Thèmes et interprétations

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Terme
HANDICAP

Dans une réflexion générale sur la norme et les écarts, telle que le XIXe l’a élaborée, le  handicap est un sujet épistémologique de choix ; il fait partie de ces nouveaux champs de recherche et de réflexion que la science explore avec un intérêt soutenu. Les romanciers ne pouvaient donc s’en désintéresser, d’autant moins que le médecin était devenu un personnage récurrent de leurs univers respectifs. Mirbeau n’échappe pas à la règle et, après Balzac, Hugo, Zola, entre autres,  met volontiers scène les individus contrefaits, notamment :

- les bossus : François Pinchard, le petit cordonnier (Sébastien Roch, 1890) ;

- les bancals : Sorieul (Le Calvaire, 1886), le fils Tarabustin (Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, 1901) ;

- les culs de jatte ou les manchots : Fusier (La Belle Madame Le Vassart, 1884) ;

- les paralytiques : Rosalie Roch (Sébastien Roch), les deux enfants voisins (Dans la vieille rue, etc.).

 

Entre pitié et rejet

Face au handicap, Mirbeau repère deux sentiments contradictoires : la pitié et le rejet. Comment, en effet, ne pas s’attendrir devant un corps supplicié ? C’est en tout cas ce que ne manque pas de faire Jean Mintié, le narrateur du Calvaire devant le jeune Sorieul. Pourtant, Mirbeau – pudique de nature – se méfie d’un sentiment proche, par bien des aspects, de la pitié : il y voit une forme d’égoïsme. En côtoyant un voisin estropié, Mintié satisfait doublement son ego : d’une part, il s’assure qu’il ne ressemble pas à celui qu’il aide ; d’autre part, il pleure sur son propre sort. Le lecteur n’échappe pas à ce reproche, comme le prouve l’épisode de Coquereux dans Dingo (1913). Quiconque découvre le chemineau éprouve, d’emblée, de la compassion pour le « petit homme déjà vieux » qui « boite », tout en tirant derrière lui  une charrette à bras « chargée d’une vieille malle, d’un bois de lit, d’un matelas, toute sa richesse sans doute ». Or, Mirbeau  nous prend au piège de nos éventuels « bons sentiments », de notre possible « politiquement correct », lorsqu’il raconte, quelques lignes plus loin, l’arrestation de l’individu pour viol et assassinat.

La pitié est un sentiment ambigu : elle « convainc l’esprit sans l’éclairer » et finit par confondre les aspirations secrètes avec la vérité. Ému par le handicap de Coquereux (« il boite si fort »), on pleure  son sort,  mais sans   prendre conscience qu’on abdique toute analyse au profit d’une sensibilité déplacée, d’un aveuglement coupable et d’une perte de sa liberté !

Un autre sentiment guette : la haine. Il suffit d’observer la vie de Geneviève, l’héroïne de Dans la vieille rue (1885), pour comprendre de quoi il retourne. Parce qu’elle a la charge de son frère paralytique et qu’elle connaît « ce torturant amour des mères pour leur enfant malade, pour leur enfant bossu », elle n’a plus la possibilité de vivre sa vraie vie. Elle est prisonnière d’un lien dont elle ne peut se défaire et qui la conduit au sacrifice. Dans ces conditions, Mirbeau comprend que soient enfouis, dans le secret de son cœur, les mots que le narrateur  des 21 jours d’un neurasthénique écrira plus tard  à propos du fils Tarabustin : « Quand on est auprès de lui, on souffre vraiment de ne pouvoir le tuer ».

Cette présentation mirbellienne –  juste et lucide – du handicap  n’est pas inutile, car elle oblige à considérer les handicapés comme des individus à part entière et non comme des malades auxquels il faudrait tout passer. Si Mirbeau ressent de la compassion (bien différente de la pitié), c’est parce qu’il voit, dans les contrefaits, des frères en humanité.

 

Handicap social

Pour Mirbeau, le handicap n’est pas uniquement une déformation physique : il est aussi le signe d’une fêlure intime ou d’un déclassement social. Devant les questions insistantes d’un riche coreligionnaire dont chaque parole sue la morgue, Sébastien Roch se sent ainsi rougir d’instinct et « se tât[e] la poitrine, les flancs, les genoux, pour bien s’assurer qu’une bosse ou quelque dégoûtante infirmité ne lui avait pas, soudainement poussé sur le corps ». Sa gêne est telle qu’il éprouve même envers son père de « la honte, cette espèce de honte, basse et lâche, qui s’attache à l’idée de la difformité physique » ; la seule pensée de son géniteur au travail lui répugne autant que « s’il eût été bossu ou cul de jatte ».

Dans le même ordre d’idée, toute personne qui ne joue pas le jeu social,  ou qui peine à s’intégrer à un groupe, est immédiatement marqué. Le peintre, dont on sait quel mépris il suscitait dans la société marchande du XIXe siècle,  est ainsi assimilé à une créature monstrueuse, à tel point que « les gens spirituels et gais dépos[ent] des sous sur le rebord des cadres, comme on fait dans la sébile d’un cul de jatte » (Le Calvaire).

 

L’eugénisme

Dans une société où la norme s’impose, tout le monde n’est pas comme Mirbeau ; tout le monde n’a pas le respect de la différence. On ne s’étonnera donc pas de l’idée secrète des bien-pensants, du rêve inavouable des gens normaux  tel qu’il est décrit par l’aviculteur des 21 jours d’un neurasthénique : l’eugénisme. « Vous comprenez ? J’ai des sujets qui ont des qualités… mais qui ont aussi des tares… On n’est pas parfait, que diable !... Alors, j’augmente les qualités, et je détruis les tares. » C’est également ce type d’argument que reprend le narrateur d’Un homme sensible (1901), lorsqu’il réclame l’élimination de « tous les organismes inaptes à une vie harmonieuse et forte ».  Le combat mirbellien pour le respect du handicapé n’en était que plus nécessaire !

Voir aussi Eugénisme, Monstruosité et Darwin.

Y. L.

 

Bibliographie : Yannick Lemarié, « Faits et contrefaits, la monstruosité physique chez Zola et Mirbeau », in Particularités physiques et marginalité dans la littérature, cahier n° XXXI des Recherches sur l’imaginaire de l’université d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, automne 2005, pp. 106-118.


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