Thèmes et interprétations

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CORRESPONDANCE

CORRESPONDANCE

 

            La Correspondance générale d’Octave Mirbeau, en cours de publication, comprendra quatre très gros volumes (les trois premiers ont paru en 2003, 2005 et 2009) et un petit volume de supplément, soit en tout quelque 3 300 lettres (dont environ 800 lettres “fantômes”, dont on connaît l’existence, mais non le texte) et près de 4 400 pages bien tassées. Même si le total de ces lettres est loin d’être négligeable, la correspondance de Mirbeau ne saurait rivaliser, quantitativement, avec celles de Zola ou de Mallarmé, de Flaubert ou de Colette, de Proust ou de Gide, sans même parler de Voltaire et de George Sand, les épistoliers les plus prolifiques parmi les écrivains. Certes, il est bien évident que beaucoup de lettres n’ont pas été retrouvées – comme c’est toujours le cas –, notamment entre 1872 et 1884, à une époque où Mirbeau fait encore ses gammes et où ses correspondants ne gardent que rarement ses missives : le nombre total de lettres réellement écrites est donc à coup sûr bien supérieur. Mais cela ne change rien au constat : Mirbeau, qui a été un journaliste professionnel pendant près de quatre décennies et a donc pu s’exprimer tout à loisir dans la presse, a eu apparemment un peu moins besoin que d’autres de la correspondance pour se confier et mettre en mots sa perception des êtres et des choses. De surcroît, il a traversé des périodes de dépression ou de maladie – ou encore de surveillance policière, en 1894 –,  pendant lesquelles ses lettres se faisaient extrêmement rares. Enfin, au cours des sept dernières années, l’affaiblissement de ses capacités est devenu un obstacle rédhibitoire à l’écriture, et les rares lettres de cette époque qui nous sont parvenues sont brèves et d’une graphie difficile à déchiffrer.

 

Correspondance générale et correspondances partielles

 

            Cette édition, œuvre de longue haleine, permet d’embrasser toute la carrière d’un homme qui a participé à tous les grands combats de son temps, tant littéraires et esthétiques que politiques et sociaux. On peut suivre sa vie mois après mois, parfois même au jour le jour, mieux appréhender son évolution, ses hésitations, ses atermoiements et ses contradictions, et participer pour ainsi dire en direct à la genèse de ses œuvres majeures et aux péripéties des luttes qu’il a engagées sur tous les fronts. On a de surcroît le moyen de confronter les lettres intimes aux lettres publiques ou officielles, et du même coup on peut être témoin des stratégies mises en œuvre par un journaliste et un écrivain aux prises avec les éditeurs (Ollendorff, Charpentier, Fasquelle), les directeurs de revues et de grands quotidiens (Arthur Meyer, Francis Magnard, Juliette Adam, Fernand Xau), les gens de théâtre (Aurélien Lugné-Poe, Jules Claretie, Maurice de Féraudy) et ls hommes de pouvoir (Poicaré, Clemenceau, Briand). Il est même loisible de le prendre plaisamment en flagrant délit de mensonge, de flagornerie ou de duplicité, notamment face à Juliette Adam. Le prix à payer, outre l’inévitable incomplétude propre au genre, c’est la discontinuité de la lecture, la juxtaposition de lettres de nature différente et d’intérêt variable, adressées à des personnages fort divers, et, partant, le risque de sauter continuellement du coq à l’âne. La chronologie y trouve certes son compte, mais, à passer d’un correspondant à l’autre, il n’est pas toujours aisé de suivre les méandres d’une carrière aux multiples facettes, et la multiplicité même des relations entretenues par un auteur qui occupe autant de place dans le champ médiatique nuit un peu à l’étude des rapports particuliers qu’il entretient avec chacun de ses correspondants.

            D’où l’intérêt complémentaire présenté par les éditions de correspondances partielles de Mirbeau avec Auguste Rodin (1988), avec Alfred Bansard des Bois (1989), avec Camille Pissarro (1990), avec Claude Monet (1990), avec Émile Zola (1990), avec Jean-François Raffaëlli (1993), avec Jean Grave (1994) et avec Jules Huret (2009). Ces correspondances partielles ne sont pas toutes croisées – c’est le cas de celles avec Zola et Pissarro, et, à degré moindre avec Raffaëlli, Grave et Huret – et on n’entend pas toujours assez la voix du destinataire. Mais elles permettent de mieux suivre les affaires que l’épistolier a à traiter avec ses amis et de mieux cerner les particularités du lien individualisé qui attache l’écrivain à chacun d’eux.

Ainsi les lettres au militant anarchiste Jean Grave révèlent-elles une certaine distance et une appréciation quelque peu divergente sur le rôle de l’écrivain, que ne compensent pas totalement leurs convergences politiques et idéologiques, cependant que la correspondance avec le peintre Jean-François Raffaëlli témoigne d’une amitié fondée sur un malentendu et qui s’est effilochée au fil des années, jusqu’à la rupture, qui advient brutalement lorsque l’écrivain décide unilatéralement d’y mettre un terme. Les lettres de jeunesse à son confident Alfred Bansard des Bois, longues et travaillées, constituent visiblement un entraînement littéraire en même temps qu’un thérapeutique défouloir, et leur destinataire n’est guère qu’une utilité transparente, au demeurant vite oubliée quand Mirbeau finit par réaliser son rêve de gagner la capitale. Au contraire, ses nombreuses lettres à Auguste Rodin sont généralement courtes et pratiques, et elles ne comportent que fort peu de confidences littéraires ou d’analyses esthétiques, le sculpteur étant mal à l’aise avec les mots et les concepts, et il n’y est jamais question de sujets politiques, susceptibles de faire éclater de dommageables divergences. Entente parfaite au contraire avec Jules Huret, son cadet, qui s’est lui aussi fixé pour mission de faire apparaître tout ce qui est soigneusement caché ; avec Claude Monet, son plus fidèle ami pendant un tiers de siècle et l’un des « grands dieux de [son] cœur » ; et avec Camille Pissarro, en qui Mirbeau voit un père idéal : son admiration pour le peintre se double d’un profond et affectueux respect pour l’homme, le pater familias et le citoyen engagé dans le combat libertaire, et il n’en est que plus regrettable et humainement douloureux qu’un malentendu ait interrompu leurs relations pendant plusieurs années.

 

Édition de la correspondance générale

 

            L’édition de la Correspondance générale s’est heurtée à plusieurs difficultés.

* La première n’est pas propre à Mirbeau, mais elle est sans doute plus forte chez lui que chez la majorité de ses confrères, car ses lettres se répartissent entre un très grand nombre de destinataires des plus divers. Elles ont donc été éparpillées à travers le monde après leur décès, d’où une quête, toujours inachevée, et par conséquent frustrante, à travers les collections publiques et privées et les catalogues de libraires et de ventes publiques.

* La deuxième difficulté résulte d’une déplorable habitude de Mirbeau : il ne datait presque jamais ses lettres, dont la datation nécessite donc la connaissance très précise, non seulement de sa vie, mais aussi de celle de ses multiples correspondants et d’une multitude d’événements publics de toute nature (crises ministérielles, premières théâtrales, sorties de livres, faits divers, etc.), auxquels il est fait allusion. Nombre de dates proposées ne peuvent être qu’hypothétiques ou approximatives.

* La troisième difficulté, liée à la précédente, concerne les annotations des lettres. Car Mirbeau a été tout à la fois journaliste, romancier, dramaturge, pamphlétaire, critique d’art, il a participé à tous les grands combats politiques, sociaux, esthétiques et littéraires de son temps, de sorte  qu’il faudrait tout connaître de tout et de tous, pendant plusieurs décennies, pour réaliser des annotations vraiment complètes, qui apportent aux lecteurs tous les éclaircissement souhaitables. Mais force est de reconnaître que c’est précisément l’ampleur des centres d’intérêt et des relations de Mirbeau et l’extrême diversité de ses articles et de son œuvre littéraire, qui constituent une richesse majeure de sa Correspondance générale. Si elle est particulièrement passionnante, ce n’est donc pas seulement à cause de l’exceptionnelle personnalité de Mirbeau, ni à cause de son style étincelant, de son art ébouriffant de conter des anecdotes, de rapporter des dialogues édifiants, de dessiner des caricatures jouissives, et aussi de transmuer du même coup son propre désespoir et sa tenace neurasthénie en jubilation pour les lecteurs, l’humour et l’autodérision constituant la plus efficace des thérapies, comme l’illustrent d’abondance ses lettres à Alfred Bansard et à Paul Hervieu. C’est aussi parce qu’il a été un acteur de premier plan de la Belle Époque et qu’il a entretenu des relations, d’amitié ou de travail, avec tous ceux qui comptent dans le monde des arts, des lettres, de la presse, de l’édition, du théâtre et de la politique : Claude Monet et Stéphane Mallarmé, Émile Zola et Auguste Rodin, Guy de Maupassant et Camille Pissarro, Edmond de Goncourt et Remy de Gourmont, Paul Hervieu et Félicien Rops, Alphonse Daudet et Jean-François Raffaëlli, Marcel Schwob et Joseph Reinach, Robert de Montesquiou et Georges Rodenbach, Gustave Geffroy et Jules Barbey d’Aurevilly, Paul Bourget et Félix Fénéon, Ferdinand Brunetière et Jules Renard, Georges Clemenceau et Jean Grave, Jean Lorrain et Bernard Lazare, Léon Hennique et Félix Vallotton, Arthur Meyer et Jules Claretie, Élémir Bourges et Ernest La Jeunesse, Francis Magnard et Maurice de Féraudy, Jean Jaurès et Aristide Maillol, Léon Blum et Sarah Bernhardt, Alfred Dreyfus et Maurice Barrès, Anatole France et Francis Jourdain, Aristide Briand et Anna de Noailles, Henry Becque et Fernand Labori, Thadée Natanson et Sacha Guitry, Marguerite Audoux et Paul Léautaud. Ainsi, à travers sa Correspondance, c’est un demi-siècle de notre histoire, littéraire, artistique et politique, qui revit et dont on peut suivre l’évolution, les tâtonnements et les bouleversements.

* Enfin, quatrième difficulté, des pans entiers de la vie de Mirbeau continuent de nous échapper : pendant treize ans, en effet, du début de la guerre de 1870 à sa fuite à Audierne, fin 1883, pour échapper aux enlacements pernicieux de la goule Judith Vimmer, nous ne connaissons que fort peu de lettres de lui, et encore la majorité d’entre elles sont-elles publiques, parues dans les journaux qui l’emploient, ce qui ne nous laisse guère pénétrer dans son espace privé. Force nous est donc de reconstituer son itinéraire à partir des multiples données fournies par sa production alimentaire ou par divers témoignages, sans entendre véritablement sa voix telle qu’elle s’exprime d’ordinaire dans l’intimité d’échanges épistolaires entre amis.

 

L’intimité d’un grand écrivain

 

Ces lacunes ne font que renforcer, par contraste, l’attrait exercé par ses lettres de jeunesse à Alfred Bansard et celles de sa maturité adressées à Paul Hervieu, car Mirbeau ne cachait rien à ces deux confidents privilégiés. Il leur confessait, sans hypocrite pudeur, ses faiblesses, ses hésitations, ses doutes, ses petits mensonges, ses enthousiasmes et ses abattements, ses contradictions et ses déchirements, aussi bien que son mal-être existentiel ou son besoin éperdu d’amour et d’absolu. Les premières nous font assister à l’émergence d’une forte personnalité et à la formation d’un futur grand écrivain. Les secondes constituent l’incomparable commentaire, lucide et désabusé, que fait un écrivain torturé par le sentiment lancinant de son impuissance, sur ses propres œuvres, au cours de leur gestation et de leur apparition sur la scène publique.

C’est grâce à ce type de lettres que Mirbeau nous apparaît, à nous lecteurs, « tel qu’en lui-même enfin », débarrassé de toute cuirasse et de tout rôle social obligé, et son « cœur mis à nu ». Non pas, certes, un « gensdelettres » qui serait imbu de lui-même et tout juste soucieux d’une gloriole sans lendemain. Ni un génie qui serait miraculeusement dégagé des contingences vulgaires et qui planerait à des années-lumière au-dessus des préoccupations du commun des mortels. Mais un homme comme nous, qui cherche difficilement sa voie, qui se heurte aux obstacles placés sur son chemin par une société compressive et conformiste, qui souffre et se débat et qui se défoule par le verbe. Bref un semblable, un frère…

P. M.

Bibliographie : Sonia Anton, Revue de l’AIRE, n° 30, janvier 2005, pp. 227-231 ; Sonia Anton, Revue de l’AIRE, n° 31, décembre 2005, pp. 296-297 ; Sonia Anton, « Style, poétique et genèse : propositions de lecture de la Correspondance générale d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 99-111 ; Alexandre Lévy, « Mirbeau épistolier : Lettres à Alfred Bansard des Bois », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 33-45 ; Pierre Michel, « Préface » de la Correspondance générale, L’Age d’Homme, 2002, t. I, pp. 9-17 ; Pierre Michel, « L’Édition de la Correspondance générale de Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 263-271.

 

 

 

 

 


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