Thèmes et interprétations

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Terme
LAIDEUR

À lire Mirbeau, on a bien l’impression d’avoir affaire à un homme qui était obsédé par l’universelle laideur, tant il nous présente une humanité sordide, où les laideurs de l’âme, qui conjuguent bêtise et férocité, semblent bien souvent reflétées dans les hideurs des corps, soumis à l’entropie et où la mort est déjà au travail. Des romans comme Le Journal d’une femme de chambre (1900) ou Dingo (1913) et un patchwork de contes tel que Les Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901) peuvent apparaître comme un concentré, en des espaces étroitement circonscrits, de tout ce que les hommes et les femmes de toutes classes et de toutes origines présentent de plus affreux et de plus dégoûtant à imaginer. 

Faut-il voir dans cette obsession un simple effet de sa neurasthénie et la mettre sur le compte d’un déséquilibre psychique, comme le suggèrent, par exemple, André Beaunier, Jean Borie ou François Taillandier, ce qui serait bien pratique pour exonérer la société de toute responsabilité dans les turpitudes qui l’affectent ? Est-elle plutôt une manifestation de misanthropie, chez un homme qui a trop aimé les hommes et se venge, avec ses mots, des maux qu’ils lui ont fait endurer, des déceptions qu’ils lui ont infligées ? Ne pourrait-on pas non plus y voir, plus classiquement, une intention de corriger les hommes en leur offrant d’eux-mêmes une image si dégradante qu’elle crée un choc chez certains, moins féroces ou moins larvaires, et les oblige à réagir ? Ces deux dernières explications ne sont d’ailleurs pas incompatibles, comme le révèle cette confidence tardive de l’écrivain à Louis Nazzi : « Je n’ai pas pris mon parti de la méchanceté et de la laideur des hommes. J’enrage de les voir persister dans leurs erreurs monstrueuses, de se complaire à leurs cruautés raffinées... Et je le dis » (Comoedia, 25 février 1910). Sans qu’il y ait chez lui de volonté d’outrance et d’exagération – en dehors, bien sûr, des farces, fantaisies et galéjades diverses –, sa peinture sans complaisance des vices et turpitudes de l’espèce humaine révèle son propre dégoût et correspond à la vision lucide et désespérée qu’il en a effectivement et qui repose sur sa longue et diverse expérience de tous les milieux qu’il a observés. Mais elle répond aussi à une intention sous-jacente de contribuer, fût-ce modestement, à rendre les hommes un tout petit peu moins dégoûtants et un tout petit peu plus raisonnables. Le miroir qu’il nous tend, et qu’il tend à toute la société, devrait nous amener à prendre horreur de nous-mêmes et, par-delà les cas individuels, à prendre horreur de la société qui a façonné les peu ragoûtants « échantillons de l’animalité humaine » que nous sommes tous, plus ou moins.

Maria Carrilho-Jézéquel et Bernard Jahier voient là une véritable « esthétique de la laideur » qui témoigne de la lucidité et du désespoir de l’écrivain en même temps que de sa révolte et de son désir de dessiller les yeux de son lectorat en leur révélant le monde et les hommes tels qu’ils sont, dans leur horreur méduséenne. Au-delà de l’expression catharsique de son propre dégoût face à tout ce qui porte atteinte à la beauté du monde et de son propre effroi face au mal, à la souffrance et à la mort, Mirbeau tente en effet de faire comprendre à ses lecteurs que les hommes, toutes classes confondues, sont moralement laids, que cette laideur est consubstantielle à leur incapacité à sentir et à goûter la beauté, et, en creux, il tâche de leur faire désirer tout à la fois une cité idéale, d’autres relations sociales et une humanité plus digne d’intérêt et d’estime.

P. M.



Bibliographie : Maria Carrilho-Jézéquel, « Le Journal d'une femme de chambre – Satire, passion et vérité », Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994, pp. 94-103 ; Bernard Jahier, « La Caricature dans les Contes cruels d’Octave Mirbeau : aspects, formes et signification(s) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 115-139 ; Claire Margat, Esthétique de l’horreur : du “Jardin des supplices” d’Octave Mirbeau aux “Larmes d’Éros” de Georges Bataille, thèse dactylographiée, université de Paris I, 1998, 2 volumes, 500 pages.

 


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