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LE JOURNAL D'UNE FEMME DE CHAMBRE

Le Journal d'une femme de chambre, publié chez Fasquelle en juillet 1900, est le roman le plus célèbre de Mirbeau. Une première mouture a paru en feuilleton dans L’Écho de Paris, du 20 octobre 1891 au 26 avril 1892, alors que le romancier traverse une grave crise morale et littéraire, travaille à contre-cœur et ne se soucie aucunement de revoir sa copie en vue de la publier en volume. Une deuxième version, fortement remaniée, a paru en dix livraisons dans la dreyfusarde Revue Blanche,  du 15 janvier au 15 juin 1900, c’est-à-dire au lendemain de l’affaire Dreyfus : Mirbeau y. développe considérablement la mouture primitive, par alluvions successives et mixage de textes, et  déplace l’action principale pendant l’Affaire. Lors de la publication en volume, il insère in extremis deux chapitres sans rapport évident avec la chambrière diariste, transgressant ainsi la crédibilité romanesque, et introduit dans son récit des imparfaits du subjonctif et autres signes de littérarité, histoire d’éviter de le voir classé parmi les romans naturalistes honnis, comme le sujet eût pu s’y prêter. Le roman a été accueilli dans un silence gêné et rarissimes ont été les comptes rendus dans la presse. Mais le succès de ventes a été considérable ; 146 000 exemplaires ont été vendus du vivant de l’auteur.

 

Subversion des normes

 Le romancier a choisi la forme d’un journal, dont les chapitres sont datés et rédigés sur le coup, plutôt que celle de mémoires, car elle lui permet de juxtaposer des séquences où le passé interfère avec le présent au gré des souvenirs, alors que le récit après coup tend à conférer du sens et de la cohérence et à transformer en destin la vie des protagonistes. Il est aussi possible, dans un journal, de mélanger les tons et les genres, selon l’humeur du diariste (et celle du romancier, qui ne fait jamais oublier sa présence), ce qui contribue également à rompre avec la linéarité du roman traditionnel et avec la prétendue objectivité des romans qui se veulent réalistes. La subjectivité du journal offre aussi l’avantage de ne nous donner qu’une version pas toujours plausible des événements rapportés : ainsi, au risque de frustrer l’attente de ses lecteurs, Mirbeau ne nous apporte aucune certitude sur la culpabilité de Joseph, soupçonné par la diariste d’avoir violé et tué une fillette. De surcroît, le fait même de donner la parole à une chambrière, Célestine, constitue déjà une transgression des codes littéraires en usage, en même temps que de la hiérarchie sociale, car une simple « subalterne » n’était pas censée prendre la plume, à une époque où la littérature apparaissait comme l’apanage de la classe dominante, qui disposait de ce fait du monopole de la parole et, partant, de la respectabilité.

Mais le journal de Célestine n’est pas seulement un nouvel exemple de mise à mal des conventions littéraires : il est aussi un outil au service d’une entreprise de subversion des normes et de démystification de la société. Car il présente l’intérêt incomparable de nous faire percevoir les êtres et les choses par le trou de la serrure. À travers le regard d’une diariste qui n’a ni ses yeux, ni sa langue dans sa poche, Mirbeau nous fait pénétrer dans les coulisses peu ragoûtantes du theatrum mundi et dans l’intimité des nantis, depuis la petite bourgeoisie provinciale – celle des Lanlaire, au patronyme grotesque, qui doivent leur richesse injustifiable aux filouteries de leurs « honorables » parents respectifs  –  jusqu’aux milieux parisiens les plus huppés. Il nous fait découvrir les nauséabonds dessous du beau monde, les « bosses morales » des classes dominantes et les turpitudes de la société bourgeoise, d’ordinaire cachées sous des dehors d’honorabilité, notamment les perversions sexuelles en tous genres, dont la plus célèbre est le fétichisme de la bottine, chez un certain M. Rabour. C’est avec une jubilation vengeresse qu’il arrache le masque de respectabilité des puissants, fouille dans leur linge sale et débusque les canailleries camouflées derrière de belles « grimaces » qui ne trompent que les naïfs.

 

Enfer social, pourriture et nausée

Le roman est conçu comme une exploration pédagogique de l'enfer social et Célestine, nouveau Virgile, a pour mission de nous en faire traverser les cercles et de nous en exhiber les nauséeuses horreurs. En effet, alors qu’elle est échouée dans un bourg normand, Le Mesnil-Roy, chez ses nouveaux maîtres, les Lanlaire, elle évoque, au fil de ses souvenirs et de la plume, toutes les places qu’elle a faites depuis des années, dans les maisons les plus respectables, du moins en apparence, car la plupart des maîtres sont gratinés. Au terme de ce voyage à travers les corruptions de la haute, force est au lecteur de bonne foi de faire sien le constat lucide et vengeur de Célestine : « Si infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les honnêtes gens. ».

Mais la pourriture qui règne chez les nantis contamine peu à peu les domestiques. Pour eux la vie est un enfer, mais, bien souvent, à l’instar de Célestine elle-même, au lieu de se révolter et de s’organiser pour subvertir un ordre hypocrite et inique, ils ne voient d’issue qu’en accédant à leur tour au statut de maître. Forme moderne de l’esclavage, la condition des gens de maison, comme on disait, est bien dénoncée par la chambrière, que le romancier dote d’une lucidité impitoyable : « On prétend qu’il n’y a plus d’esclavage... Ah ! voilà une bonne blague, par exemple... Et les domestiques, que sont-ils donc, sinon des esclaves ?... Esclaves de fait, avec tout ce que l’esclavage comporte de vileté morale, d’inévitable corruption, de révolte engendreuse de haines. » Selon elle, le domestique est un être « disparate », « un monstrueux hybride humain », qui « n’est plus du peuple, d’où il sort », sans être pour autant « de la bourgeoisie où il vit et où il tend ». Si tous les serfs des temps modernes sont condamnés à l’instabilité, à la surexploitation et à de perpétuelles humiliations, les femmes de chambre sont de surcroît traitées comme des travailleuses sexuelles à domicile, ce qui est souvent le premier pas vers la prostitution. L’un des dilemmes auxquels est confrontée Célestine est précisément de savoir si elle n’aurait pas intérêt à franchir le pas de la galanterie et d’entrer “en maison”. Mais Mirbeau ne nourrit pour autant aucune illusion sur les capacités de révolte de la gent domestique, car elle est aliénée idéologiquement et presque toujours corrompue par ses maîtres : Célestine elle-même, malgré sa lucidité et son dégoût, finit par devenir maîtresse à son tour et par houspiller ses bonnes, dans « le petit café » de Cherbourg où elle a suivi le jardinier-cocher Joseph, antisémite et sadique, enrichi par le vol audacieux de l’argenterie des Lanlaire, et dont elle s’est persuadée qu’il a violé et assassiné une petite fille, Claire. Comble de la déception du lecteur : elle se dit même prête à le suivre « jusqu’au crime », tels sont les derniers mots de son journal...

À travers le personnage de Joseph, membre actif de toutes les ligues antisémitiques de Haute-Normandie, Mirbeau s’emploie à discréditer les partisans du sabre et du goupillon. Car cet énigmatique et impénétrable Joseph, aux allures reptiliennes, est un sadique, qui jouit de faire durer l'agonie d'un canard. Le romancier nous incite à en conclure que les motivations des anti-dreyfusards s'enracinent dans le cerveau reptilien, que les nationalistes et les antisémites qui ne cessent de crier « Mort aux Juifs »  ne sont que des assassins en puissance, et que le combat des dreyfusistes est bien celui des Lumières contre les ténèbres, de la pensée libre contre la part d'inhumain que tous les hommes, lointains descendants des grands fauves, portent en eux. De même, à travers l'enthousiasme bestial des domestiques réactionnaires pour les valeurs en toc de leurs maîtres qu’ils copient sans vergogne – l'armée, la monarchie, l'argent –, il nous fait comprendre que seuls les esprits bas, incultes, idéologiquement aliénés par le poids de leur servitude, peuvent encore se laisser leurrer par les grands mots mystificateurs de patrie, de noblesse, de religion et d'honneur.

Si la diariste Célestine parvient bien à nous faire partager sa révolte contre l’injustice sociale, elle est elle-même incapable de lui donner un contenu positif en s’engageant dans une lutte collective : ses révoltes spontanées, qu’elle appelle ses « folies d’outrages », sont sans lendemain et se révèlent totalement contre-productives pour elle et sans la moindre utilité pour les autres. Seul son journal, publié par le romancier, est susceptible d’avoir des effets à long terme dans la vie réelle, pour mettre un terme à l’esclavage domestique. Ce qui contribue à l’enliser dans une vie quotidienne routinière et humiliante et une servitude acceptée avec fatalisme (selon elle, les domestiques ont « la servitude dans le sang »), c’est l’écœurement existentiel dont témoigne son journal et qui est celui de Mirbeau lui-même. Bien avant Sartre, il s’emploie en effet à susciter chez nous une véritable nausée existentielle et met en lumière le tragique de la condition humaine en peignant la vie quotidienne dans tout ce qu’elle a de vide, de vulgaire et de sordide. Mais, par la magie du style et grâce au secours des mots, qui nous vengent de tous nos maux, le roman-exutoire se révèle paradoxalement tonique et jubilatoire et la nausée apparaît comme la condition d’une élévation.

Voir aussi les notices Roman, Domesticité, Complexe d’Asmodée, Démystification, Respectabilité et Pessimisme.

P. M.

 

Bibliographie : Camen Boustani,, « L’Entre-deux dans le journal intime d’une femme de chambre »,  Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 74-85 ; Reginald Carr, « La Normandie dans Le Journal d'une femme de chambre »,  Actes du Colloque Octave Mirbeau du Prieuré Saint-Michel de Crouttes, Éd. du Demi-Cercle, 1994, pp. 69-80 ; Maria Carrilho-Jézéquel,  « Rhétorique de la satire dans Le Journal d'une femme de chambre », Angers,  Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994, pp. 94-103 ; Maria Carrilho-Jézéquel, « La Tentation du grotesque dans Le Journal d'une femme de chambre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, mai 1997, pp. 250-256 ; Gaétan Davoult, Gaétan, « Déchet et corporalité dans Le Journal d’une femme de chambre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 115-137 ; Serge Duret, « Éros et Thanatos dans Le Journal d'une femme de chambre », Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 249-267 ; Serge Duret, « Le Journal d'une femme de  chambre ou la redécouverte du modèle picaresque », Angers, Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, mai 1995, pp. 101-124 ; Serge Duret, « Le Journal d'une femme de chambre : œuvre baroque ? », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, mai 1997, pp. 236-249 ; Serge Duret, « L'Odyssée de la femme de chambre », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 27-36 ; Sándor Kálai,, « Des yeux d’avare, pleins de soupçons aigus et d’enquêtes policières” (Le Journal d’une femme de chambre et le roman policier) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, mars 2007, pp. 95-77 ; Yannick Lemarié, « Les âmes ont du poil aux pattes », Cahiers Octave Mirbeau, n° 5, 1998, pp. 4-21 ; Pierre Michel,  « Introduction » au Journal d’une femme de chambre et Notes, in Œuvre romanesque d’Octave Mirbeau, Buchet/Chastel - Société Octave Mirbeau, 2001, t. II, pp. 339-368 et pp. 1237-1314 ; Pierre Michel, « Le Journal d’une femme de chambre, ou voyage au bout de la nausée », introduction au Journal d’une femme de chambre, Éditions du Boucher, 2001, pp. 3-31 ; Katalin Pór, « Perversions et crise de la société dans Le Journal d'une femme de chambre », Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Actes du colloque de Cerisy, 28 septembre-2 octobre 2005, Presses de l’Université de Caen, 2007, pp. 171-184 ; Annie Rizk, « De Mirbeau à Genet,  la révolte sociale fragmente-t-elle le sujet littéraire ? », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, 2010, pp. 68-76 ; Anita Staron, « “La servitude dans le sang”. L'image de la domesticité dans l'œuvre d'Octave Mirbeau », Statut et fonctions du domestique dans les littératures romanes, Actes du colloque international des 26 et 27 octobre 2003, Lublin, Wydawnictwo UMCS, 2004, pp. 129-140 ; Gabriella Tegyey, « Claudine et Célestine : le journal et son fonctionnement », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 86-98 ; Arnaud Vareille,  « Clara et Célestine, deux prisonnières mirbelliennes », Revue des Lettres et de traduction, Kaslik (Liban), n° 11, novembre 2005, pp. 387-410 ; Robert Ziegler, « Fetish and Meaning : Le Journal d’une femme de chambre », ch. VII de The Nothing Machine – The Fiction of Octave Mirbeau, Rodopi, Amsterdam – New York, 2007, pp. 133-148 ; Robert Ziegler, Robert, « Le perroquet, le chien et l’homme dans Le Journal d’une femme de chambre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, mars 2009, pp. 39-56.

 

 


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