Thèmes et interprétations

Il y a 261 entrées dans ce glossaire.
Tout A B C D E F G H I J L M N O P Q R S T U V
Terme
FRAGMENTATION

La fragmentation est un des moyens mis en œuvre par Octave Mirbeau dans sa tentative de renouvellement du genre romanesque, en même temps qu’elle lui permet de réutiliser des textes déjà publiés sous une autre forme et sous un autre titre. Elle consiste à décomposer un ensemble, préexistant ou en devenir, roman ou longue nouvelle, plus rarement pièce de théâtre, en éléments simples, publiés indépendamment les uns des autres. C’est ainsi que plusieurs extraits du futur Jardin des supplices ont paru dans Le Journal sous le titre symptomatique de « Fragments », le 3 avril 1898, puis le 1er mai, le 8 mai, le 5 juin, le 12 juin et le 19 juin suivants. De même  deux chapitres du Journal d’une femme de chambre paraissent dans Le Journal, les 7 et 17 janvier 1900, sous le titre de « Petite ville », sans qu’il soit précisé qu’ils sont extraits d’un roman à paraître. Il en va de même de la première mouture des deux premières scènes de Les affaires sont les affaires, qui sont pré-publiées, toujours dans Le Journal, le 12 novembre et le 19 novembre 1899, sous le titre de « Scènes de la vie de famille », sans indication de destination à venir – mais la mère, future Mme Lechat, est alors nommée Mme Naturel. Le cas de Dans le ciel  est quelque peu différent : il s’agit d’un roman paru en feuilleton dans L'Écho de Paris du 20 septembre 1892 au 2 mai 1893 et que le romancier n’a pas publié en volume. Il en réutilise donc sans vergogne des chapitres entiers dans les « Souvenirs d’un pauvre diable », feuilleton qui paraît dans Le Journal du 28 juillet au 1er septembre 1895, puis dans « Kariste parle » (Le Journal, 25 avril et 2 mai 1897).

Bien sûr, on ne saurait négliger l’explication la plus évidente de cette pratique de recyclage : la réutilisation de textes anciens garantit des piges élevées sans le moindre effort. Financièrement, le journaliste y trouve largement son compte ; psychologiquement, il est libéré de l’angoisse du chroniqueur qui doit chaque semaine trouver un sujet nouveau, et pour Mirbeau, qui est si durablement dégoûté de toutes ses tâches alimentaires, le gain n’est pas mince. Mais le recours à la fragmentation ne s’en inscrit pas moins dans le cadre d’une remise en cause du genre romanesque tel qu’il triomphe au dix-neuvième siècle, avec sa prétention à enfermer des pans entiers de la vie dans un récit bien structuré, où tout se tient et où tout obéit à une fin, celle du romancier qui tire les ficelles et joue le rôle d’un dieu créateur au milieu de sa création. Athée et matérialiste, Mirbeau souhaite rompre avec le finalisme mensonger inhérent à cette conception du roman. La fragmentation lui en offre l’occasion, avec un avantage supplémentaire : celui d’élargir considérablement son lectorat en offrant aux deux millions de lecteurs du Journal des textes qui, insérés dans un volume à paraître, n’en toucheront qu’un nombre largement inférieur.

Mais ce qui, sans doute, l’intéresse au premier chef, c’est que l’approche que va avoir le lecteur du journal va être extrêmement différente de celle du lecteur du roman. En découvrant un simple « fragment » dont il ignore les tenants et les aboutissants, il n’a d’autre choix que de le juger en lui-même, indépendamment des chapitres qui, dans le roman publié, précèdent et suivent le fragment, et sans être tenu de s’intéresser au passé ou au devenir des personnages. Il est ainsi plongé in medias res et peut jeter sur le texte un regard neuf, qui n’a pas été conditionné par toutes les impressions produites par les chapitres précédents. Le prix à payer, pour cette virginité du regard, c’est la brièveté de l’effet produit : en effet, la lecture du journal ne nécessite qu’un temps restreint et, sans transition, le lecteur, passant du coq à l’âne, va enchaîner avec d’autres articles sans le moindre rapport. L’image du monde qui en ressort va être éclatée et sans cohérence. Mais cela ne saurait évidemment choquer un romancier bien convaincu que rien n’a de sens dans un univers dépourvu de toute transcendance.

Le procédé de la fragmentation a été mis en œuvre par une des plus vives et plus durables admirations de Mirbeau : Auguste Rodin. C’est ainsi que l’illustre statuaire a en partie démembré sa Porte de l’Enfer – dont Mirbeau nous a laissé la seule description complète, dans son article « Auguste Rodin » du 18 février 1885 – pour en extraire des morceaux qui, exposés indépendamment de l’ensemble, donnent forcément une impression fort différente. C’est le cas, notamment, du célébrissime Baiser. Le romancier et le sculpteur ont parallèlement entrepris des recherches comparables, chacun dans son domaine.



P. M

 

.


Glossary 3.0 uses technologies including PHP and SQL