Thèmes et interprétations

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Terme
CONVERSATION

Phénomène social issu d’une longue tradition historique et sociologique, la conversation est encore au XIXe siècle un rituel omniprésent. De sa tendance conviviale à sa tentation normative et pédagogique, elle informe une grande partie des discours et permet une hiérarchisation des locuteurs calquée sur les taxinomies sociales. Alors que les limites que lui impose sa stricte définition semblent devoir l’exclure du paradigme de la littérature engagée, il est paradoxal de la voir si présente dans les textes de Mirbeau. Son intégration dans les œuvres par le biais de l’ironie confirme la nature pamphlétaire de l’écriture mirbellienne, mais permet également de postuler que la place essentielle faite à cette forme d’échange verbal relève autant d’un projet esthétique que d’une volonté de tenter une troisième voie entre pamphlet et fable pure, un entre-deux dont le but serait de redonner un usage social à cet outil démonétisé qu’est le langage.

 

L’incommunicabilité générale

L’entrée en littérature de Mirbeau se traduit paradoxalement par des textes dans lesquels se trouve exprimé un rapport difficile au langage, l’écrivain exposant de manière privilégiée l’incommunicabilité entre les êtres et le difficile accès à la parole. Car les œuvres dites « autobiographiques » (Le Calvaire, L’Abbé Jules et Sébastien Roch) vont mettre en scène des personnages en lutte pour obtenir voix au chapitre et droit de cité. S’engage alors dans ces textes, concurremment à l’intrigue romanesque, une véritable quête philologique.

Les déboires de la parole trouvent une première illustration avec la guerre des sexes que les tout premiers récits, écrits en tant que nègre, mettaient déjà en scène sous la forme de joutes verbales. Cela est notamment frappant dans les recueils de nouvelles Amours cocasses et Noces parisiennes, où l’homme et la femme se mesurent l’un à l’autre par le truchement du langage, sans jamais parvenir à définir un terrain d’entente. Mintié, le héros du Calvaire se débattra avec l’indifférence cruelle de la femme aimée et sera réduit, pour lui complaire, à « parler, [lui] aussi, ce langage de chien » qu’elle utilise communément avec Spy. Car, telle que l’entend Mintié, la relation amoureuse se vit sur le mode absolu, conduisant ainsi à la possession complète de l’être aimé. Or, confronté au caractère mystérieux de Juliette, l’amour aboutit inéluctablement à la jalousie, sentiment qui marque la relation du sceau de l’intransitivité. Dans l’univers du jaloux, seuls les signes sont éloquents et prennent le pas sur le langage verbal pour envahir tout l’espace de l’échange entre les amants. Le jaloux se défie des mots car il révoque en doute la sincérité d’un langage trompeur par lequel le mensonge peut revêtir les aspects de la vérité et permettre à l’aimée de toujours parvenir à ses fins.

Autre terrain privilégié de l’inanité de la parole, le monde de l’enfance est particulièrement présent dans les premiers romans. Avant même de pouvoir accéder à la conversation, l’enfant est réduit au silence ou est soumis à la vacuité du discours des adultes. Lorsqu’il parvient enfin au stade de l’échange avec eux, c’est pour découvrir le règne de la corruption, du mensonge et de la manipulation. Les scènes de conversations familiales dans L’Abbé Jules sont emblématiques de l’aporie de la parole : soit le silence est de mise à l’heure des repas soit la conversation est remplie par les récits des exploits chirurgicaux du père. Pour Mintié, cette plate trivialité s’oppose aux aspirations à l’idéal qu’il ressent et invalide tout échange conversationnel. Quant au géniteur de Sébastien Roch, seules de « solennelles harangues » caractérisent sa capacité oratoire.

Pour l’enfant, chercher à parvenir jusqu’au langage revient à briser une double contrainte : le silence imposé et l’insignifiance consubstantielle des mots. Il doit alors s’extraire de la gangue des discours adultes  qui l’étouffent. C’est pourquoi le thème de l’écriture est au cœur du Calvaire avec un personnage-narrateur rédigeant sa propre confession qu’il souhaite édifiante. Il entame, ce faisant, un échange avec le lecteur qui sera l’une des données privilégiée de l’écriture de Mirbeau.

 

Un outil de domination

La conversation, lorsqu’elle est conduite par un individu doté d’un quelconque pouvoir, devient rapidement un instrument coercitif. La condition de domestique place l’individu sous la coupe de son maître qui régit son emploi du temps par des ordres quotidiens. Lorsqu’elles mettent en présence les maîtres et les domestiques, les conversations se transforment rapidement en un monologue dans lequel seule la voix du maître possède une certaine efficience, tandis que celle de l’employé reste nulle et non avenue. Ainsi les dialogues entre Célestine et Mme Lanlaire ne se font que sur le mode jussif.

La parole éducative est avant tout, pour sa part,  un instrument de dressage des âmes et des corps comme l’illustre Sébastien Roch, mais elle est capable de manipulations plus insidieuses lorsque, grâce aux mots, le maître obtient la confiance de son élève et tout pouvoir sur lui. Sébastien, accablé par l’ennui au collège, se sent proche du Père de Kern, son maître, qui semble le comprendre et posséder une sensibilité identique à la sienne. La relation pédagogique privilégiée qu’ils entretiennent naît de « causeries quotidiennes » dans lesquelles le jésuite déploie « toute sa grâce inventive à rendre ses leçons indestructiblement attachantes », usant pour cela du « mot qui persuade et qui caresse ». Les jésuites ne sont pas simplement des « pétrisseurs d’âme », leur usage de la parole est aussi bien capable de manipulation que de dogmatisme. Dissimulé sous l’apparente fraternité de l’échange, le but véritable de la parole envoûtante du Père de Kern est le corps de Sébastien.

Entre l’élève et son maître ou entre le domestique et le sien, le dialogue est faussé par la différence de rang qui les sépare. C’est une parole monologique, niant toute réalité à l’échange, qui s’impose alors.

 

L’avatar polémique

Contre cette parole dominante, Mirbeau déploie des artifices destinés à en miner la puissance. La conversation débouche alors sur un certain nombre d’avatars caractéristiques de l’écriture mirbellienne : la prolifération de l’anecdote, l’interview imaginaire et les mises en scène conversationnelles truquées, toutes au service d’une rhétorique agonale.

Cet emploi constitue la plus grande mise à contribution du modèle par Mirbeau. Il y est fidèle à la mise en scène d’une « société », terme que Gabriel de Tarde définissait en 1901 comme « un groupe de gens habitués à se réunir quelque part pour causer ensemble », et dans lequel il voyait une « expression excellente, car elle revient à dire que le rapport social par excellence, le seul digne de ce nom, est l’échange des idées ». De là les nombreux dîners qui, dans les chroniques ou les romans, mettent en scène un groupe destiné à converser. Que les propos échangés soient indigents, qu’ils trahissent la véritable personnalité des locuteurs ou qu’ils nient tout véritable partage, la conversation dépasse le modèle classique convivial pour s’inscrire dans une perspective polémique. La décadence de la société de la IIIe République est inscrite dans celle de la conversation décrite par Mirbeau.

Il en ira de même avec le recours fréquent à l’interview, genre émergent que Mirbeau va immédiatement s’approprier pour ses potentialités critiques. Mirbeau donnera de nombreuses interviews, ne craignant pas d’épuiser les ressources de sa conception de l’œuvre d’art en répétant inlassablement son credo : l’obligation faite à l’artiste de traduire la vie. Il y voit également un instrument efficace pour faire tomber les masques grâce aux pouvoirs ironiques du dévoilement que permet le genre. En mettant en scène ses adversaires il est libre de leur faire endosser n’importe quel rôle, rejoignant ainsi l’heureuse formule des Dialogues tristes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’un d’entre eux, daté du  27 octobre 1890 s’intitule justement Interview. Au-delà de la dénonciation de la complicité entre journalistes et écrivains, les premiers venant chercher de l’inédit, les seconds assurant leur réclame, la mise en scène de la fausse interview est d’une efficacité satirique redoutable. Elle permet de présenter l’interviewé dans son intérieur et d’en révéler le caractère grâce aux détails que met en évidence le regard panoramique du journaliste qui parcourt la pièce. Que le personnage de l’interviewer soit un journaliste ou un ami venu pour bavarder, le genre contraint l’interviewé à une confession, d’autant plus savoureuse qu’elle se fait bien souvent à son corps défendant. La confiance tacite unissant les deux personnages permet, en effet, à l’interviewé d’oublier la règle de modestie qui préside à tout échange verbal et devient l’un des plus sûrs moyens de faire basculer la figure du personnage du côté de la caricature. La série de textes intitulée Chez l’Illustre Écrivain repose en grande partie sur ce procédé. Les termes et le destinataire de la dédicace du Journal d’une femme de chambre témoignent à eux seuls de l’engouement de Mirbeau pour l’interview. Après l’hommage rendu à l’homme, Mirbeau annonce à Jules Huret  qu’il a « toujours présentes à l’esprit […] beaucoup des figures, si étrangement humaines, qu[e le journaliste fît] défiler dans une longue suite d’études sociales et littéraires ». C’est peu dire que ses fameuses enquêtes ont marqué Mirbeau et qu’il va s’en souvenir au moment de rédiger son œuvre la plus célèbre. Le roman ne sera, en effet, rien d’autre qu’un catalogue de figures, toutes dignes de montrer « cette tristesse et ce comique d’être un homme » que Jules Huret a si bien su sentir « devant les masques humains ». Faire parler l’adversaire en lui attribuant des propos qui poussent son point de vue ou ses défauts jusqu’à l’absurde ressortit, selon Fontanier, à l’emploi polémique de la prosopopée, discours fictif que l’on place dans la bouche de son adversaire. Nombreux seront les contemporains de Mirbeau mis en scène dans les récits pour y débiter, les propos les plus ridicules : artistes, écrivains, hommes politiques, dirigeants d’institutions illustres… toute la société de la IIIe République est passée au crible de la bêtise de sa propre conversation. L’emploi de l’ironie en grève sérieusement la crédibilité et la discussion semble devoir être le mode d’expression privilégié de toutes les fatuités.

 

Dialoguer avec soi-même : la quête d’une parole authentique

Le langage peut cependant toujours accéder à l’authenticité en devenant un véritable mode de connaissance de soi. Il prend alors la forme de l’écriture réflexive qui se décline en genres aussi divers que la confession orale, la confession écrite ou le journal intime fictif.

Mirbeau privilégiera plutôt la figure du narrateur autodiégétique, chez lequel la prise en charge du récit correspond davantage à une confrontation avec soi-même et avec le monde, face-à-face qui devient l’occasion de mettre en avant la confusion de l’être plutôt que d’affirmer sa maîtrise sur les événements par le déploiement impeccable du récit. Sébastien Roch comporte des extraits du journal que tient le héros éponyme. Si le pacte avec le lecteur qui ouvre le texte n’a rien que de très classique, c’est la domination des phrases de type interrogatif qui attire l’attention. La tentative d’écriture n’est qu’une expérience à laquelle se soumet le scripteur, une manière de mesurer la validité du langage à l’aune de cet emploi neuf. Et Sébastien de terminer la série de questions par cette affirmation : « Ces pages, [..], c’est pour moi seul que je les écris ». C’est au moment où il se sent le plus inutile que Sébastien l’est le moins. Lorsque, assailli de doutes sur sa présence au monde et sa volonté de vivre, il rédige son journal, il transforme son existence en témoignage et il entre en conversation avec soi-même. De même Georges, le héros de Dans le ciel, note dans son manuscrit : « Il me semble encore que les mots que je trace deviennent des êtres, des personnages vivants, des personnages qui remuent, qui parlent, qui me parlent… – Ah ! concevez-vous la douceur de cette chose inespérable ?... qui me parlent ! » Se mettre à distance par l’écriture, en revenir au questionnement essentiel de soi, constitue la première étape du retour vers autrui. L’aventure de l’écriture intime que tente Sébastien est le fondement de sa propre identité. Alors que, dans Le Calvaire, Mintié écrit un roman dont l’originalité s’abîme dans les réminiscences involontaires de lectures, Sébastien, en se plaçant sur le terrain de l’intériorité, veut rédimer le langage. Rompant avec la communication généralisée, il instaure un mode de parole dont la caractéristique essentielle est l’authenticité.

À l’autre bout de la carrière littéraire de Mirbeau, Un gentilhomme confirme que l’écriture pour soi est une façon de sauver le langage de la vanité, dans la mesure où il permet de s’observer, de se prendre pour objet d’étude et peut-être de commencer à se comprendre. Le narrateur fait tout d’abord un cruel constat à propos de la condition de secrétaire particulier qui n’est pas sans rappeler celle de la femme de chambre : « ne jamais agir pour soi, en vue de soi, mais pour les affaires, les ambitions, le goût, la vanité stupide ou l’orgueil cruel d’un autre ; être, en toutes circonstances, le reflet servile, l’ombre d’un autre… » À quoi répond, pour en conjurer l’humiliation, l’incipit du roman et le contrat de lecture clairement exprimé qui désigne, comme destinataire du texte, plus que le lecteur potentiel, le narrateur lui-même : « Que le lecteur se montre indulgent […] et qu’il sache que ce n’est pas pour lui que j’écris ces pages, mais surtout pour moi. » Il s’agit donc bien, à travers l’écriture d’objectiver sa condition pour délivrer sa pensée et sa parole de l’aliénation. Dans le surgissement solitaire de l’écriture et de la confession, le dialogue s’instaure avec soi et rompt avec la soumission aux nécessités du moment présent.

 

Converser avec le lecteur : pour un usage social du dialogue

Les nombreuses stratégies destinées à construire ou à solliciter la figure du narrataire nous amènent, à ce qui constitue le cœur de l’emploi de la conversation chez Mirbeau : la résolution de l’antinomie entre art et engagement. Sur ces deux fonctions possibles de la littérature, le romancier est passablement contradictoire dans ses avis, multipliant les déclarations en faveur d’un art chargé de renverser les hypocrisies sociales ou celles vantant l’obligation pour l’œuvre de ne pas suivre un didactisme plat. Le dialogue permettrait de lier ces deux tendances en offrant à l’esthétique quelques magnifiques caractères et en sacrifiant à l’éthique par un dispositif favorisant le débat d’idées, débat qui pourrait aller jusqu’à déborder du simple cadre de l’œuvre pour mettre à contribution le lecteur. Que ce dernier soit requis, piégé, ou seulement concerné par l’œuvre, il en demeure un des agents du sens (selon la perspective sémiotique de « coopération textuelle » d’Umberto Eco, ou, de manière plus globale, selon l’approche de l’herméneutique). Il est également sollicité par l’« effet » du texte, en termes rhétoriques (au sens de Michel Charles, lorsqu’il parle du « discours comme effet »), ou en termes phénoménologiques et esthétiques (selon Wolfgang Iser). La relation entretenue entre le texte et le lecteur fait donc l’objet de multiples questionnements. Si le phénomène de sollicitation du second par le premier semble à même de s’appliquer à tous les écrits, ce trait commun ne doit pas pour autant en occulter la spécificité dans l’écriture mirbellienne. La place réservée au lecteur est d’abord l’une des raisons de la porosité qui existe entre ses écrits destinés à la presse et ses textes de fiction. Ce constat, évident lorsque l’auteur reprend un conte pour l’inclure dans un roman, doit également nous retenir lorsque l’on compare le fonctionnement de l’article journalistique à l’économie générale des récits : l’article de presse favorise la connivence entre le lectorat et le journaliste par l’utilisation généralisée de la causerie et la montée en puissance du journaliste-témoin censé garantir l’authenticité des faits rapportés. L’inflation de la conversation dans les romans place le lecteur dans la même situation de destinataire privilégié ; mais son rôle s’élargit puisque les propos contradictoires l’obligent à faire sa propre lecture des événements. Se met alors peu à peu en place, au cœur de l’écriture, une véritable mise en scène généralisée de la société, exhibition grâce à laquelle aucun des problèmes qui traversent l’époque n’échappe au débat. Celui-ci se trouve transposé dans l’univers romanesque par un auteur qui capitalise ainsi doublement son œuvre de journaliste en réutilisant un même matériau et en poursuivant la logique de révélation des coulisses sociales. Ainsi d’Un gentilhomme. En dépit du contrat de lecture passé avec le narrataire, destinataire secondaire de l’œuvre (puisque le narrateur s’adresse avant tout à lui-même), ce dernier est fréquemment apostrophé ou pris à témoin comme pour confirmer la nécessité qu’éprouve Mirbeau de désigner, sur le modèle de ce que révélait sa correspondance, un interlocuteur, qui ne peut être en définitive qu’un tiers, même, ou surtout, si ce qui est dit/écrit est une façon d’exorciser ses propres souffrances, ses angoisses ou ses démons. Le langage retrouve alors une valeur transitive, redevient porteur d’une valeur d’usage et réactive des valeurs sociales positives telles que la compassion.

 

L’instrument d’une poétique moderne

En dépit de toute la défiance éprouvée vis-à-vis de la parole, on ne cesse de parler chez Mirbeau. Les références les plus explicites à la conversation dans les œuvres se déploient entre deux modèles, l’un connu de Mirbeau, l’autre ignoré de lui : Barbey d’Aurevilly d’un côté, Proust de l’autre et, du premier au second, la parole glissant de son prestige social, de la valeur testimoniale de la voix qui porte le récit, à la vacuité de la pratique mondaine et d’une langue qui n’est plus qu’ornement. Au-delà d’un usage purement polémique de la conversation, celle-ci est un outil de questionnement des pouvoirs et devoirs de la littérature. La logorrhée verbale tend à annuler le sens, à créer un excédent du signifiant au détriment de tout signifié. Ainsi l’usage exponentiel de l’échange verbal accréditerait-elle la volonté de Mirbeau de parvenir à un livre sur rien selon un modèle répandu alors et destiné à rompre avec les recettes romanesques en vigueur.

A. V.

           

Bibliographie : Arnaud Vareille, « La conversation et ses avatars dans les récits d’Octave Mirbeau », in Un moderne : Octave Mirbeau, Pierre Michel (dir.), Eurédit, 2004, pp. 129-156 ; Arnaud Vareille, « Amours cocasses et Noces parisiennes : la légèreté est-elle soluble dans l’amour ? », Cahiers Octave Mirbeau

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