Thèmes et interprétations

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Terme
ENFANT

Octave Mirbeau n’a pas eu d’enfants, sans qu’il soit possible, faute de témoignages, de savoir s’il s’agit d’une volonté délibérée ou seulement d’une impossibilité, l’un, d’ailleurs, n’empêchant pas l’autre. Mais la vision démythificatrice qu’il donne de l’enfance est tellement noire que l’hypothèse d’une volonté arrêtée de ne pas « infliger la vie » à un nouveau condamné à mort semble tout à fait plausible : force est de reconnaître que sa conception tragique de la condition humaine, sa remise en cause radicale de la société de son temps et de toutes ses institutions oppressives et aliénantes, ainsi que son pessimisme foncier sur la nature humaine, n’étaient guère de nature à l’encourager dans une aventure parentale à hauts risques. Est-il possible d’être un « bon parent » dans les conditions existentielles et sociales contre lesquelles il n’a cessé de se révolter ? 

Loin d’être la période la plus heureuse de la vie, et a fortiori l’âge d’or popularisé par la littérature bien-pensante et aseptisée, l’enfance telle que la perçoit Mirbeau est un douloureux parcours du combattant. Le petit homme se trouve, dès son plus jeune âge, confronté à un monde d’adultes, le plus souvent larvisés, où règnent l’égoïsme, l’indifférence, la bêtise, l’ignorance et la cupidité, avec des variantes selon les milieux, bien sûr, mais bon nombre des souffrances qu’il va devoir endurer sont globalement les mêmes dans toutes les classes sociales, car la plupart des parents transmettent à leurs enfants le « legs fatal » de leur propre conditionnement et de leur propre misère intellectuelle, affective et sexuelle. Ils ont aussi une fâcheuse tendance à ne voir en l’enfant qu’une charge et qu’un souci, dont ils se désintéressent, et, pour peu qu’ils ne puissent assumer la charge d’une bouche de plus à nourrir, les plus misérables n’hésitent pas à recourir à l’infanticide, en guise de contrôle des naissances, comme dans le pauvre hameau percheron de La Boulaie Blanche : « Dans la terre, sous les bouleaux et les pins, au fond des puits, parmi les cailloux et le sable, vous verrez plus d’ossements de nouveau-nés qu’il n’y a d’ossements d’hommes et de femmes dans les cimetières des grandes villes… Allez dans toutes les maisons, et demandez aux hommes, les jeunes et les vieux, demandez-leur ce qu’ils ont fait des enfants que leurs femmes portèrent !… » (« L’Enfant », La France, 21 octobre 1885).

Quand l’enfant grandit, va à l’école, commence à poser des questions et à manifester un tant soit peu de curiosité intellectuelle, voire un embryon de questionnement critique, les parents, même bien intentionnés, ont tôt fait de lui imposer silence, ne daignent pas lui répondre, ou fournissent des explications aussi stupides qu’infantiles, ce qui contribue à étouffer dans l’œuf toute potentialité d’esprit critique. Les parents, quelle que soit leur bonne volonté, sont en effet complètement incompétents pour pouvoir éduquer leurs propres enfants – et les professeurs, d’après Mirbeau, le sont tout autant pour ceux des autres ! Avec la complicité des « pétrisseurs d’âmes » que sont les prêtres, ils s’emploient tous à qui mieux mieux à les badigeonner de « préjugés corrosifs » et à leur inculquer des superstitions stupides ou des connaissances rébarbatives qui détruisent à la racine leur curiosité intellectuelle. Rousseauiste, Mirbeau considère au contraire qu’il faudrait traiter l’enfant comme un enfant, qui a besoin de jouer, de s’épanouir physiquement et de faire ses gammes, jusqu’à un âge où il pourra se préparer à la fois à l’acquisition de connaissances utiles à son épanouissement intellectuel, à l’apprentissage d’un métier et à l’exercice de ses responsabilités sociales, comme dans l’orphelinat de Cempuis dirigé par Paul Robin  (voir « Cartouche et Loyola », Le Journal, 9 septembre 1894). Dans la continuité de Baudelaire, il a aussi tendance à penser que tout enfant possède un génie potentiel, mais que seuls ceux qui résistent au laminage par la sainte trinité de la famille, de l’école et de l’Église, au premier chef les artistes, préservent la capacité de jeter sur les choses un regard vierge, comme le tout jeune enfant : « Ah ! combien d’enfants qui, compris et dirigés, seraient de grands hommes peut-être s’ils n’avaient été déformés pour toujours par cet effroyable coup de pouce au cerveau du père imbécile ou du professeur ignorant ! » (Le Calvaire, 1886). Ce qu’on nomme « éducation » n’est plus alors qu’une déformation, quand ce n’est pas carrément ce qu’il appelle le « meurtre d’une âme d’enfant » (Sébastien Roch, 1890). Dans ces conditions, l’ennui, la solitude et la frustration constituent, pour la plupart des enfants, leur pain quotidien. Et, quand commencent, à la puberté, les premiers désirs vagues et qu’ils expérimentent les premiers plaisirs solitaires, les interdits et les tabous, qui pèsent notamment sur la masturbation, contribuent à les culpabiliser dangereusement et à leur infliger un refoulement contre-nature, dont se plaint amèrement l’abbé Jules.

Par-dessus le marché, certains parents trouvent dans leur progéniture une intéressante source de profit ou de revenus complémentaires : soit en les faisant trimer gratuitement au ménage, comme les parents du petit Georges dans L’Abbé Jules, ou dans les champs ou les étables, cas général chez les paysans normands qui peuplent les contes de Mirbeau ; soit en les laissant surexploiter dans les mines ou les usines, pour de bien maigres salaires, cas fréquent dans les familles de prolétaires, qui n’ont pas d’autre choix, comme dans Les Mauvais bergers ; soit en les contraignant à mendier ; soit encore, ce qui est bien pire, en les livrant à la prostitution pour satisfaire, moyennant finances, les goûts dépravés de messieurs amateurs de chair fraîche, mais si respectables (voir La Maréchale, 1883, « De Paris à Sodome », L’Événement, 9 mars 1885, ou « Les Petits martyrs », L’Écho de Paris, 3 mai 1892).

Mirbeau plaide donc inlassablement pour les droits de l'enfant : non seulement il a droit à de bonnes conditions matérielles, que, pour l’heure, seuls les riches sont en mesure de lui fournir, et à un épanouissement affectif au sein de sa famille, ce qui est malheureusement bien rare, mais aussi à la culture, à la liberté de l’esprit et à la beauté. Mais comme ces droits ne sont presque jamais respectés et qu’absolument rien ne les garantit, et comme de surcroît la production d’enfants imposée par la loi aux prolétaires, dont l’enfant est la seule richesse, répond aussi à des objectifs militaires, dans la perspective de la prochaine boucherie, ce qui le scandalise tout particulièrement, il y ajoute ce qu’on pourrait appeler un « droit au non-être » : l'un des tout premiers, il s’élève en effet avec virulence contre la politique nataliste en vigueur, et il développe dans la grande presse des thèses néo-malthusiennes, préconisant le contrôle des naissances et proclamant le droit à l’avortement (voir sa série d’articles du Journal intitulés « Dépopulation », à l’automne 1900.

Mais, s’il affirme vigoureusement leurs droits, Mirbeau ne cède pas pour autant à la tentation, trop facile, d’idéaliser les enfants. Car, même s’ils sont potentiellement porteurs de grandes espérances, ils vivent dans une société qui, dès leurs premières années, a commencé son travail de décervelage et de corruption. Très vite les enfants tendent à être conditionnés à devenir de parfaites répliques de leurs parents et à se révéler aussi stupides et aussi féroces que les adultes, à l’instar du jeune Jules Dervelle, auteur d’une bien cruelle farce jouée à sa sœur, qu’il force à avaler toute une bouteille d’huile de foie de morue, dans L’Abbé Jules (1888), ou des collégiens de Vannes, fils de nobliaux prêts à infliger les pires avanies au pauvre roturier Sébastien Roch. N’ayant pas d’autres modèles pour savoir ce qui se fait et « ce qui est convenable », ils imitent tout naturellement le comportement des adultes, tels ces deux enfants de dix ans, Jean et Jeanne, qui jouent naïvement à imiter les amours adultères de leurs parents  (« La Divine enfance », Le Journal, 26 juillet 1896). Ces comportements d’adultes, qui transgressent l’image édulcorée de l’enfance, constituent un moyen, pour Mirbeau, de dénoncer tous les mensonges sociaux qui se transmettent de génération en génération et qui interdisent tout véritable progrès moral et social.

Voir aussi les notices Famille, École, Cruauté, Crétinisation, Sexualité, Onanisme, Néo-malthusianisme, Sébastien Roch et Dans le ciel.

P. M.

 

Bibliographie : Fernando Cipriani,  « Sébastien Roch : roman d'enfance ou de formation ? », Cahiers Octave Mirbeau,  n° 15, 2008, pp. 34-53 ; Ghislain Gondouin, L'Enfant dans l'histoire : Octave Mirbeau ou l'exil volontaire, mémoire de maîtrise dactylographié,  Université de Caen, 1982, 191 pages ; Pierre Michel, « Mirbeau et l’école – De la chronique au roman », Vallès-Mirbeau - Journalisme et littérature, in Autour de Vallès, n° 31, 2001,  pp. 157-180 ; Pierre Michel, « Sébastien Roch, ou le meurtre d’une âme d’enfant », introduction à Sébastien Roch, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-24 ; Octave Mirbeau, Combats pour l’enfant, Ivan Davy, Vauchrétien, 1990 ; Ida Porfido, « Introduzione - Ritratto dell’artista da giovane martire », préface de Sébastien Roch, Marsilio, Venise,  2005, pp. 5-29 ; Anne-Laure Seveno, « L'Enfance dans les romans autobiographiques de Mirbeau : démythification et démystification »,  Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 160-180.

 

 

 

 


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