, « Octave Mirbeau, l’Affaire et l’écriture du combat », Cahiers Octave Mirbeau, n° 7, pp. 95-108 ; Cécile Narjoux: « La Ponctuation ou la poétique de l’expression dans Le Journal d’une femme de chambre », L’Information littéraire, octobre 2001, pp. 36-45 ; Mickaël Prazan, « L’antisémitisme de Céline : le style, c’est l’homme », in Les Temps modernes, n° 623, février-mars-avril, 2003, pp. 21-43.

 


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