Thèmes et interprétations

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Terme
ETHIQUE

Alors qu’il manifeste un profond mépris pour la morale, à la fois hypocrite, aliénante et oppressive, Mirbeau s’est fait le défenseur des valeurs éthiques que sont la Justice, la Vérité et la Liberté. Les grands combats qu’il a engagés dans tous les domaines relèvent  d’une éthique qui est tout à la fois laïque, humaniste, individualiste et eudémoniste. Elle se propose de favoriser l’épanouissement et, dans la mesure du possible, le bonheur de chaque individu, au sein d’une société qui serait, idéalement, débarrassée de toutes les formes d’oppression, d’exploitation et d’aliénation, comme il l’explique en 1907, dans sa célèbre interview par Paul Gsell : « La société entière ne doit tendre qu’à un seul but : rendre l’individu libre et heureux, assurer plus de liberté et de bonheur à chacun » (La Revue, 15 mars 1907). Déjà l’abbé Jules, du roman homonyme de 1888, prêchait à son neveu une ascèse éthique : « Qu'est-ce que tu dois chercher dans la vie ?... Le bonheur... Ne pas sentir ton moi, être une chose insaisissable, fondue dans la nature, comme se fond dans la mer une goutte d'eau qui tombe du nuage, tel sera le but de tes efforts... Je t'avertis que ce n'est point facile d'y atteindre, et l'on arrive plus aisément à fabriquer un Jésus-Christ, un Mahomet, un Napoléon, qu'un Rien... Écoute-moi donc... Tu réduiras tes connaissances du fonctionnement de l'humanité au strict nécessaire: 1° L'homme est une bête méchante et stupide ; 2° La justice est une infamie ; 3° L'amour est une cochonnerie ; 4° Dieu est une chimère... [...] Malheureusement, tu vis dans une société, sous la menace de lois oppressives, parmi des institutions abominables, qui sont le renversement de la nature et de la raison primitive. Cela te crée des obligations multiples, obligations envers le pouvoir, envers la patrie, envers ton semblable – obligations qui, toutes, engendrent les vices, les crimes, les hontes, les sauvageries qu'on t'apprend à respecter, sous le nom de vertus et de devoirs... Je te conseillerais bien de t'y soustraire... mais il y a le gendarme, les tribunaux, la prison, la guillotine... Le mieux est donc de diminuer le mal, en diminuant le nombre des obligations sociales et particulières, en t'éloignant le plus possible des hommes » (L’Abbé Jules, II, 3).  

Ce sont ses valeurs éthiques cardinales qui ont guidé l’engagement de Mirbeau. Et c’est pour les défendre qu’il a mis sa plume redoutée au service de tous les humiliés, les opprimés, les exploités et les sans-voix de cet enfer social qu’est la France de la Belle Époque. C’est aussi au nom de ces valeurs – qui sont précisément celles des dreyfusards – qu’il a pris fait et cause pour le capitaine Dreyfus, victime de la coalition de toutes les institutions oppressives qu’il aurait souhaité dynamiter : la sainte alliance du sabre et du goupillon, bien sûr, cibles privilégiées d’un libertaire impénitent, avec la complicité de la presse et de la grande majorité du personnel politique de cette pseudo-République qui, selon lui, trahissait toutes ses promesses. Les combats esthétiques qu’il a menés par ailleurs en faveur de la Beauté et des artistes novateurs complètent ses combats éthiques et en sont inséparables. Mais, pour autant, ces valeurs généreusement dotées de majuscules par ceux qui s’y réfèrent n’ont rien à voir avec les Idées platoniciennes : Mirbeau n’en méconnaît ni la relativité, ni la subjectivité, et rien ne garantit qu’il leur donne le même contenu que ceux qui les évoquent également. D’où la difficulté de leur donner un contenu concret et de préconiser précisément les contours d’une organisation sociale susceptible de les protéger effectivement.

Un demi-siècle avant Albert Camus, Mirbeau est la plus parfaite incarnation de l’intellectuel éthique, c’est-à-dire un personnage doté d’une certaine reconnaissance sociale et conscient, pour cela, des responsabilités qui lui incombent. Il met à profit son talent, sa notoriété, son entregent et son impact médiatique pour servir des valeurs, sans être pour autant ni un expert  prétendant apporter des solutions, ni un militant au service d’une cause politique, ni un politicien suspect d’ambitions personnelles : c’est l’éthique qui est mise au poste de commande, et non le politique. Ainsi, pour Mirbeau, Dreyfus n’a-t-il jamais été un simple prétexte à agitation, dans l’attente du « grand soir » ou de l’arrivée de la gauche au pouvoir : il a toujours été, pour lui, un homme victime d’une terrible injustice et qui a fait front avec une dignité et un courage exemplaires. Individualiste farouche et irrécupérable, allergique à la langue de bois, à la forme partidaire et aux coteries, Mirbeau a toujours préservé jalousement sa liberté de parole : il était donc politiquement très incorrect, et sa lucidité impitoyable a fait de lui un « endehors », dont ses compagnons de route, anarchisants, socialisants, révolutionnaires ou radicaux, étaient parfois en droit de se méfier quelque peu, car il était rétif à toute discipline et ne disait pas forcément ce qu’ils avaient envie d’entendre.

Voir aussi les notices Morale, Intellectuel, Engagement, Politique, Cynisme et Affaire Dreyfus.

P. M.



Bibliographie : Pierre Michel, Albert Camus et Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, 2005, 67 pages ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau, l’intellectuel éthique », dans les Actes du colloque Être dreyfusard hier et aujourd'hui, Presses Universitaires de Rennes, 2009, pp. 143-146.


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