Thèmes et interprétations

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Terme
ONANISME

ONANISME

 

            Au sens littéral, qui renvoie au personnage biblique d’Onan, l’onanisme constitue une manière de pratique contraceptive. Ainsi l’entend, par exemple, le menuisier néo-malthusien (voir la notice Néo-malthusianisme), interrogé par Mirbeau dans sa chronique du 25 novembre 1900, « Dépopulation » (II) :  « D’ici là, nous continuerons à jeter au vent qui la dessèche la graine humaine et les germes de vie !... ».

            Il peut aussi être entendu, symboliquement, comme un symptôme de stérilité. C’est en ce sens que le peintre Lucien de Dans le ciel évoque Onan : « Je ne suis rien, rien qu'un inutile semeur de graines mortes. Rien ne germe, rien jamais ne germera des semences que je suis las, las et dégoûté d'avoir jetées dans le vent, comme le triste et infécond Onan » (Dans le ciel, chapitre XXIII). De même, parlant des déjections laissées par les expositions universelles, Mirbeau évoque, en 1895, leur « sale écume », abandonnée, tous les dix ans par leur « raz-de-marée bourbeux », qui n’a pas laissé la moindre œuvre digne d’être appréciée (Combats esthétiques, t. II, p. 293).

Dans les romans de Mirbeau, l’onanisme est, conformément à l’acception courante, une pratique sexuelle, la masturbation en solitaire, à laquelle recourent des personnages comme Jean Mintié, du Calvaire (1886), l’abbé Jules et Sébastien Roch, des romans homonymes (1888 et 1890), ou encore Célestine, dans Le Journal d’une femme de chambre (1900). Le sujet était encore tabou à l’époque, même si Paul Bonnetain l’a traité, à sa façon dans Charlot s’amuse (1883), ce qui lui a valu d’être inculpé d’outrage aux bonnes mœurs. Grande était donc l’audace de Mirbeau de revenir à plusieurs reprises sur cette pratique. Chez lui, elle est liée, pour l’essentiel, à la frustration sexuelle des personnages, qui est elle-même en relation avec « les forces cosmiques de l’amour » et  le  « furieux désir de vie qui dévorent [la nature] et qui jaillissent, d’elle, en des jets de sale écume » (Le Jardin des supplices, II, 10). Lorsque, chez un individu, ce « furieux désir », qui pourrait d’ailleurs le pousser au meurtre aussi bien qu’à l’amour, ne trouve pas à se satisfaire avec un partenaire, c’est l’onanisme qui sert d’exutoire et permet de « jeter au vent », « en des jets de sale écume », cette semence inutilisée. Il semble donc s’agir d’une soupape physiologique, destinée à diminuer la tension et à assurer l’équilibre psychique de l’individu, dont les besoins sont comprimés – « refoulés », écrit même le narrateur de L’Abbé Jules à propos de son oncle – par une société qui interdit strictement le libre essor des plaisirs sexuels et tente, douloureusement pour les individus, de les canaliser, au nom de la préservation de l’ordre social (et de la transmission du patrimoine), comme le déplore l’abbé Jules : « J'avais des organes, et l'on m'a fait comprendre en grec, en latin, en français, qu'il est honteux de s'en servir... On a déformé les fonctions de mon intelligence, comme celles de mon corps, et, à la place de l'homme naturel, instinctif, gonflé de vie, on a substitué l'artificiel fantoche, la mécanique poupée de civilisation, soufflée d'idéal... l'idéal d'où sont nés les banquiers, les prêtres, les escrocs, les débauchés, les assassins et les malheureux... » (L’Abbé Jules, II, 3).

L’ennui est que ce soulagement provisoire n’est pas pour autant bien vécu. Car, sous l’effet de « l’empreinte » laissée par une éducation catholique répressive et contre-nature, les personnages des premiers romans de Mirbeau, dits « autobiographiques », vivent très mal l’insatisfaisant recours à la masturbation. Ils en ont honte et se sentent coupables : en même temps qu’ils cèdent à un besoin qui s’impose à eux, ils ont fâcheusement tendance à n’y voir qu’« une cochonnerie », comme dit l’abbé Jules de l’amour en général. Lequel abbé, précisément, s’enferme à clef dans sa bibliothèque, où une malle mystérieuse comporte de quoi allumer ses désirs polymorphes, pour s’y livrer à ses activités solitaires. Résultat : si exutoire il y a bien, malgré tout, le plaisir semble en être complètement absent. On a même l’impression que l’onanisme n’est plus qu’une pratique compulsive, à laquelle cèdent les personnages parce qu’ils ne peuvent faire autrement, mais qui, loin de leur apporter la tranquillité liée à la satiété, aggrave encore leur mal-être, en leur infligeant de perpétuels déchirements. C’est ce qu’atteste, par exemple, le journal de Sébastien Roch : « Peu à peu, me montant la tête, je me livrais à des actes honteux et solitaires, avec une rage inconsciente et bestiale. Je connus ainsi des jours, des semaines entières – car j'ai remarqué que cela me prenait par séries – que je sacrifiai à la plus déraisonnable obscénité ! J'en avais ensuite un redoublement de tristesse, de dégoûts, et des remords violents. Ma vie se passait à satisfaire des désirs furieux, à me repentir de les avoir satisfaits ; et tout cela me fatiguait extrêmement ». 

La femme de chambre de Mirbeau, Célestine, est la seule à avoir une conception de la sexualité sensiblement plus ouverte et libérée. Elle ne se prive d’aucun plaisir et n’en éprouve aucun remords : elle n’est certes pas « bégueule », comme certaines de ses maîtresses. Et pourtant, elle aussi, quand, le désir une fois éveillé, elle cède à la tentation de se donner elle-même du plaisir, faute d’autre chair, elle n’éprouve qu’une satisfaction des plus restreintes, qui lui laisse un sentiment de lassitude et d’abêtissement : « Cela éveillait en moi des idées, des images... comment exprimer cela ?... des désirs qui me persécutaient le reste de la journée faute de les pouvoir satisfaire comme j'eusse voulu, me livraient avec une frénésie sauvage à l'abêtissante, à la morne obsession de mes propres caresses ».

À en croire Mirbeau, il ne saurait y avoir d’onanistes heureux.

P. M.

 

Bibliographie : « Mirbeau et la masturbation », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, à paraître en mars 2010.


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