Thèmes et interprétations

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Terme
NATURE

Que Mirbeau ait été rousseauiste ne fait aucun doute. La nature recouvre chez lui un espace intérieur si étendu, et atteint à une profondeur si fondamentale, que l’on comprend bien qu’elle occupe là une place qui outrepasse le discours politique, littéraire, artistique ou éducatif. On aura beau jeu de  dénommer ce foyer ardent de la pensée mirbellienne, mythe, totalité, symbole ou transcendance ; de la qualifier de naturée et naturante ; d’y déceler les traces d’un héritage ou d’une influence possible du romantisme, du naturalisme, de l’impressionnisme ; bien loin de la circonscrire, la diversité des vocables ne nous assurait que d’une chose : la vanité d’un effort pour réduire à des mots ce qui les transcende.

 

Nature et imaginaire

Puissamment enracinée dans l’imaginaire, la nature constitue aussi un objet mis à distance par Mirbeau. Pierre Citti a su voir qu’il n’existe pas de nostalgie des origines chez le romancier, même si l’intérêt pour des peuples évoluant en une histoire ou une géographie exotique ou lointaine (Hindous, Chinois, Boxers, Boers, ou… Bretons) laisse croire à un attachement de cette sorte. Avant tout, la nature consiste, pour Mirbeau, en une réalité physique, plastique, qui englobe des entités et des postures antithétiques, mais qui se complètent : les réalisations humaines comme les phénomènes de la physisla 628-E8 est un organisme vivant parfait, aussi bien que le corps sculptural du chien Dingo –, l’évolution historique (le concept de révolution est appréhendé par Mirbeau selon le plus vaste éventail de ses acceptions), comme la diversité esthétique des paysages et des pays ; elle figure aussi bien la permanence de ce qui dure, que le mouvement fluide qui emporte toutes choses, y compris la vanité de la réflexion humaine et des œuvres artistiques (La 628-E8, 1907) ; la prégnance d’un modèle féminin maternel et d’une dimension plus offensive ; l’existence durable d’une tentation de la retraite (les aspirations régressives du jeune Sébastien, ou les courses du jeune Mintié à travers champs dans Le Calvaire (1886) sont-elles loin des fuites bucoliques du jeune des Esseintes préalables à l’intégration de sa thébaïde ?) ou le paradigme du nouvel essor d’une société anarchiste calquée sur l’harmonie ; enfin, le lieu des spéculations les plus pessimistes, tout comme l’aiguillon d’une foi en l’avenir (Combats pour l’enfant, Dingo).

Une approche synchronique tromperait le lecteur. L’évolution littéraire de Mirbeau et ses constantes sans cesse remodelées – la permanence d’une interrogation romanesque du moi, la place du dialogue qui s’épanouit pleinement dans l’écriture théâtrale, la confrontation du sujet libre (enfant, animal, femme, machine) aux instances sociales oppressives et négatrices du Beau – laissent lire une maturation de l’idée de nature et de ses manifestations. Partant d’une figure maternelle et protectrice d’une nature considérée comme un havre et un refuge, dans les trois premiers romans, Le Calvaire, L’Abbé Jules, Sébastien Roch, l’œuvre de Mirbeau connaît un tournant, à l’approche du siècle.

* Le Calvaire (1886)

Dans les années 1880-1890, en effet, la notion de voix et de parole est bien au centre de ce rapport de l’homme à la nature. Les formes naturelles s’adressent à Mintié, dans son propre langage. À deux reprises, les plantes et les arbres entament un dialogue d’amour et de fraternité avec Mintié, en une prosopopée angélique où se fond momentanément la douleur du héros.

De même les élans romantiques de ce jeune personnage ne recouvrent-ils toute leur signification qu’à condition de prendre conscience que la dimension didactique du modèle naturel passe impérativement par la présence d’un interlocuteur refusé par la société des hommes. Perdu dans le chaos et le tumulte anonyme de la grande ville, Mintié se tourne, par la pensée, vers « ces champs paisibles de là-bas, [...] le léger frisson des feuilles et, de temps en temps, dans les profondeurs sonores [...] la plainte presque humaine des vieux chênes. »

La place de la voix confère au modèle naturel de fraternité et de pitié toute son éloquence. Seule la nature suscite des moments de lyrisme intenses. Fait de consolation et d’écoute sincère, le panthéisme de Mirbeau procède avant tout de la qualité d’un échange, d’une parole transmise et comprise instantanément. Reposant avant tout sur sa dimension langagière, le dialogue avec la nature, tel qu’il se présente dans Le Calvaire, défie l’indigence et l’échec intrinsèques au langage des hommes. L’inarticulé de la voix des choses, de ce que l’on pourrait nommer la parole sauvage, renvoie ainsi à la part de bonté tapie dans l’âme humaine : l’œuvre de Mirbeau se ressent encore de l’héritage romantique.



* Sébastien Roch (1890)

Chaînon manquant entre une nature durablement redevable au modèle romantique, et l’ardeur vitaliste de forces qui terrifient l’homme, Sébastien Roch engage une vision double de la nature, figurant déjà une présence qui intervient activement dans le trame du récit, par le biais de l’ironie. Cette dernière affecte aussi bien les propos des représentants des institutions et des classes sociales que, de manière plus curieuse, les différentes irruptions de la nature dans son rôle de ressort fondamental. L’effet de surprise réside en effet dans l’insolite attribution de cette attitude à la Vie même, qui démarque en cela de manière fidèle les actes mensongers des hommes. L’identification est ainsi menée par le narrateur lui-même, à plusieurs reprises : « Et il eut, très confuse encore, l’intuition de l’ironie qui est dans la vie, cette ironie énorme et toute-puissante, qui domine tout, même l’amour humain, même la justice de Dieu. »

Le décalage émane parfois d’instances non plus humaines, mais d’entités plus abstraites, d’organismes « géants », personnifiés pour l’occasion. C’est la nature tout entière, évoquée dans Sébastien Roch, qui est capable de travestissements, d’actions intentionnellement perverses ou marquées du sceau de l’ironie. En cela, elle prend le relais de la nature qui évoluait et vivait sous les yeux de l'abbé Jules. Sébastien Roch assiste ainsi avec stupeur au défilé des monstrueux mendiants lors du pèlerinage de Sainte-Anne d’Auray, « hallucinants et hideux paradoxes de la nature créatrice ».

 

De la singularité d’un style

Zola a beau jeu de souligner « le coin de mysticisme » irréductible de Mirbeau, incompatible avec sa propre vocation de tenir à distance la nature. Sans doute est-il possible d’ergoter sur la validité du terme de mysticisme. Le fait est, en revanche, qu’une part de la dimension romanesque de la nature ressortit pleinement à l’imaginaire de l’auteur. Œuvre de l’exorcisme, de la conjuration, le texte mirbellien tâche en vain de liquider ses démons, cependant qu’il aspire à dénoncer ceux qui minent la société de la Belle Époque. Les décors des romans dits autobiographiques doivent beaucoup à ce qu’il est convenu d’appeler l’écriture impressionniste, talonnée au plus près par la tendance expressionniste au terrible. Privilège est donné aux lumières éclatantes ou diaphanes, aux phénomènes d’irisation des ciels ou de miroitement des eaux, à l’évocation des formes estompées par les ombres ou les variations de la clarté : les campagnes bretonnes brossées dans Le Calvaire, l’atmosphère d’un coin de Normandie profonde dans L’Abbé Jules (1888), l’art de la suggestion mis au service de l’âme d’un paysage de lande, dans Sébastien Roch, nous disent assez que la peinture est avant tout affaire de choix d’un sujet. Mais la qualité inédite des transpositions d’art signées de cet amoureux des œuvres de Monet et de Pissarro tient peut-être davantage à des choix stylistiques et à l’équilibre d’une phrase qui doit beaucoup aux Maîtres, Flaubert et Goncourt. Toutes les ressources rhétoriques sont convoquées, quand il s’agit de peindre la magie d’un coin de nature : les effets de concision et d’élision, l’effacement du prédicat derrière le thème, ou au contraire l’hypertrophie descriptive, le recours à l’anaphore et à l’anadiplose, sont les marques d’une prose qu’il n’est pas malvenu de qualifier de poétique.

* Le Jardin des supplices (1899)

La cause est donc entendue. La nature qui occupe Mirbeau est caractérisée par une plasticité évidente, et parler de naturalisme afin d’en caractériser les formes d’écriture relève à tout le moins d’un contresens réducteur. Il nous semble à cet égard que Le Jardin des supplices formule une illustration assez achevée de ce qu’aurait pu être le paradigme du roman décadent de la nature. De motifs obsédants en figures récurrentes du cercle, l’évocation de Clara en son jardin eût pu constituer un bel objet d’analyse pour Georges Poulet ou Charles Mauron. Outre le discours explicite de personnages inspirés – et comme habités – par la force cyclique des éléments et d’une nature qui oriente de façon perverse les attitudes d’une société humaine travaillant à en grimer les effets, les volutes fin-de-siècle ne sont pas réduites à l’état d’ornements superflus. La figure du cercle, déjà présente à plusieurs niveaux dans L’Abbé Jules, histoire d’un prêtre que son idéal condamne à toutes les formes de ressassement et de frustration pour le mener finalement à l’expression d’un hymne à la liberté et à la nature, passe ici d’une présence périphérique à une forme de figuration de la plongée dans les profondeurs de l’inconscient. Le motif du végétal, amplifié par la fascination et la délectation de Mirbeau à dépeindre un jardin asiatique (qui doit peut-être au sien propre, et à celui de l’ami Monet), envahit tentaculairement le texte et s’immisce jusque dans les couches intimes de l’imaginaire romanesque et décadent de l’écrivain. L’économie narrative du texte étant en définitive assez minimaliste, les figures de la nature asiatique, paradigme éloquent de la matrice universelle, suppléent à cette apparence de patchwork, en réinsufflant au roman une incontestable force poétique.

Les différents commentateurs ont pointé l’aporie philosophique à quoi le double postulat sur la nature mène Mirbeau. Quels espoirs fonder en une nature qui réduit l’homme à des déterminismes (Le Jardin des supplices), empêtre la sensibilité de l’enfant dans les rets de l’illusion (Sébastien Roch), ou qui le voue aux passions abjectes de l’amour ? L’Abbé Jules notamment exhibe la permanence, ou la résurgence, de la réflexion des Lumières, ancrée sur une meilleure connaissance de soi et sur les modalités d’un accord à trouver entre nature et liberté. Entre aveu d’échec, et confiante profession de foi en la capacité de régénération de l’homme en le sein des choses, le discours de Mirbeau sur la nature ne cesse d’osciller, d’une œuvre à l’autre, et au sein d’un même texte. C’est ainsi à partir de ce complexe d’interrogations nouées autour de l’idée de nature que Mirbeau va composer sur la scène journalistique et politique.

Dynamique, propulsive, plus exigeante, l’écriture de la nature oriente, dans les années 1900, vers une réconciliation avec le réel. Elle liquide partiellement les tentations du pessimisme, fait entrer les poncifs éculés dans la modernité. Amateur de provocation, Mirbeau ira jusqu’à faire mine de répudier l’art, au bénéfice des inventions inédites opérées par l’industrie, la science, la technologie. Seule la préoccupation esthétique, tout entière formulée par le regard posé sur la nature, demeure, inébranlable pivot du discours et de l’inspiration. De muse romantique, la nature a consommé sa métamorphose en incarnation contemporaine des conflits modernes et des interrogations nouvelles, en dépit de la ponctuelle recrudescence du pessimisme ou des aspirations régressives (Le Journal d’une femme de chambre, Dingo). Les années 1900 marquent de fait l’engagement actif de Mirbeau dans le combat contre les menaces qui pèsent sur l’environnement. Plusieurs chroniques constituent les prolégomènes d’une implication écologique avant la lettre, la campagne du Journal de la fin 1899 dénonce ainsi les pratiques insalubres de la ville de Paris qui autorise le déversement sauvage des eaux usées dans la vallée de la Seine et transforme les alentours de la ville de Méry ou de Poissy en un « lac de caca ».

 

Sur le terrain du social

Rien de plus ambigu que le concept de nature, rien de plus délicat à manipuler. Contre toute attente, l’idée de nature n’est pas loin de figurer, une fois n’est pas coutume, un repoussoir. Les chroniques de Mirbeau résonnent de son indignation face au darwinisme social, qui veut que l’homme ne soit guère que la réplique supérieure d’un animal livré à la loi du plus fort ; de son inacceptation des thèses criminalistes de Cesare Lombroso, dont le discours aspire à déchiffrer les traits et la généalogie sociale du meurtrier chez le pauvre ;  de son écœurement face à l’ineptie de la croyance en une fatalité et une noblesse de la guerre, prétendue phénomène de nature en quoi cristalliserait la grandeur des civilisations, comme fait mine de le penser Zola. Nombre d’implications sociales de l’idée de nature sont ainsi, au mieux, frappées d’inanité, au pire génératrices de déséquilibre ou d’injustice. Ainsi l’homme se doit-il d’intervenir dans le processus de natalité galopante par une application raisonnée ou intuitive du néo-malthusianisme (la parole sociale prolonge ou impulse là les options politiques, dénonçant l’idée de patrie et les intérêts des marchands de chair à canon), tout comme il doit combattre les formes d’une influence qu’on appelle déterminisme, ou s’émanciper des préjugés qui touchent à la prétendue supériorité naturelle de l’homme sur la femme, quitte à prendre ses distances d’avec un artiste aux qualités appréciées par ailleurs, August Strindberg ; « révolte de la nature », le génie de la femme que Mirbeau décèle notamment chez Camille Claudel, combine uniment le volontaire sursaut d’orgueil de la créatrice face aux préjugés ambiants, et un caractère d’exceptionnalité quasi génétique. L’honneur du polémiste Mirbeau consiste à déplorer et combattre la suprématie des instincts ; celui du romancier de discréditer la survivance, chez l’homme civilisé, des formes du désir de mort (l’exécution capitale, la corrida, la chasse, etc.).

 

Nature et art

Dans le domaine artistique, la nature y figure la table de lois, la référence indépassable de la sensibilité esthétique de Mirbeau. Le recours à ce concept prévient le créateur de deux maux également coupables : les desséchantes réalisations du réalisme et les mystifications symbolistes des « artistes de l’âme ». Tout au contraire, le modèle de la nature rappelle à la nécessité d’une sorte de révélation poétique sur lequel ouvre le travail de l’artiste. Claude Monet suscite ainsi « tout ce qui s’agite, en nous, par elle [la nature], de force animique, tout ce qui, au-dessus de nous, en elle, s’immémorialise d’infini et d’éternité ».

Le traitement de cette notion artistique est complexe. Mirbeau pose ainsi la réflexion sur le Beau en n’hésitant pas à dresser beauté naturelle contre productions humaines. En 1907, l’amateur d’art inconditionnel de Monet et de Rodin ne proclame-t-il pas « Je n’aime plus l’art ! À quoi servent les artistes, puisqu’on n’a plus qu’à regarder soi-même la nature ? » Évolution sensible depuis 1886, date à laquelle il s’enflammait pour un définition subjectiviste de l’art : « La nature n’est visible, elle n’existe réellement qu’autant que nous faisons passer en elle notre personnalité, que nous l’animons, que nous la gonflons de notre passion ». Étaient ici affirmés avec force l’originalité et l’autorité de l’artiste, dont le tempérament synthétise, puis restitue, la beauté et le mystère de la nature. Van Gogh figure le creuset idéal, lui dont le regard et l’esprit s’emparent des formes naturelles : « Il avait absorbé la nature en lui ; il l’avait forcée à s’assouplir, à se mouler aux formes de la pensée, à le suivre dans ses envolées, à subir même ses déformations si caractéristiques. » L’implication ultime de cette emprise s’exprime dans la disparition de cette combinaison magique qu’est l’art : « Et il nous arrive cette impression que bien des fois j’ai ressentie en regardant les tableaux de Claude Monet : c’est que l’art disparaît, s’efface, et que nous ne nous trouvons plus qu’en présence de la nature vivante, complètement conquise et domptée par ce miraculeux peintre. » En définitive, par-delà ce qui pourrait paraître une volte-face, il y a chez Mirbeau l’effort d’une intellectualisation spontanée et réfléchie de la nature par le processus esthétique, chez l’artiste, en amont, et chez le spectateur, au moment de la réception de l’œuvre.

Voir aussi les notices Impressionnisme, Art, Écologie, Mysticisme, Darwin, Lombroso, Meurtre, Guerre, Néo-malthusianisme et Dingo.

S. L.

 

Bibliographie : Claude Herzfeld, La Figure de Méduse dans l’œuvre de Mirbeau, Nizet, 1992 ; Samuel Lair,  « Jean-Jacques et le petit Rousseau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003, pp. 31-50 ; Samuel Lair, Mirbeau et le mythe de la nature, Presses Universitaires de Rennes, 2004 ; Samuel Lair, Mirbeau l’iconoclaste, L’Harmattan, 2008 ; Pierre Michel,  « Mirbeau et Lombroso », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 232-246 ;  Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le néo-malthusianisme », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 214-259 ; Octave Mirbeau, « L’Art et la Nature », Le Gaulois, 26 avril 1886, et « La Nature et l’Art », Gil Blas, 29 juin 1886 ; Arnaud Vareille et Samuel Lair, « La Dynamique des images de l’eau dans l’œuvre de Mirbeau », in Studia romanica posnaniensia, Poznan, n° XXXII, 2005, pp. 123-142.

 

 

 


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