Thèmes et interprétations

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Terme
AMOUR

Mirbeau est un grand démystificateur de ce sentiment mythique (et mystificateur par excellence) qu’on appelle l’amour. Non pas, certes, qu’il en nie l’existence : il est bien placé pour savoir, par expérience, qu’il est à la fois « la grande maladie et le grand espoir de l’humanité » (« L’Idéal », Le Gaulois, 24 novembre 1884) et qu’on résiste mal à ce besoin qui nous pousse vers l’autre dans le vain espoir de trouver une inaccessible plénitude et d’entendre à son contact, comme Jean Mintié, dans Le Calvaire (1886), « le langage divin de l’amour ». Mais il sait aussi qu’on y laisse le plus souvent des plumes et que le mythe de l’amour n’en est que plus dangereux pour les futurs adultes, qui gobent ingénument tous ses mensonges, dans un environnement culturel propice, où tout se passe comme si l’amour devait être la seule préoccupation des humains. Certes, «  l’amour a du bon », reconnaît-il, « on lui doit, dans la jeunesse, des heures d’illusion charmante, des croyances vite déçues, et des douleurs aussi, rarement fécondes. De plus, il invite l’homme à des actes anormaux, les uns tragiques, les autres comiques, tous ou presque tous d’une démence significative, dont l’étude est intéressante, mais trop encombrée. Enfin, il continue l’espèce, malgré lui. L’amour est  la fois délicieux, extravagant, déshonorant, abêtissant, criminel et reproducteur. Il est donc juste qu’il ait, dans la littérature, la place importante qu’il occupe dans la vie. Mais, dans la vie, il n’y a pas que l’amour. Oserai-je dire qu’il y a beaucoup d’autres choses, sans qu’il y paraisse ? » Malheureusement, « le public veut de l’amour et ne veut que de l’amour. Les littérateurs sont bien forcés d’en vendre. Ils en vendent en boîte, en sac, en flacon, en bouteille. Ils en vendent de frais, de conservé, de mariné, de fumé. L’étonnant est qu’après en avoir tant vendu, ils en aient encore à vendre, sous quelque forme que ce soit » (« Amour ! Amour ! », Le Figaro, 25 juillet 1890).

Il s’avère que ce qu’on désigne par ce mot passe-partout, beaucoup trop pratique pour être honnête, recouvre une marchandise fort peu recommandable, si on y regarde de plus près. Il s’agit le plus souvent d’un sentiment complexe, tout à la fois égoïste, aveugle, incontrôlable, irrationnel et destructeur, qui, nonobstant toute la littérature qui le chante et le spiritualise, ne fait en réalité qu’obéir au vouloir-vivre épars à travers tous les êtres vivants et qui les pousse à s’unir pour se reproduire avant de mourir : « La Nature, qui sait ce qu'elle fait et qui n'a souci que de vie, de toujours plus de vie, a voulu que nous fussions bêtes devant la femme, comme une dévote devant un Dieu de miracle, et que, en dépit de nous-mêmes, nous nous destinions à être les dupes éternelles de ce besoin obscur et farouche de création qui gonfle et mêle à travers l'univers, tous les germes, toutes les vivantes cellules de la matière animée. » (« Il est sourd », Le Journal, 18 août 1901).  

 Toute l’œuvre de Mirbeau, dans la lignée de Schopenhauer, vise, comme il l’avoue, à inspirer « la haine de l’amour ». Pour mieux y parvenir, il en donne deux images aussi dissuasives l’une que l’autre, mais dans des tonalités fort différentes.

 

La comédie de l’amour

 

Sur le mode de la farce et du grotesque, il nous révèle les dessous peu ragoûtants de ce sentiment présenté par la littérature comme une source d’élévation spirituelle, voire de chevaleresques exploits ou de poèmes sublimes. Ainsi, dans  Les Amants (1901), il tourne en dérision  les conventions du langage amoureux et la mystificatrice (mais rémunératrice) littérature à l’eau de rose qui en fait ses choux gras : les grotesques échanges des faux amoureux bêtifiants dévoilent l’inanité des  illusions de l’amour, témoignent de cette fausse monnaie qu’est le langage et illustrent l’incommunicabilité entre les sexes, qui restent radicalement étrangers l’un à l’autre et murés chacun dans sa solitude. L’amour n’est alors qu’une grossière comédie que se jouent l’un à l’autre les deux partenaires pour essayer de duper l’autre et d’obtenir ce qu’ils attendent de lui. Mais, au cours de ces épisodes d’instrumentalisation réciproque, ils continuent d’être sur des planètes différentes et ne sont jamais sur la même longueur d’ondes, d’où de perpétuels malentendus, et « l’abîme » qui les sépare reste « infranchissable » (« Vers le bonheur », Le Gaulois, 3 juillet 1887). Dès lors, les retrouvailles finales sur l’oreiller, ou sur le banc de pierre propice aux effusions (« ton âme... ta bouche... ton... »), ne peuvent être qu’éphémères : en retrouvant leur conscience et leur dignité en même temps que leurs vêtements, ils seront de nouveau deux étrangers face à face. Les contes recueillis dans Amours cocasses, sur un ton également léger et dans des situations plutôt scabreuses, confirment cette étrangeté des sexes qui, à la réflexion, lors même qu’on vient d’en rire, devrait plutôt inciter à la tristesse.

 

La tragédie de l’amour

 

Sur le mode sérieux, voire pathétique, mélodramatique ou tragique, Mirbeau voit dans ce qu’il est convenu d’appeler « amour » un piège tendu par la nature aux desseins impénétrables et qui se sert de la femme comme appât pour les mâles. Il n'est qu'une effroyable torture en même temps qu’une source de déchéance morale. Car l’amour que peint Mirbeau, à la façon de son ami Félicien Rops, ce n’est pas  « l'amour frisé, pommadé, enrubanné », dont les fabricants de romans de salon font un usage immodéré, mais « l'amour barbouillé de sang, ivre de fange, l'amour aux fureurs onaniques, l'amour maudit, qui colle sur l'homme sa gueule en forme de ventouse, et lui dessèche les veines, lui pompe les moelles, lui décharne les os » : « Si vous saviez de quoi c’est fait, cet amour, de quelles rages, de quelles ignominies, de quelles tortures ! Si vous saviez au fond de quels enfers la passion peut descendre, vous seriez épouvanté » (Le Calvaire, chapitre III). Dans « Le Colporteur » (Gil Blas, 15 juin 1886), le narrateur conclut lapidairement : « De la bêtise et de la folie, beaucoup de boue et beaucoup de sang, c’est ça, l’amour ! » Même tonalité treize ans plus tard, quand  Mirbeau interpelle un magistrat de Bruges qui a cru bon d’interdire Le Jardin des supplices (1899) :  « Ô homme de la Justice et de la Loi, tu es un hypocrite. Tu sais mieux que quiconque, par ton métier et les passions qu’il dévoile et aussi qu’il engendre, ce que c’est que l’amour. Tu sais bien que ce n’est pas toujours la petite romance, la petite larme, la petite douleur, la petite fleur effeuillée aux mains des amoureux de théâtre. Tu sais que c’est une chose souvent terrible, une atroce douleur de luxure, un supplice sous lequel la pauvre humanité râle de souffrance » (« À un magistrat », Le Journal, 31 décembre 1899).

Plusieurs des romans écrits comme nègre, tels que L’Écuyère (1882),  La Belle Madame Le Vassart  (1884) ou La Duchesse Ghislaine (1886), sur des modes différents, sont déjà des tragédies de l’amour et déclinent des variations sur le thème de l’impossibilité, pour les couples, de se comprendre et de s’aimer en même temps, et sur la fatalité tragique qui en découle : « Deux êtres se rencontrent, causent, se mettent à s’adorer. Le premier choc est si violent que tout s’écroule autour d’eux, tout, passé, présent et avenir. Il y a table rase et vie toute nouvelle. L’aimant est si irrésistible qu’il attire à travers les plus épais obstacles. Le premier baiser, qui n’a l’air de rien, qui rit, qui joue, qui blague, est le premier chaînon d’une chaîne qui va souvent jusqu’au crime, jusqu’au suicide, à travers le dégoût, le désespoir et les larmes. Il est déjà trop tard : le seul remède à l’amour, la fuite, n’est plus possible. Mais voici que tout ce à quoi, dans la joie foudroyante des premières étreintes, on n’avait pas pensé, apparaît vaguement d’abord, approche, fait un véritable siège de deux âmes, et se dresse enfin, fatal, inexorable, maudit » (« Roland », La France, 8 mai 1885).

Certes, le dénouement sanglant des romans reste une exception dans la vie. Mais les relations entre les sexes n’en sont pas moins, bien souvent, fort douloureuses, voire ravageuses, car elles reposent sur un éternel malentendu, et un abîme d’incompréhension les sépare à tout jamais, faisant du même coup de l’amour une duperie et, souvent, un duel mortifère : « J’ai eu des maîtresses que j’ai aimées huit jours, des blondes sentimentales et romanesques, des brunes farouches, impatientes du baiser, et l’amour ne m’a montré que le vide effroyable du cœur de l’homme, le trompe-l’œil des tendresses, le mensonge de l’idéal, le néant du plaisir… », raconte Jean Mintié du Calvaire, avant que de tomber sous les griffes de Juliette Roux et d’entamer sa descente aux enfers. Dans Mémoire pour un avocat (1894), l’amour apparaît comme une source d’aveuglement (« Aveuglé par l’amour, je n’ai vu que sa beauté », écrit par exemple le narrateur), comme une faiblesse indigne de l’homme et surtout comme la perte irréparable de sa personnalité : « Je songeais que pas une fleur n’était demeurée dans les jardins de mon cœur, et que, tous les jours, à toutes les minutes, [...] il tombait quelque chose de moi, de mes pensées, de mes amours, de mes espoirs, quelque chose de mort à jamais et qui jamais plus ne renaîtra. » Même vision radicalement pessimiste dans le commentaire que fait Mirbeau d’un roman de Paul Bourget : « Une aurore d’enthousiasmes, de croyances et de bonheurs qui se lève sur notre jeunesse, et puis l’amour vient – oh ! si vite ! –, l’amour qui souffle comme un fléau sur toutes les belles fleurs d’humanité, les dessèche et les fait mourir. Dès lors, il ne reste plus rien à l’homme que des doutes, des mensonges et des douleurs ; son cœur est flétri ; ses rêves, aux formes si nobles, sont devenus des proies impures, vers lesquelles il se rue et qu’il ne peut même plus étreindre ; et, dans son impuissance à se soustraire aux fatalités qui le poursuivent et l’angoissent, il se traîne pantelant, de tortures en supplices, du néant de la vie au néant de la mort » (« Un crime d’amour »  Le Gaulois, 11 février 1886).

Aux difficultés “naturelles” de l’amour, s’ajoutent celles dues aux conditionnements socio-culturels, et Mirbeau sénonce les effets désastreux des lois et des religions, des interdits sociaux et de la culpabilité morale : « Chez les peuples civilisés, l’amour se complique de tous les mécanismes des lois sociales, de tous les préjugés moraux et, dans la lutte ouverte qu’engage l’amour contre ces préjugés et ces lois, il est d’expérience que c’est le premier qui succombe. Aussi, dans le roman comme au théâtre, ne voit-on luire et vibrer que des passions malheureuses ; le temps des pastorales et des églogues est mort avec Longus et Théocrite. L’amour moderne ne marche qu’accompagné de deuils, de folies, de trahisons, de dégoûts, de révoltes, de toutes les passions funestes de l’esprit. Et, toujours, trivial ou sublime, il y a du sang au dénouement. » (« Roland »). Quant aux « lois religieuses, dans une volonté de discipline et d’universelle domination, [elles] ont fait de l’amour, c’est-à-dire de l’éclosion éternelle de la vie. un épouvantail et un péché », de sorte que les deux types de lois, civiles et religieuses, « par les entraves légales ou morales qu’elles apportent à l’amour, ont été les principales causes de perversions sexuelles qui désolent l’humanité et sont un crime véritable contre l’Espèce » (« À un magistrat »).

Pour Mirbeau, il ne saurait décidément pas y avoir d’amour heureux !

Voir aussi Mariage et Sexualité.

P. M.

 

Bibliographie : Samuel Lair, « Éros victorieux », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 50-63 ; Pierre Michel, « Un chef-d’œuvre méconnu : Amants », numéro spécial Octave Mirbeau de L’Orne littéraire, Alençon, printemps 1992, pp. 61-68 ; Pierre Michel,  « Du calvaire à la rédemption », introduction au Calvaire, Éditions du Boucher, 2003,  pp. 3-16 ; Arnaud Vareille, « Amours cocasses et Noces parisiennes : la légèreté est-elle soluble dans l’amour ? », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 34-52 ; Robert Ziegler,  « La Croix et le piédestal dans Le Calvaire de Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 35-51. 


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