Thèmes et interprétations

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Terme
SUICIDE

SUICIDE

 

            Mirbeau ne s’est pas plus suicidé que Camus, mais lui aussi semble considérer le problème de la mort volontaire comme prioritaire, puisque la réponse à y donner détermine les choix fondamentaux de l’existence. Aussi bien a-t-il consacré au sujet trois chroniques : l’une, signée Tour-Paris, a paru dans Le Gaulois le 28 octobre 1880 ; les deux autres, intitulées « Le Suicide », ont paru respectivement dans La France, le 10 août 1885, et dans Le Gaulois, le 19 avril 1886.

            Mirbeau est extrêmement pessimiste et donne de la condition humaine une image extrêmement noire (voir les notices Pessimisme et Enfer). Rien d’étonnant, dès lors, que le suicide puisse apparaître comme une issue de secours, pour s’évader de ce jardin des supplices qu’est l’existence terrestre. Lui-même l’a envisagé en 1882, dans un de ses Petits poèmes parisiens, « Rose et gris », où il cite Poison perdu, poème souvent attribué à Rimbaud (« Sois-moi préparée / Aux heures de désir de mort ») ; puis en 1884, alors qu’il est au fond de l’abîme, exilé à Audierne, comme il l’écrit à Paul Hervieu : « Il y a, près d’ici, une belle roche autour de laquelle la mer bouillonne et tord son écume avec furie. Je suis allé l’autre jour lui rendre visite, et je me disais en contemplant ce gouffre qu’on devait bien y dormir. » En 1916, au beau milieu de la monstrueuse boucherie héroïque qui achève de le désespérer, il confie au journaliste Georges Docquois que, depuis sa jeunesse lointaine, il a jugé la mort « enviable et sans prix » et « s’en est fait, voici longtemps déjà, une idée de consolation décisive ». À défaut de céder lui-même à la tentation, il imagine que plusieurs de ses personnages font ce choix : l’écuyère Julia Forsell, au dénouement de L’Écuyère (1882), Daniel Le Vassart, dans les dernières lignes de La Belle Madame Le Vassart (1884), et le « petit Henri » des Lettres de ma chaumière (1885), passent à l’acte, cependant que les héros de ses trois premiers romans officiels – Jean Mintié, dans Le Calvaire (1886), l’abbé Jules du roman homonyme (1888) et le petit Sébastien Roch (1890) – sont un moment attirés par cette « solution finale ».  Jean Mintié écrit ainsi, au chapitre VII du Calvaire :  « Mourir, c'est être pardonné !... Oui, la mort est belle, sainte, auguste !... La mort, c'est la grande clarté éternelle qui commence... Oh ! mourir !... s'allonger sur un matelas plus moelleux que la plus moelleuse mousse des nids... Ne plus penser... Ne plus entendre les bruits de la vie... Sentir l'infinie volupté du néant. »

            Loin donc de condamner le suicide pour les raisons morales et religieuses qui sont habituelles dans la bouche de tous les partisans de ce qu’il appelle « le mensonge religieux », loin d’y voir une folie, comme la plupart des psychiatres de l’époque, Mirbeau, à l’instar des stoïciens, considère le suicide comme un acte éminemment rationnel et libérateur : tantôt il résulte d’une prise de conscience philosophique empreinte de renoncement et du désir de s’affranchir du poids écrasant de l’existence ; tantôt de l’influence désastreuse d’une civilisation moribonde et mortifère, notamment par son culte du plaisir, « ce bourreau sans merci » dont parle Baudelaire et « qui alimente les échafauds » et « met dans la main de l’homme le poignard du suicide »  (« Le Plaisir », Le Gaulois, 16 février 1885). Pour lui, la sagesse vient de l’acceptation lucide de notre condition mortelle, si scandaleuse qu’elle soit, et du renoncement aux faux biens de ce monde : « Pourquoi redouter le néant ? Pourquoi craindre ce que nous avons été déjà ? Partout la mort est là qui nous guette, et n’est-ce point pitié de voir chacun la fuir et implorer lâchement une heure de sursis  ? N’est-ce point elle qui est la vraie liberté et la paix définitive ? »

            Si, malgré tout, après avoir apprivoisé la mort et appris à ne plus la craindre, il n’a pas pour autant choisi ce type de libération, c’est qu’il a préféré le combat à la capitulation, la révolte hic et nunc à « la paix définitive », le mépris de la mort et de notre inhumaine condition à la tentation de l’endormissement : pour Mirbeau comme, plus tard, pour Albert Camus, la forme suprême de la révolte métaphysique, c’est bien plutôt de narguer la mort que de la choisir, c’est de tâcher d’être heureux “quand même”, en attendant l’inéluctable exécution, et de se révéler ainsi plus fort et plus digne que ce qui écrase l’homme et le tue.

P. M.

 

            Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau, Camus et la mort volontaire », in Actes du colloque de Lorient Les Représentations de la mort, Presses Universitaires de Rennes, 2002, pp. 197-212. 

 

 

           


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