Thèmes et interprétations

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Terme
PLAISIR

Pessimiste comme Schopenhauer, Mirbeau procède, dans la continuité de Baudelaire, à une démystification en règle du plaisir, ou de ce qui passe pour tel aux yeux des habitués des lieux dits “de plaisir”, qu’ils soient populaires ou réservés à une élite. À cette dangereuse conception il oppose des plaisirs sains et tranquilles, qui sont « un repos dans l’existence », où les « jouissances intellectuelles » complètent avantageusement les « jouissances physiques » et où les consolations qu’ils offrent fortifient le travail (« Le Plaisir », Le Gaulois, 16 février 1885).

Mirbeau donne une image très noire des plaisirs et autres divertissements offerts par la société moderne pour faire oublier aux humains leur misère et leur déréliction. Loin de participer à leur épanouissement, ces béquilles se révèlent bien pires que le mal qu’elles sont supposées pallier. Il voit, dans le culte du plaisir mortifère, « ce bourreau sans merci » dont parle Baudelaire et dont le fouet fait avancer le troupeau, un symptôme de cette décadence civilisationnelle qu’il ne cesse de diagnostiquer, notamment dans ses Chroniques du Diable de 1885 : « Il vient de la vanité et il va au crime. Il vide les cervelles, il pourrit les âmes, dessèche les muscles, et, d’un peuple d’hommes robustes, fait un peuple de crétins. [...] C’est lui qui est le pourvoyeur  des bagnes et qui alimente les échafauds ; lui qui met dans la main de l’homme le poignard du suicide. [...] C’est le grand destructeur, car il ne crée rien et il tue tout ce qui est créé. [...] Il n’est fait que d’ennuis, que de souffrances, que de servitudes. » (« Le Plaisir », loc. cit.).

Les lieux affectés aux plaisirs supposés, tripots, cafés-concerts, cercles, clubs privés, bordels ou lupanars, se révèlent, à l’usage, des antres infernaux pour ceux qui ont cru y trouver un refuge comme pour les femmes qui y marchandent leurs faveurs. Dans La Maréchale  (1883), un personnage dit d’un club nouvellement ouvert à grand renfort de publicité : « Enfin, c'est un enfer, que votre club... un véritable enfer ! » Dans « Le Bal des canotiers » (Le Gaulois, 18 juillet 1882), un quadrille endiablé est mené par « une vieille femme jadis célèbre », aux yeux « abêtis par le vice », aux joues pendantes « comme des fanons » et à la taille « épaisse et déformée, malgré le blindage suppliciant du corset », et cette « apparition macabre », qui « grimace un sourire » et promène « sur la foule qui l’entoure un air de triomphe hébété », inspire à Mirbeau ce commentaire révélateur : « Et rien n’est mélancolique comme le spectacle de cette vieillesse dont le fard ne cache plus la lividité, dont le plaisir sans merci fouette les membres meurtris et lassés, et qui va, sautillant comme une sorcière, sans remords et sans pensée, des hontes de la vie aux terreurs vengeresses de la mort éternelle. ». Mais c’est surtout dans Le Calvaire (1886) et Le Jardin des supplices (1899) que le romancier développe ce thème. Dans le roman de 1886, nombreuses sont les inversions de la vision traditionnelle du plaisir qui témoignent de cette vision démystificatrice, par exemple, « les fenêtres des cercles et des tripots flamboient, rouges, pareilles à des bouches d'enfer », ou  « la porte d'enfer s'est refermée » sur un de ces visiteurs en qui Mintié voit des « chairs damnées » qu’il rêve de « faire hurler et se tordre dans une flambée infernale ». Dans Le Jardin des supplices, Mirbeau développe un double parallèle : d’une part, entre les délices et les supplices, qui ne sont bien souvent que des délices inversés et poussés jusqu’à l’extrême limite de la résistance humaine, pour aboutir à la plus horrifique des agonies (voir les supplices du rat, de la cloche et, plus encore, de la caresse) ; et, d’autre part, entre les salons-bordels parisiens, achalandés de femmes-fleurs offertes aux amateurs de chairs fraîches, et le bateau de fleurs, lupanar chinois, où, après chaque visite du jardin des supplices, Ki-Pai amène rituellement le corps inconscient et glacé de l’hystérique Clara, femme damnée en proie à la “petite mort” et qui y attend apparemment des délices destinés à lui redonner vie. Tout se passe comme si chaque plaisir terrestre, loin d’être une source d’épanouissement, ou, à défaut, « une halte dans le crime », ou encore une modeste consolation à nos misères quotidiennes, n’avait pas d’autre utilité que de faire d’autant plus vivement ressentir l’infinie cruauté d’une longue descente aux abîmes de la souffrance. Par ailleurs, on le sait, dans toute son œuvre, Mirbeau illustre la convergence entre le plaisir sexuel et le meurtre, entre l’instinct de vie et l’instinct de mort, et il stigmatise une société déboussolée et criminogène, qui entretient délibérément leur détonante association.

On conçoit, dès lors, que, tout au long de sa vie, Mirbeau ait préféré les joies saines procurées par l’amitié des esprits fraternels, par la lecture et la méditation, ou encore par la contemplation des fleurs et des œuvres d’art.

Voir aussi les notices Enfer, Meurtre, Pessimisme, Suicide, Sexualité, Schopenhauer, Chroniques du Diable, Petits poèmes parisiens, Le Calvaire et  Le Jardin des supplices.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, Octave Mirbeau, Henri Barbusse et l’enfer, Société Octave Mirbeau, 2006 ; Octave Mirbeau, « Le Plaisir », Le Gaulois, 16 février 1885.

 

 


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