Thèmes et interprétations

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Terme
LITTERATURE

L’attitude de Mirbeau face à la littérature est, comme dans bien d’autres domaines, ambivalente. D’un côté, en tant qu’homme cultivé, qui a trouvé chez les grands écrivains de quoi alimenter sa réflexion et éprouver des émotions rares, et en tant qu’écrivain et intellectuel engagé soucieux d’ouvrir les yeux de ses lecteurs et de défendre des valeurs éthiques, il voit dans la littérature un outil d’émancipation intellectuelle en même temps qu’un moteur de l’évolution sociale : « Aujourd’hui, l’action doit se réfugier dans le livre. C’est dans le livre seul, que, dégagée des contingences malsaines et multiples qui l’annihilent et l’étouffent, elle peut trouver le terrain propre à la germination des idées qu’elle sème. Car qu’importent les gestes ! Les gestes passent ; le temps de décrire leur courbe éphémère, ils n’ont pas laissé de traces. Les idées demeurent et pullulent, semées, elles germent ; germées, elles fleurissent. Et l’humanité vient les cueillir, ces fleurs, pour en faire les gerbes de joie de son futur affranchissement » (« Clemenceau », Le Journal, 11 mars 1895). Mais, de l’autre, force lui est d’en percevoir les multiples limites, au point qu’il en arrive bien souvent à brûler ce qu’il a adoré et à ne plus voir dans la littérature qu’une « mystification », écrivant par exemple à Claude Monet en juillet 1890 : « La littérature m’embête au-delà de tout. J’arrive à cette conviction qu’il n’y a rien de plus vide, rien de plus bête, rien de plus parfaitement abject que la littérature. Je ne crois plus à Balzac, et Flaubert n’est qu’une illusion de mots creux. » Pourquoi semblable sévérité ?

La première explication possible tient à la rédhibitoire insuffisance des mots, qui sont l’outil de la littérature, à rendre compte de la réalité, à exprimer le ressenti et à créer de la vie. Plus grave encore : les mots sont le plus souvent utilisés afin de cacher les choses, qu’ils devraient au contraire avoir pour fonction de révéler : ils sont alors le véhicule de tous les mensonges, que Mirbeau rêve justement d’anéantir (voir la notice Mots).

La seconde explication vient du caractère dérisoire des thèmes le plus souvent rebattus par la littérature, si l’on les mesure à l’aune des bouleversements de la pensée et de la vie apportés par la science et ses multiples applications, comme il le confie à Claude Monet (ibid.) : « Alors que les sciences naturelles découvrent des mondes, et vont désembroussailler les sources de vie, de toutes les ronces qui les cachaient ; alors qu’elle interroge l’infini de l’espace et l’éternité de la matière, et qu’elle va chercher, au fond des mers primitives, la mucosité primordiale, d’où nous venons, la littérature, elle, en est encore à vagir sur deux ou trois stupides sentiments, artificiels et conventionnels, toujours les mêmes, engluée dans ses erreurs métaphysiques, abrutie par la fausse poésie du panthéisme idiot et barbare ! » La place démesurée occupée par « l’amour » en littérature lui paraît particulièrement pernicieuse, tant il réduit les hommes à pas grand-chose :  « Alors que la science s’efforce de désembroussailler les sources de la vie de toutes les erreurs métaphysiques qui les cachent [...], alors qu’elle va, cherchant au fond des mers primitives, la matière primordiale d’où nous sortons et qu’elle suit son lent développement à travers les millions d’années et les millions de formes, jusqu’à son évolution la plus parfaite, l’homme ; la littérature, elle, en est encore à vagir de pauvres chansons sur deux ou trois sentiments artificiels et conventionnels qui devraient cependant être bien épuisés, depuis le temps qu’ils servent à nous amuser, car il paraît qu’ils nous amusent. Elle n’a tiré aucun profit, pour son rajeunissement, des modes magnifiques et nouveaux d’éducation que la science lui apporte, ni des beautés esthétiques nouvelles qui en peuvent surgir. Avec une obstination invincible, elle se refuse à entrer avec elle dans le champ presque illimité,  par elle ouvert à toutes les activités mentales et artistes de l’homme. Et elle s’acharne à l’amour, c’est-à-dire à l’unique et palpitante question de savoir si Jean épousera Jeanne, et si Pierrette trompera Pierre, et de quelle façon, et vice versa. Il lui faut de l’amour… » Dès lors, ce n’est pas demain la veille que paraîtra « le livre qui contiendrait l’histoire contemporaine et toute neuve de nos idées, et non plus l’éternel recommencement de nos sentimentalités vieillottes ». Pourtant, ajoute-t-il, « le moment serait favorable à l’éclosion d’une telle œuvre. Nous sommes à une période historique, et probablement à la veille de grandes transformations. Il n’est pas besoin d’être un esprit profond pour comprendre que des événements se préparent, plus considérables qu’aucun de ceux qui se sont accomplis dans le passé. Les multiples découvertes de la science, le résultat des enquêtes biologiques, anthropologiques, astronomiques, qui restituent à la matière les phénomènes que nous avons l’habitude d’attribuer à une force supra-naturelle, leur application au bien-être de l’humanité rendent l’heure que nous vivons particulièrement troublante. Les institutions politiques, économiques et sociales, toutes d’oppression et de mensonge, qui régissent les peuples, ne correspondent plus à nos besoins ni aux idées qui éveillent en nous un rêve de justice, de liberté et de bonheur » (« Amour ! amour ! », Le Figaro, 25 juillet 1890).

S’il en est ainsi, c’est – troisième explication – à cause du régime social dans lequel s’inscrit la production littéraire et que Mirbeau connaît fort bien, pour avoir dû si longtemps vendre sa plume à des « marchands de cervelles humaines ». Loin d’être détachée des choses de ce bas monde et d’avoir le nez dans le ciel des Idées, la littérature relève du commerce, au même titre que le théâtre et que l’art, et les écrivains tâchent de produire ce qui est susceptible de plaire aux lecteurs : « La littérature est un commerce comme un autre, plus exigeant qu’un autre, en ce sens qu’il se meut dans un cercle de production étroit et restreint aux choses de l’amour. Le public veut de l’amour et ne veut que de l’amour. Les littérateurs sont bien forcés d’en vendre. Ils en vendent en boîte, en sac, en flacon, en bouteille. Ils en vendent de frais, de conservé, de mariné, de fumé. L’étonnant est qu’après en avoir tant vendu, ils en aient encore à vendre, sous quelque forme que ce soit » (ibid.). Le caractère éminemment commercial de la production littéraire est illustré aussi par la place grandissante de la « réclame » : « Il ne s’agit plus de créer une belle œuvre, il faut savoir s’organiser une belle réclame. Et cette réclame savante, raffinée, ne portera pas directement sur les livres, ce qui serait grossier et ne contenterait personne ; elle englobera les choses étrangères au travail littéraire et se diffusera, de préférence, sur les sports qu’un homme bien né est susceptible de pratiquer. » Et Mirbeau  d’indiquer ironiquement à son ami Léon Hennique, « dont la naïveté [le] navre, quelques-uns des moyens les plus utilement employables » pour qu’on parle de lui dans les grands quotidiens, comme le fait si bien Paul Bourget, le maître de la réclame, devenu l’absolu contre-modèle (« Le Manuel du savoir-écrire », Le Figaro, 11 mai 1889).

Deux autres facteurs contribuent aussi à expliquer le bas niveau de la littérature aux yeux d’un idéaliste tel que Mirbeau : la médiocrité du milieu littéraire et l’absence d’éducation du public, qui explique aussi pour une part l’abaissement du théâtre : « Si la littérature est restée en arrière des sciences, dans la marche ascensionnelle vers la conquête de l’idée, c’est que, plus avide de succès immédiats et d’argent, elle a davantage incarné les préjugés, les routines, les vices, l’ignorance du public qui veut qu’on le berce et qu’on le berne avec des histoires de l’autre monde » (« Amour ! amour ! », loc. cit.). Mais, en comparaison avec la simple sottise du lectorat, « l’âme littéraire » telle qu’elle transparaît à travers la célèbre enquête de Jules Huret lui semble encore bien pire encore : « Comme l’âme littéraire est laide, et comme elle est, disons-le à notre honte, bête ! Oh oui, bête, d’une bêtise incomparable, et flamboyante, et si unique, parmi toutes les autres bêtises humaines, que, vraiment, à la lueur qu’elle projette, l’esprit de l’épicier, par nous tant raillé, s’émerveille, s’éblouit, se magnifie, et que l’imagination méconnue du petit fonctionnaire, du petit fonctionnaire larveux, encrassé de routines déprimantes et de rampantes disciplines, apparaît, héroïfiée, aux cimes de l’intelligence. […] Ce qui ressort de ce volume, outre ces constatations pénibles – et cela est aussi pénible à constater –, c’est que, seul, M. Jules Huret a montré de l’esprit. Comme toutes ces physionomies diverses sont restituées dans leur intégralité et profonde réalité ! Comme elles s’agitent dans leur intime atmosphère morale, comme elles vivent ! On les voit et on les entend. Trois ou quatre vous demeurent sympathiques ; elles n’ont rien perdu à ce déballage familier. Mais les autres, mais toutes les autres… Avec une adresse qui sait s’effacer, au moyen d’interrogations insidieuses et polies qui n’ont l’air de rien, M. Jules Huret oblige chacun à se révéler tout entier, à montrer ce qu’il y a en lui, sous le maquillage des faux sentiments et des grandes idées, de grotesque, de ridicule, de grimaçant » (« L’Enquête littéraire », L’Écho de Paris, 25 août 1891).

Et pourtant elle tourne, la littérature, et Mirbeau ne se sent pas fier d’apporter son grain à moudre et de produire et de vendre, lui aussi, quoique sans se faire d’illusions, mais avec un constant sentiment de culpabilité de devoir sa célébrité et sa fortune à des œuvres qu’il juge toujours par trop inférieures à celles dont il a rêvé et qui n’ont malheureusement rien semé, de toutes ces fleurs qu’il aurait aimé voir s’épanouir.

Voir aussi les notices Mots, Roman, Théâtre, Critiques et Combats littéraires.

P. M.

 

Bibliographie : Samuel Lair, « Les Combats littéraires d’Octave Mirbeau - « le rire et les larmes », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 174-185 ; Pierre Michel, « L’Esthétique de Mirbeau critique littéraire », préface des Combats littéraires, L’Age d’Homme, 2006, pp. 7-21. 


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