Thèmes et interprétations

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Terme
CYNISME

CYNISME 

 

            En français, ce mot a deux acceptions bien différentes, qui, en allemand, correspondent à deux termes clairement différenciés. Dans le langage courant, il désigne une profonde immoralité affichée et l’absence totale de conscience et de scrupules (en allemand, Zynismus). C’est une des caractéristiques des affairistes, politiciens ou golden boys tels que Bernard Tapie ou Silvio Berlusconi, ou, dans les fictions mirbelliennes, du brasseur d’affaires Isidore Lechat, des Affaires sont les affaires (1903), ou du politicien Georges Leygues, brocardé notamment dans Les 21 jours d’un neurasthénique (1901). Mais il désigne aussi une éthique et une pratique philosophique à base de provocation pédagogique, celles des philosophes grecs de l’antiquité tels qu’Antisthène et Diogène (en allemand, Kynismus). C’est dans ce sens-là que nous aborderons l’œuvre de Mirbeau, qui se situe dans la continuité des cyniques antiques : d’une part, par la mise en œuvre d’une éthique de la provocation, du scandale et de la totale franchise (la parrhésia) ; d’autre part, par le recours au procédé de la « falsification », empruntée aux cyniques grecs.

 

Une éthique cynique

           

À l’instar des cyniques, Mirbeau se méfie des prétentions de la raison humaine, dont il s’emploie à souligner les limites, les contradictions et les dangers et, comme eux, il souhaite faire table rase de toutes les croyances et illusions humaines, avec la lucidité impitoyable d’un matérialiste radical. Dans un univers contingent et absurde, où, en l’absence de toute divinité organisatrice du chaos originel en cosmos, tout est au plus mal dans le pire des mondes possibles, il serait vain de postuler un sens et de se poser la question du pourquoi des choses. L’homme est condamné à vivre, à souffrir et à mourir sans aucune lumière extérieure pour l’aider à trouver sa route, il tâtonne à la recherche de plaisirs décevants, ou en quête d’un bonheur qui, en pratique, se révèle inaccessible, parce qu’il est un animal dénaturé par une culture aliénante. Victime d’un environnement social qui lui interdit d’être lui-même, l’enfant est dûment pétri, déformé, empoisonné et crétinisé par les parents, les professeurs et les prêtres, qui tentent de faire de lui une « croupissante larve » manipulable et corvéable à merci : « Tout être à peu près bien constitué naît avec des facultés dominantes, des forces individuelles, qui correspondent exactement à un besoin ou à un agrément de la vie. Au lieu de veiller à leur développement  dans un sens normal, la famille a bien vite fait de les déprimer et de les anéantir. [...] Combien rencontrez-vous dans la vie de gens adéquats à eux-mêmes ? » (Dans le ciel, L’Échoppe, Caen, 1989, p. 57). Seuls les véritables artistes, chantés par Mirbeau, échappent à cette éducastration programmée.

            Comme la grande majorité des hommes, conditionnés et enduits de « préjugés corrosifs », ne voient plus les choses qu’à travers des verres gravement déformants, il est du devoir de l’écrivain lucide de tenter de conscientiser ses lecteurs, de leur montrer enfin les hommes et les institutions tels qu’ils sont, et non tels qu’on les a habitués à les voir (ou, plutôt, à ne pas les voir), et de faire apparaître le grotesque et l’horrible méduséens qui se camouflent derrière les apparences trompeuses. À cette fin, Mirbeau met en œuvre plusieurs moyens : l’interview imaginaire, l’éloge paradoxal, l’humour noir, la distanciation brechtienne, l’absurde, la caricature, ou encore l’intrusion dans l’intimité des dominants, par le truchement d’un petit diable aux pieds fourchus (Chroniques du Diable de 1885) ou d’une soubrette qui nous révèle l’envers du décor et les arrière-boutiques peu ragoûtantes de la classe dirigeante (Le Journal d’une femme de chambre, 1900). 

            Bien que cette esthétique de la révélation ait pour objet d’amener les lecteurs à jeter sur toute choses un regard neuf, Mirbeau ne se berce pas plus d’illusions que les cyniques sur l’efficacité de sa littérature provocatrice. Car, chez le plus grand nombre de ses lecteurs, l’imprégnation est trop profonde, et les moutons humains, grégaires et abêtis, continueront de se laisser conduire, sans se révolter, aux urnes et aux abattoirs. Il n’est cependant pas exclu que certaines « âmes naïves », chez qui l’instinct et la raison primitive n’ont pas été totalement étouffés sous les couches de “culture” accumulées,  commencent à se poser des questions et à remettre en cause leur vie larvaire et la société qui les écrase, comme on l’a vu en 1898, pendant l’affaire Dreyfus. L’émotion esthétique suscitée par la beauté d’une œuvre d’art peut aussi suffire, parfois, à provoquer chez certains le choc salutaire, susceptible de transformer un être presque amorphe en un homme pensant et sentant.

            Cependant, pas plus que les cyniques, Mirbeau n’entreprend de substituer un nouvel enseignement aux anciens conditionnements : il est trop sceptique et trop relativiste pour prétendre à aucune vérité et affirmer aucune norme ; il est trop sensible à l’universelle contradiction et au mouvement dialectique qui transmue toutes choses en leur contraire pour prétendre immobiliser la loi du mouvement ; et il connaît trop bien  les dangers des prédications et des missionnaires de toute obédience pour prétendre jouer à son tour le rôle d’un « mauvais berger ». Politiquement et culturellement incorrect, il se refuse à proposer une alternative et laisse ses lecteurs libres de leurs choix. Comme Diogène, il se contente d’être un inquiéteur, un empêcheur de penser en rond — c’est-à-dire de ne pas penser du tout !

 

La « falsification » cynique

 

            Dans toute son œuvre, Mirbeau a entrepris ce que les cyniques appelaient la « falsification » des valeurs et des institutions sociales, c’est-à-dire la démonstration expérimentale de leur absurdité par une espèce de contrefaçon, manière de démontrer par l’absurde la nécessité d’un retour à une sagesse naturelle. Deux romans sont particulièrement illustratifs à cet égard : L’Abbé Jules (1888) et Dingo (1913).

Dans le premier, l’abbé imprécateur est en permanence déchiré douloureusement entre les besoins de son corps et les exigences de la religion dont il a hérité, entre son besoin de croire en quelque chose qui donne du sens à sa vie et l’impossibilité d’y parvenir, entre l’idéal entrevu et le poids des contraintes sociales et de la culpabilité inculquée. Comme tous ses congénères, mais d’une façon paroxystique, il est condamné à l'inassouvissement ou à la satiété, à l'agitation stérile ou à l'incurable ennui, et il oscille entre « l'immense dégoût de vivre » et « l'immense effroi de mourir ». Par ses propres contradictions, révélatrices de l’empreinte dénaturante de la société, et par son comportement provocateur plus encore que par ses éructations ( par exemple son célèbre « T'z'imbéé... ciles !...), il nous oblige à regarder en face, dans toute leur horreur, tout ce que nous avons été accoutumés à respecter : la famille, la religion, la “justice”, la morale, les prétendues honnêtes gens, qui ne sont en réalité que de « tristes canailles », et, d’une façon générale, toute l’organisation sociale, vaste entreprise de compression de toutes les forces de vie, auxquelles elle tend à substituer « l'artificiel fantoche, la mécanique poupée de civilisation, soufflée d'idéal... l'idéal d'où sont nés les banquiers, les prêtres, les escrocs, les débauchés, les assassins et les malheureux. » Récit à la première personne rédigé par le neveu et fils spirituel de Jules, dont il transmet le testament à la postérité, L’Abbé Jules constitue une manière d’évangile du cynisme.

Dans Dingo, Mirbeau se situe plus symboliquement encore dans la lignée des cyniques, qui voyaient dans le chien le modèle de l’être naturel, dégagé des conventions sociales. Car c’est précisément son propre chien qui est le héros du roman et qui se permet le luxe de donner à son maître des leçons de nature. Par une étrange interversion des rôles, le maître, anarchiste et rousseauiste, se fait le laudateur des lois, des conventions sociales et des progrès de la civilisation, et tente de dénaturer son chien en faisant de lui un homme bien adapté à la France radicale-socialiste, cependant que le chien éponyme, imperméable aux discours mystificateurs, par sa résistance même et par ses actions, qui le mettent au ban de la société, devient le véritable démystificateur que Mirbeau-personnage a cessé d’être : en levant les masques et en refusant de jouer le jeu des hommes, il nous oblige à regarder en face le microcosme putride de Ponteilles-en-Barcis, fait de misère, de saleté et d’ignorance, où sont concentrées toutes les pourritures et hideurs, des corps, des âmes et des institutions pathogènes. Les prétendus “civilisés” se révèlent, à l’usage, bien plus sauvages que les Tasmaniens exterminés par les colons anglais au nom du « progrès ».

Le roman n’est pas pour autant l’illustration d’une conception naïvement naturiste du monde et Dingo n’est pas davantage un modèle de comportement pour les bipèdes disposant du langage articulé, car il se révèle incapable de réfréner ses instincts de meurtre, dès qu'il sent un mouton. Mirbeau aboutit donc à la même aporie que les cyniques : la loi de la société, c'est l'écrasement des faibles et des gens honnêtes par les forbans sans scrupules, ce qui le révolte ; mais la loi de la nature, c'est aussi celle du plus fort, c'est l'infrangible loi du meurtre, à laquelle le  fidèle Dingo se trouve soumis. Entre les deux abîmes du meurtre, au nom de l'instinct et de la Nature, ou au nom de la loi et de la Culture, comment se maintenir sur l'étroite ligne de crête sans céder au vertige ? Mirbeau-romancier n’apporte aucune réponse toute faite, il se contente de présenter un exemple à valeur pédagogique, destiné à faire réfléchir, au même titre que les provocations de Diogène. Il appartient à chaque lecteur d'essayer, comme lui, difficilement, et au risque de se tromper, de trouver un équilibre entre les exigences de la vie et celles de la société, de canaliser les pulsions naturelles sans les détruire ni les dévoyer, bref de réduire la “civilisation” à son « minimum de malfaisance ».

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau le cynique »,  Dix-neuf/Vingt, n° 10, 2002, pp. 11-26 ; Pierre Michel, « Octavio Mirbeau el cínico », Sophia, Revista de filosofía, Quito (Équateur), n° 5, juillet 2009,

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