Pays et villes

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ALLEMAGNE

Mirbeau et l’Allemagne

 

On sait que, au lendemain de la débâcle de 1870-1871 et de l’annexion de l’Alsace-Lorraine, la question allemande a alimenté, dans une opinion dûment conditionnée, un désir de « revanche », qui a suscité un beau concert de proclamations nationalistes et péremptoires. L’Allemand était systématiquement décrié et la nouvelle Allemagne wilhelminienne apparaissait comme l’incarnation du mal dans la presse revancharde des décennies suivantes. Mirbeau, lui, n’a jamais hurlé avec les loups et, très tôt, il a critiqué la « légende » du mauvais Allemand, « bâtie par la bêtise humaine » (voir « La Légende du chancelier », Le Gaulois, 22 décembre 1884). Dans le chapitre II du Calvaire, une scène fit particulièrement scandale, en novembre 1886 : Jean Mintié, qui vient d’abattre sans le vouloir un éclaireur allemand en qui il sentait vibrer une âme de poète, embrasse éperdument son cadavre dans un geste hautement symbolique, qui renvoie les patries, les haines nationales recuites et les guerres monstrueuses dans les poubelles de l’histoire. En 1889, c’est à un député allemand très cultivé, von B..., que Mirbeau donne la parole pour émettre des jugements des plus pertinents sur la littérature française, Daudet, Zola et Mallarmé (« Quelques opinions d'un Allemand », Le Figaro, 4 novembre 1889). En 1907, dans La 628-E8, il donne, certes, de l’Allemagne une image plus contrastée, mais, tout en désacralisant le Kaiser au vitriol et en daubant gentiment sur certains ridicules de nos voisins, il n’en tend pas moins à idéaliser quelque peu un pays propre, prospère, cultivé, ouvert à la modernité et socialement en avance, qui contraste avantageusement avec une France sale et misonéiste, comme en témoignent éloquemment les deux postes frontières qu’il oppose à la fin du récit.

Soucieux de préserver la paix en Europe, Mirbeau a préconisé durablement une alliance franco-allemande, qui repose sur la complémentarité des deux économies et qui serait profitable aux deux peuples, par opposition à l’alliance franco-russe contre-nature qui ne fait que renforcer l’autocratie tsariste (voir (« De l'alliance franco-russe », Neue freie Presse, 14 juillet 1907). Aussi la déflagration de 1914 sera-t-elle pour lui une terrible désillusion, en lui révélant la pérennité du militarisme prussien fauteur de guerres.

 

Mirbeau en Allemagne

 

            a) Voyages en Allemagne

Mirbeau s’est rendu au moins trois fois en Allemagne : en octobre 1903, à l’occasion de la première triomphale des Affaires sont les affaires à Berlin ; au printemps 1905, lors du fameux périple effectué en automobile, à bord de sa Charron (voir La 628-E8, 1907) ; et en août 1908, où il a sillonné la Forêt Noire et séjourné à Freudenstadt. À quoi il conviendrait d’ajouter un bref séjour à Strasbourg, devenu allemand, au printemps 1883. Bien que non attestés, d’autres voyages en Allemagne sont plausibles : il semble bien, en effet, qu’il soit aussi allé au moins une fois à Hambourg, mais à une date indéterminée.

 

            b) Réception de Mirbeau en Allemagne

Pour ce qui est de l’accueil réservé à ses œuvres, deux aspects méritent d’être mis en lumière. D’une part, faisant partie des rares Français non contaminés par le revanchisme ambiant dans le monde de la culture et de la presse, il ne pouvait que susciter de l’intérêt outre-Rhin, et Le Calvaire ne pouvait, de ce point de vue, qu’attirer l’attention des lecteurs cultivés : c’est précisément le premier roman traduit en allemand. Mais, d’autre part, son anarchisme, son anticléricalisme, son irrespect foncier pour quantité d’hommes et d’institutions dûment sacralisés, ainsi que la place accordée, dans ses romans, aux « petites cochonneries » de l’amour, ne pouvaient que heurter la censure et une bonne partie de l’opinion publique allemande : c’est ainsi que Le Jardin des supplices et Le Journal d’une femme de chambre, accusés de pornographie, ont été interdits en Allemagne (mais les traductions autrichiennes ont pu néanmoins s’écouler sans trop de difficulté, semble-t-il), et que l’éditeur qui devait publier la traduction de La 628-E8 a dû y renoncer, sous peine d’encourir une lourde peine de prison, à cause du sous-chapitre sur le « Sur-Empereur » Guillaume II, comme Mirbeau en informe Jules Huret en août 1907 : « Après avoir lu les bonnes feuilles, il m’a écrit, pour me supplier de le dégager : “Je serais condamné, m’a-t-il dit, pour crime de lèse-majesté et pour crime de haute trahison, à au moins deux ans de prison.” »... La période nazie n’a bien évidemment autorisé aucune traduction nouvelle, et pas davantage la R.D.A. sous occupation militaire soviétique : de fait, Mirbeau a peu de chances d’être jamais en odeur de sainteté dans des régimes totalitaires.

            L’étude de la réception de Mirbeau en Allemagne reste à faire : il faudrait pour cela dépouiller systématiquement les journaux et revues d’outre Rhin depuis 125 ans et recenser en particulier tous les textes de l’écrivain parus dans la presse, dont certains ont été écrits directement pour des journaux allemands (par exemple, « Die offizielle Kunst-in-Frankreich », paru dans März en mai 1907). À défaut, je me contenterai de recenser les traductions de son œuvre et les études réalisées par des universitaires allemands.

 

            c) Traductions allemandes de Mirbeau

* Le premier roman de Mirbeau traduit en allemand, Le Calvaire, a paru en 1896 à Munich, chez Albert Langen, l’éditeur de Simplicissimus et de Knut Hamsun, dans une traduction de Thérèse Krüger, sous le titre Ein Golgotha - Roman auf dem Jahre 1870/1871 [“Un Golgotha - Roman sur l’année 1870-1871”].

Der Abbé, traduction de L’Abbé Jules, a bien été publié tardivement à Berlin à deux reprises : en 1925,  par Martin Maschler, et en 1926 par Paul Franke ; mais il s’agit chaque fois d’une simple reprise de la traduction autrichienne de Ludwig Wechsler.

Après l’interdiction de la diffusion en Allemagne de la traduction du Jardin des supplices publiée à Budapest, chez Grimm, en 1901, il a fallu attendre deux tiers de siècle pour que sortent d’autres traductions, sous deux titres différents. En 1967,  Der Garten der Foltern est publié à Brême, chez Schünemann, dans une traduction fort incomplète de Rolf Palm (toute la première partie du roman, « En mission », a disparu). Puis, la même année, Der Garten der Qualen paraît à Munich, chez Heyne, dans la collection « Exquisit Bücher », dans une traduction de Barbara Kloess. Sept ans plus tard, le même éditeur réédite une traduction terriblement tronquée, due à Friedrich Brock et parue à Vienne en 1923. C’est à Stuttgart, que l’éditeur Parkland publie, en 1991, dans la collection « Die erotische Bibliothek », une nouvelle traduction, signée de Susanne Farin et accompagnée d’un dossier établi par Michel Delon (réédition en 1992). Cette traduction paraît la même année à Munich, chez Schneekluth. En 2002, c’est de nouveau à Munich que Belleville Verlag reprend la traduction de Susanne Farin et l’appareil critique de Michel Delon. Enfin, en 2004, à Erfstadt, Area Verlag reédite la traduction tronquée de Friedrich Brock, dans un gros volume qui comporte également Les Fleurs du mal et Là-bas.

* Le Journal d’une femme de chambre a paru dès 1902, chez un éditeur de Leipzig, Sachs, traduit par Julius Robert sous le titre Das Tagebuch einer Kammerjungfer, et a été réédité en 1903 et 1904, avant d’être interdit en 1912.  Il faudra attendre 1964 pour que Marion Von Schroder Verlag, de Hambourg, publie Tagebuch einer Kammerzofe, qui n’est pas encore la traduction du roman, mais celle de l’adaptation de Jean-Claude Carrière pour le film homonyme de Buñuel, puis 1965 pour que sorte, à Brême, chez Carl Schünemann, la traduction de Barbara Kloess, pas tout à fait complète, dans la collection « Ein City-Buch ». En 1967, Wilhelm Heyne, de Munich, republie cette traduction, en édition de poche (réédition en 1969). Signalons encore, pour mémoire, une adaptation théâtrale du roman, destinée aux enfants et réalisée par Uwe Dethier : intitulée Das Kammermädchen, elle a été publiée en 1993 à Munich par le Theaterstückverlag.   

* Nie wieder Höhenluft [“ plus jamais l’air des montagnes”], sous-titré Die 21 Tage eines Neurasthenikers, est la traduction des 21 jours d’un neurasthénique, due à Wieland Grommes, de Munich, également auteur d’une importante postface, et qui a été récompensé comme meilleur traducteur de l’année. Elle a paru à  Brême, chez Manholt, en octobre 2000. Deux ans plus tard, elle a été republiée, en édition de poche, chez un éditeur de Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag.

* Il a fallu attendre l’automne 2010 pour que paraisse enfin, à Bonn, chez Weidle, la première et très belle traduction de La 628-E8, de nouveau due à Wieland Grommes, également auteur de la préface. Auparavant un éditeur de Brême, Manholt, avait publié Balzac's Tod,  traduction de La Mort de Balzac, postfacée par Ulla Momm.                             

* Pour ce qui est des contes, un seul recueil a été publié en Allemagne : Der Herr Pfarrer und andere Geschichten [“Monsieur le Curé et autres histoires”], paru en 1906 à Berlin, chez Singer & C° Verlag, dans la collection « Bibliothek berühmter Autoren », mais ce n’est que la reprise de la traduction de Franz Weil, sortie à Vienne deux ans plus tôt. Par la suite, quelques contes ont été insérés dans des recueils tels que Croquis parisiens (Francfort, M. Diesterweg, 1926, traduction de Fransz-Heinrich Schild), ou Der geheimnisvolle Reisende. Kriminalerzählungen (Berlin, Neues Leben Berlin, 1981), ou Récits fantastiques du XIXe siècle (Paderborn, Schöning, collection « Approches socio-culturelles et littéraires », n° 2, 1985, traduction de Brigitta Coenen-Mennemeier), ou encore La Belle Époque : erzählungen (Deutscher Taschenbuch Verlag, 2003, traduction de Gisela Ficht). Mais la recension est sans doute loin d’être complète.

* Les Mauvais bergers, Schlechte Hirten, a été traduit par l’intellectuel anarchiste Gustav Landauer, avec une autorisation de Mirbeau datée du 13 janvier 1900. La première a eu lieu le 25 février 1900, à Berlin, au théâtre Thalia. Il semble qu’il y ait eu des reprises les années suivantes, au Brahms Theater et à la Neue Freie Volsbühne de Berlin. Mais le texte de Landauer est resté manuscrit.

* Traduit par Georg Nördlinger, Les affaires sont les affaires a été publié dès 1903 à Berlin, chez Bloch Erben, sous le titre de Geschäft ist Geschäft. Mais le texte de la pièce qui a été donnée avec un énorme succès dans 130 villes d’Allemagne, par dix troupes différentes, est celui de Max Schönau, qui est resté inédit et dont le manuscrit, destiné à la censure, est conservé au Landesarchiv de Berlin. Une troisième traduction, due à Anette et Paul Bäcker et pleine de gallicismes, a paru à Munich en 2001 au Theater-Verlag-Desch.

* Das Heim, Le Foyer, a eu droit à 24 représentations, en décembre 1909, aux Kammerspiele de Berlin, sous la direction de Max Reinhardt, mais la traduction ne semble pas avoir été publiée.

* Parmi les Farces et moralités, c’est Scrupules qui, sous le titre de Der Dieb [“le voleur”], a rencontré en Allemagne le plus étonnant succès, notamment au Trianon Théâtre de Berlin en mars 1904, et c’est la seule pièce en un acte à avoir été publiée (par Bloch-Erben, en 1904). Des représentations de Die Epidemie (L’Épidémie) et de Die Brieftasche (Le Portefeuille) sont attestées, mais les traducteurs sont restés inconnus et le texte ne semble pas avoir été publié (du moins en volume).

 

            d) Études allemandes de Mirbeau

Il n’est pas possible de répertorier tous les articles de critique consacrés à Mirbeau. Signalons seulement les principales études universitaires, mémoires et articles, dont quelques-uns ont été rédigés en français.

* C’est le théâtre qui a le plus retenu l’attention des commentateurs. Et, chose curieuse, c’est en 1944, à la fin du Troisième Reich, qu’Anne-Marie Braun a soutenu, à Heidelberg, une modeste thèse dactylographiée, Mirbeau als Dramatiker. Maike Fegeler, elle, s’est limitée aux Farces et moralités, dans son mémoire dactylographié présenté en 1998 à l’université de Münster, Ästhetik und Struktur des Einakters bei Octave Mirbeau. Pour sa part, Wolfgang Asholt a consacré à l’ensemble du théâtre social de Mirbeau le chapitre XIII de son imposante thèse, Gesellelschaftskritisches Theater im Frankreich des Belle Époque (1887-1914), publiée à Heidelberg chez Carl Winter Universität Verlag ; mais il a restreint son corpus pour sa communication au colloque d’Angers de 1991, « Les Mauvais bergers et le théâtre anarchiste des années 1890 » (in Octave Mirbeau, Presses de l’Université d’Angers, 1992). C’est à la traduction allemande des mêmes Mauvais bergers que se sont intéressés Walter Fähnders et Christoph Knüppel : « Gustav Landauer et Les Mauvais bergers » (Cahiers Octave Mirbeau, n° 3,1996).

* Le Jardin des supplices a été abordé à plusieurs reprises, deux fois en relation avec Kafka à qui il a servi de source : par Markus Krist en 1996, « Erotologie. Die Liebe als böse Natur in Le Jardin des supplices d’Octave Mirbeau (1899) » (in Liebe und Logos, Bonn, Romanistischer Verlag, 1996) ; par Roger Bauer, en 2001, dans  Die Schöne Décadence - Geschichte einesliterarischen Paradoxons (Francfort, Klostermann) ; par Christine Ivanovic, en 2002, dans « Vergleich der Gewahltdarstellungen in Octave Mirbeaus Der Garten der Qualen (1899) und in Franz Kafkas In der Strafkolonie (1919) » ; et par Dorit Heike Gruhn en 2002, « Untergang der Folterkultur als konservative Kulturkritik ? Ein Vergleich zwischen der Bedeutung von Franz Kafkas Figur des Offiziers In der Strafkolonie und Octave Mirbeaus chinesischem Folterer in Der Garten der Qualen als Quelle für Kafka ».

* La 628-E8 a inspiré deux chercheurs. Susan Gehrmann s’est limitée au fameux « Caoutchouc rouge » de La 628-E8 :  « Léopolds Kongo als Jardin des supplices. Octave Mirbeau : “Le caoutchouc rouge” » (in Kongo-Greuel zur literarischen Konfiguration eines kolonialkritischen Diskurses (1890-1910), OLMS, 2003). Quant à Wolfgang Asholt, il a restreint son corpus à l’image de Balzac, dans sa communication « De la statue à La Mort de Balzac : les Balzac de Mirbeau » (Littérature et nation, Tours, n° 17, octobre 1997).    

* Signalons enfin une émission radiophonique de la Deutscheradio Kultur, qui a été entièrement consacrée à Mirbeau le 30 mars 2010 et dont le texte, « Quälgeist der Belle Époque, Octave Mirbeau, Skandalautor der literarischen Décadence » [“Esprit torturé de la Belle Époque, Octave Mirbeau, auteur à scandale de la Décadence littéraire”] est dû à Sven Ahnert.

P. M.

 

Bibliographie : Philippe Baron, « Les affaires sont les affaires à Berlin », Cahiers Octave Mirbeau, n° 7, 2000, pp. 198-212 ; Philippe Baron,  « Lechat sur la scène en 1903 et dans les années 30 », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17,  2010, pp. 206-210 ; Walter Fähnders et Christoph Knüppel, « Gustav Landauer et Les Mauvais bergers », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996, pp. 73-90 ; Claude Herzfeld,  « Hermann Hesse et Octave Mirbeau : cure et neurasthénie », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 95-110 ; Pierre Michel,  « Mirbeau et l’amitié franco-allemande », Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994, pp. 218-225 ; Pierre Michel, « Mirbeau, Fénéon et l’anarchiste allemand », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 214-218 ; Mathieu Schneider, « Contre la Russie, pour l’Allemagne », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16,  2009, pp. 265-275.

 

 

 


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