Thèmes et interprétations

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ECOLOGIE

ÉCOLOGIE

 

            Octave Mirbeau était incontestablement un écologiste avant la lettre. Il est un défenseur véhément de l’environnement, que l’on massacre au nom du « progrès », et de la nature, qui est menacée de mort par la folie du système capitaliste, où seul compte le profit à court terme, et par la mégalomanie d’ « ingénieurs » en proie à la libido dominandi.

            Pour des raisons philosophiques, tout d’abord. Imprégné de Montaigne et de Rousseau, Mirbeau fait de la Nature, mot-valise s’il en est, une référence constante et un critère d’appréciation dans les domaines les plus divers. Avec la découverte de Bergson, son naturisme initial se teinte de vitalisme. Certes, il sait que la nature obéit à « la loi du meurtre » ; il sait aussi que l’homme, si civilisé qu’il se prétende, est encore bien souvent dominé par des impulsions homicides et n’a pas, tant s’en faut, coupé les ponts avec l’être de nature qu’étaient ses ancêtres, les grands singes « cruels et lubriques ». Mais il sait aussi que la nature obéit à des lois fixes et immuables et qu’elle constitue un point d’ancrage et d’équilibre autant qu’une source inépuisable de connaissances, d’inspiration et de réflexion : « Vous voulez penser, eh bien, regardez la nature. Si vous voulez savoir, c’est là que vous puiserez des idées profondes, les seules qui ne soient pas des inventions stupides et dangereuses de la littérature » (propos rapportés par Albert Adès). Il est également convaincu qu’en s’éloignant de la nature, l’humanité a créé « des besoins artificiels » et contribué ainsi à développer « les instincts de férocité dont le germe monstrueux est en elle », de sorte que les progrès dont elle se targue sont purement illusoires : « l’homme est aussi broyé dans les insatiables machines de nos lois et les tortures de nos préjugés qu’il l’était sur la pierre des sacrifices et dans les gueules des Molochs dévastateurs » (« Les Petits », Le Gaulois, 16 mars 1885). Par opposition au monde dénaturé des villes, des usines et des tripots, aussi bien que des salons parisiens, des théâtres et de la littérature, il aime se ressourcer au sein de la nature, sauvage ou apprivoisée, qui lui offre le refuge indispensable à son équilibre ; et il a en particulier, pour les fleurs, que, de son propre aveu, il aime « d’une passion presque monomaniaque », une véritable « religion » : « Toute joie me vient d’elles » (« Le Concombre fugitif », Le Journal, 16 septembre 1894). Par opposition aux nantis, aux mondains, aux politiciens, aux bourgeois, aux gommeux et autres pschutteux, il accorde toute sa sympathie aux êtres restés proches de la nature, ou du moins en lien avec elle, les paysans, les pêcheurs, les chemineaux, les poètes, les solitaires et les contemplatifs.

            Pour des raisons esthétiques ensuite. Le chantre de paysagistes tels que Claude Monet et  Camille Pissarro n’admire pas seulement les toiles où ils restituent la beauté de la nature dans tous ses frémissements, il est tout autant sensible aux paysages mêmes qui les inspirent et dont ils parviennent à rendre les incessantes transformations, qui témoignent du cycle de la vie. « Chaque fois que je m’arrête quelque part, n’importe où, et qu’il y a un peu d’eau, des arbres, et entre les arbres des toits rouges, un grand ciel sur tout cela, et pas de souvenirs, j’ai peine à m’arracher », confie-t-il à Marc Elder. Et il écrit à Claude Monet, au risque de le froisser : « Il n’y a que la terre. Moi, j’en arrive à trouver une motte de terre admirable et je reste des heures entières en contemplation devant elle. Et le terreau ! J’aime le terreau comme une femme et les belles couleurs qui naîtront de là ! Comme l’art est petit à côté de ça ! Et comme il est grimaçant et faux ! ».

            Pour des raisons de santé publique, de salubrité sociale et d’avenir de l’espèce humaine, enfin. Mirbeau est, certes, fort admiratif devant les prodigieux progrès scientifiques et le génie des ingénieurs capables, par exemple, de domestiquer la fée électricité ; et il est, avec passion, l’un des premiers utilisateurs des inventions techniques qui bouleversent la vie quotidienne, par exemple l’automobile. Mais il ne s’en méfie pas moins du pouvoir croissant d’ingénieurs échappant de plus en plus à tout contrôle, devenus « une puissance intangible »  et susceptibles, à terme, de menacer de détruire le monde : « Les ingénieurs sont une sorte d'État dans l'État, dont l'insolence et la suffisance croissent en raison de leur incapacité. Une caste privilégiée, souveraine, tyrannique, sur laquelle aucun contrôle n'est jamais exercé et qui se permet ce qu'elle veut ! Quand, du fait de leur incurie notoire, ou de leur entêtement systématique, une catastrophe se produit, [...] ce n'est jamais sur eux que pèsent les responsabilités... Ils sont inviolables et sacro-saints » (« Questions sociales », Le Journal, 26 novembre 1899). Dans une chronique de 1900 en forme de fable, « Nocturne » (Le Journal, 19 juillet 1900), il souligne le contraste entre, d’un côté, un ingénieur épanoui, parce qu’il se sent désormais « le grand maître des destinées » et qu’il « distribue à [son] gré la douleur ou la joie », et , de l’autre, « les villes bouillonnantes comme des étuves » et de malheureux humains qui souffrent et qui meurent « par la faute de cet homme très savant »  L’impunité dont jouissent ces criminels irresponsables est une menace d’autant plus grave que, comme le constate Mirbeau, à propos des canaux d’Amsterdam, « on a beau faire, il y a toujours un moment où la nature secoue formidablement le joug de l'homme ».

            Entre autres interventions concrètes, Mirbeau a dénoncé, en 1889, la dénaturation du Cap Martin, livré à la spéculation immobilière et dont la végétation risque fort de laisser la place à des casinos et autres constructions « rastaquouériques » supposées l’embellir (« Embellissements », Le Figaro, 28 avril 1889).  Dix ans plus tard , dans deux articles intitulés « Embrènement » (Le Journal, 26 novembre et 3 décembre 1899), il porte à la connaissance du grand public les effets désastreux de la pollution des eaux dans la région de Poissy. Dans le premier, il reproduit les doléances d’un habitant, dont la région est littéralement empoisonnée par « l’épandage des ordures parisiennes », et il s’en prend âprement aux ingénieurs, fauteurs de nuisances écologiques, et au ministre Pierre Baudin. Dans le second, il raconte la visite qu’il prétend avoir faite, en compagnie d’un savant, « sur le fameux plateau de Pierrelaye, aujourd’hui transformé, par l’obstination criminelle des ingénieurs, en immondes marécages de pestilence et de mort » : c’est là, en effet, sur un territoire jugé jadis impropre à servir de cimetière, que l’on rejette « l’énorme flot quotidien de pourriture, de maladie et de mort que lâche, par mille bouches – si j’ose dire – l’intestin formidable de Paris ». Le savant explique que, faute de pouvoir s’enfoncer dans la terre, parce que le rocher affleure à la surface, les eaux fécales, non filtrées et non drainées, « s’écoulent de tous côtés dans la vallée », « pénètrent dans les puits » et polluent gravement les eaux, désormais impropres à la cuisson et imbuvables. Des épidémies ne manqueront pas de se développer à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900, pronostique-t-il. Le savant conclut que, si les ingénieurs sont « irresponsables et intangibles », la ville de Paris, elle, peut engager de grands travaux pour s’en tirer, moyennant cent millions de francs. Le 7 décembre 1899, Mirbeau adresse à la rédaction du Journal une « lettre douloureuse », supposée venir d’un autre habitant de la région infectée, qui lance un appel au secours : « Ainsi, à quelques kilomètres de Paris, aux portes mêmes de Paris, il se passe, dans tout un pays industrieux et ravissant, extrêmement peuplé, une chose horrible et criminelle, une destruction et un massacre ! Parce que des ingénieurs infaillibles se sont lourdement trompés, parce qu’ils ne veulent pas reconnaître une erreur initiale et qu’ils s’obstinent dans cette erreur, audacieusement, parce que la ville de Paris, stupidement et malhonnêtement, s’acharne à retarder l’heure de responsabilités inéluctables, on empoisonne et on continue d’empoisonner toute une vaste région. À ceux-ci, on enlève le pain, à ceux-là, le travail, à tous, la joie ! On nous enlève et on nous corrompt nos sources et nos ressources... On rend inhabitable, irrespirable  et plus mortelle qu’un marécage de l’Afrique centrale, une des plus belles campagnes de France, une des plus fréquentées, une des plus riches... »

P. M.

            Bibliographie : Samuel Lair, Octave Mirbeau et le mythe de la nature, Presses universitaires de Rennes, 2004 ; Pierre Michel, « Mirbeau et le concept de modernité », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001,  pp. 11-32 ; Pierre Michel, « Mirbeau écologiste », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, à paraître en mars 2010.


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