Thèmes et interprétations

Il y a 261 entrées dans ce glossaire.
Tout A B C D E F G H I J L M N O P Q R S T U V
Terme
SEXUALITE

On a souvent accusé Mirbeau d’être un pornographe parce que, comme un romancier naturaliste tel que Zola, victime des mêmes accusations, il accorde à la sexualité de ses personnages la même importance que dans la vie. Il n’hésite pas non plus à parler des déviances et perversions, sur lesquelles pesaient bien des tabous, au point que son œuvre la plus mondialement célèbre, Le Journal d’une femme de chambre (1900), peut apparaître comme une sorte de catalogue des pratiques sexuelles condamnées au nom de l’hypocrite « morale », qui a bon dos. L’onanisme, le fétichisme, le saphisme, la pédophilie, la sodomie, le sadisme, le masochisme, le viol, le voyeurisme, le triolisme, voire la bestialité, sont tour à tour convoqués. Mais jamais rien de graveleux dans ces évocations, bien au contraire, car à aucun moment le romancier ne cherche à produire des effets érotiques : la façon dont il traite de la sexualité, perçue souvent comme des « cochonneries », serait plutôt dissuasive et totalement désérotisante, et elle inspire bien davantage le dégoût, voire la nausée.

 

Instincts de vie et de mort

 

Quelles sont les principales caractéristiques de la sexualité humaine telle que nous la présente Mirbeau ?

Tout d’abord, selon la vulgate schopenhauerienne, elle est partie intégrante de ce « grand tourbillon de la vie » qui « emporte presque toutes les créatures vivantes dans un désir obscur et puissant de création » (« Dépopulation » IV, Le Journal, le 9 décembre 1900). C’est le vouloir-vivre épars dans la nature et chez toutes les espèces sexuées qui pousse les individus des deux sexes à s’unir pour « la continuation de la vie » et qui, « selon les lois infrangibles de la Nature », se sert de la femme comme d’un piège pour appâter les hommes : elle « n’a qu’un rôle, dans l’univers, celui de faire l’amour, c’est-à-dire de perpétuer l’espèce » (« Lilith », Le Journal, 20 novembre 1892) et, dès son plus jeune âge, son organisme l’y prépare. Cet instinct vital est donc tout-puissant et les humains des deux sexes lui obéissent aveuglément, sans se rendre compte que tous les échafaudages esthético-sentimentaux des amoureux et des poètes, dont se moque le narrateur de Dans le ciel  (« Pour eux l'amour n'était qu'un paysage somptueux avec des lacs, des gondoles, des armures, des donjons, des escaliers de marbre où glissent les traînes froufroutantes »),  et toute la comédie de l’amour (que Mirbeau tourne en dérision dans Les Amants) ne sont que des habillages destinés à camoufler des « réalités » jugées trop vulgaires par certains esprits qui se veulent poétiquement éthérés. Par exemple, ce « gros, lourd et épais garçon, à forte carrure d’Auvergnat », néanmoins pseudonommé Clara Fistule, qui « prêche l’insexuat » et qui va « partout clamant “l'horreur d'être un mâle” et “l'ordure d'être une femme” » : « Je ne puis me faire à l’idée que moi... Clara Fistule... je sois engendré de la bestialité d’un homme et des complaisances prostitutionnelles d’une femme » (Les 21 jours d’un neurasthénique, chap. II).

En deuxième lieu, cet instinct de vie est inséparable de l’instinct de mort et Éros a partie liée avec Thanatos, puisque tous deux s’inscrivent dans l’éternel cycle naturel des nécessaires transformations de tout ce qui vit et qui doit impérativement mourir. C’est surtout Le Jardin des supplices qui pousse à son paroxysme cette assimilation, si dérangeante pour les lecteurs. Quand l’anonyme narrateur s’étonne que sa maîtresse  « recherche « la volupté dans la pourriture » et « mène le troupeau de [ses] désirs s’exalter aux horribles spectacles de douleur et de mort », Clara répond  « vivement » que « l’Amour et la Mort, c’est la même chose !… » et que « la pourriture, c’est l’éternelle résurrection de la Vie ». Cette « résurrection », qu’illustre précisément la splendeur des parterres de fleurs du jardin chinois engraissés par le sang des suppliciés : « Mélangés au sol, comme un fumier – car on les enfouissait sur place –, les morts l’engraissèrent de leurs décompositions lentes. [...] Son extraordinaire force de végétation, loin qu’elle se soit épuisée à la longue, s’active encore aujourd’hui des ordures des prisonniers, du sang des suppliciés, de tous les débris organiques que dépose la foule chaque semaine et qui, précieusement recueillis, habilement travaillés avec les cadavres quotidiens dans des pourrissoirs spéciaux, forment un puissant compost dont les plantes sont voraces et qui les rend plus vigoureuses et plus belles. »

L’une des conséquences, jugées monstrueuses, de cette consanguinité de la Vie et de la Mort, c’est l’inquiétante proximité de l’acte sexuel et du meurtre chez de très nombreux  personnages mirbelliens : ainsi Jean Mintié est sur le point d’étrangler Juliette Roux, dans Le Calvaire ; l’abbé Jules, du roman homonyme de 1888, est fort tenté de violer et tuer Mathurine (« Une étrange fureur de passion lui poussait les bras en avant, tordait ses mains, précipitait toute sa chair vers il ne savait quel crime absurde et fatal. La faucille luisait sur l’herbe, près de lui ; il eut l’idée de s’en saisir, de frapper. Ce qui lui restait de raison s’en allait dans le vertige. Il n’eût pu dire à quelle incoercible folie il obéissait, lequel était en lui, du meurtre ou de l’amour ») ; le narrateur du Jardin des supplices aimerait prendre Clara « dans [ses] bras et l’étreindre jusqu’à l’étouffer, jusqu’à la broyer, jusqu’à boire la mort – sa mort – à ses veines ouvertes » ; et il n’est pas jusqu’à la lucide Célestine du Journal d’une femme de chambre qui ne soit prête à suivre Joseph « jusqu’au crime ». Quant à Sébastien Roch, il échappe difficilement à la tentation de tuer Marguerite qui s’offre à lui : « Et le désir violent de cette chair qu'il avait condamnée, montait en lui, plein de brûlures et de morsures, un désir où il y avait du meurtre encore, mais du meurtre qui ne voulait plus la mort, et qui, pourtant, se ruait à la possession, comme le couteau de l'assassin se rue à la gorge de la victime » (Sébastien Roch, II, 3).  Au terme de son voyage initiatique à travers le jardin des supplices, le narrateur du Jardin explique ce phénomène par un constat terrifiant : « Et c’est l’homme-individu, et c’est l’homme-foule, et c’est la bête, la plante, l’élément, toute la nature enfin qui, poussée par les forces cosmiques de l’amour, se rue au meurtre, croyant ainsi trouver, hors la vie, un assouvissement aux furieux désirs de vie qui la dévorent et qui jaillissent, d’elle, en des jets de sale écume ! » (Le Jardin des supplices, II, 10).

 

Nature, culture et refoulement

 

L’instinct sexuel tout-puissant au sein de la nature se heurte, dans les sociétés humaines, aux lois civiles et religieuses imposées par la culture. Elles tentent de canaliser le besoin de tuer en le détournant vers des ennemis extérieurs ou intérieurs : « Le besoin inné du meurtre, on le refrène, on en atténue la violence physique, en lui donnant des exutoires légaux : l’industrie, le commerce colonial, la guerre, la chasse, l’antisémitisme… » (Frontispice du Jardin des supplices). Quant à l’instinct génésique stricto sensu, elles voudraient le limiter à la procréation dans le cadre familial, et elles le combattent âprement partout ailleurs et sous toutes les formes possibles, au nom d’une « morale » aussi hypocrite que répressive, comme Mirbeau l’écrit à un magistrat qu’il interpelle publiquement : « Lamour a été détourné de son but – qui est la continuation de la vie, la perpétuation de l’espèce – par les lois civiles que tu sers et les lois religieuses auxquelles tu es asservi… et ces deux lois, victorieuses de la nature, ne vont jamais l’une sans l’autre. Par le mariage – c’est-à-dire par l’organisation de la richesse et la transmission de la propriété – tes lois civiles restreignent, empêchent la libre expansion de l’amour : elles tuent, en combien d’êtres humains, le germe de vie ; donc elles accomplissent une œuvre de mort. Les lois religieuses, dans une volonté de discipline et d’universelle domination, ont fait de l’amour, c’est-à-dire de l’éclosion éternelle de la vie, un épouvantail et un péché. Toutes les deux, par les entraves légales ou morales qu’elles apportent à l’amour, ont été les principales causes de perversions sexuelles qui désolent l’humanité et sont un crime véritable contre l’Espèce » (« À un magistrat », Le Journal, 31 décembre 1899). Le cas de l’abbé Jules illustre cette analyse, car, s’il est devenu, de son propre aveu, « une canaille, un être malfaisant, l'abject esclave de sales passions », il en rejette la faute sur la société et la religion : « Parce que, dès que j'ai pu articuler un son, on m'a bourré le cerveau d'idées absurdes, le cœur de sentiments surhumains. J'avais des organes, et l'on m'a fait comprendre en grec, en latin, en français, qu'il est honteux de s'en servir... On a déformé les fonctions de mon intelligence, comme celles de mon corps, et, à la place de l'homme naturel, instinctif, gonflé de vie, on a substitué l'artificiel fantoche, la mécanique poupée de civilisation, soufflée d'idéal... l'idéal d'où sont nés les banquiers, les prêtres, les escrocs, les débauchés, les assassins et les malheureux » (L’Abbé Jules, II, 3). La frustration sexuelle qui en découle, chez tous ceux qui conservent « l’empreinte » de cette aliénation religieuse, serait à l’origine, non seulement du recours compulsif à la masturbation (voir la notice Onanisme), mais, plus généralement, de toutes les pratiques sexuelles considérées comme des perversions. On peut aussi lui attribuer les phantasmes et hallucinations érotiques qui ne cessent de travailler l’imagination de personnages tels que l’abbé Jules et qui suscitent en eux la rage de l’inassouvissement.


Dans tous les cas de figure, cette imprégnation du sens du « péché », en matière de sexualité, contribue gravement au déséquilibre psychique des individus qui en sont empoisonnés, car ils sont perpétuellement tiraillés entre des besoins qu’ils tentent de satisfaire, fût-ce au moyen d’expédients qui laissent un goût d’amertume, et le sentiment de honte et de culpabilité qu’ils en conservent. Ils se débattent misérablement, comme l’abbé Jules, qui est aux prises avec des désirs polymorphes mal « refoulés » : « Je sens qu’il y a en moi des choses… des choses… des choses refoulées et qui m’étouffent. » Dans ces conditions socioculturelles, rares sont ceux qui parviennent à cette émancipation sexuelle, dont rêvait le jeune Octave, du fond du cercueil notarial de Me Robbe, à Rémalard. Curieusement, ce sont trois femmes qui, chez Mirbeau, sont engagées sur cette voie. Clara, dans Le Jardin des supplices, se fait le chantre de toutes les libertés : « Pas d’autres limites à la liberté que soi-même… à l’amour que la variété triomphante de son désir… L’Europe et sa civilisation hypocrite, barbare, c’est le mensonge… » Mais, chez elle, il y a une telle accumulation de perversions, jugées monstrueuses même par ce forban de la politique qu’est son amant, qu’il est évidemment impossible d’en faire un modèle à suivre. Célestine, dans Le Journal d’une femme de chambre, prend sainement son plaisir où elle le trouve, sans être gênée outre mesure par les transgressions de l’hypocrite code « moral » des bourgeois, mais cette jeune femme pas du tout  « bégueule » n’en est pas moins choquée par les « cochonneries » de ses maîtres. Quant à Germaine Lechat, dans Les affaires sont les affaires (1903), elle proclame qu’elle a un amant et qu’elle l’a choisi, mais, chez elle, l’affirmation de sa liberté sexuelle semble être surtout le fruit de sa révolte contre son père et pourrait bien être avant tout une provocation lancée à la face de ses contemporains, qui voient unanimement en elle ne fille dévergondée et dénaturée. Quelles que soient les limites de leur émancipation, ou les réserves qu’on peut émettre, il n’en reste pas moins que ces trois femmes sont incontestablement plus libres, dans leur tête, que tous les personnages masculins des fictions de Mirbeau. Comme quoi ce gynécophobe se révèle paradoxalement féministe... Il l’est aussi, à sa façon, quand il met en lumière l’ambiguïté des genres dans Le Calvaire  et Le Jardin des supplices : en inversant bien souvent les rôles sexuels, par une virilisation de la femme (Juliette et Clara) et une féminisation des hommes (Mintié et le narrateur du Jardin), il contribue à brouiller les pistes, à remettre en cause les normes sexuelles, qui apparaissent alors comme culturelles, donc sociales, et non naturelles, et, du même coup, à susciter la réflexion du lecteur déconcerté.


C’est également la culpabilisation des choses du sexe qui rend si difficile le passage de la puberté et si « désillusionnantes » les premières expériences, où le rêve de pureté est confronté à des réalités jugées impures, voire carrément dégoûtantes et répulsives. Comme Freud, Mirbeau accorde une grande importance aux conséquences névrotiques de la sexualité infantile. Ainsi le narrateur des  Souvenirs d'un pauvre diable écrit-il, après avoir subi les enlacements tentaculaires d’une cousine inassouvie aux « mille bras » et aux « mille bouches » : « De ce jour où, si brutalement et si incomplètement, je dois le dire, me fut révélé le mystère de l’acte sexuel, je n’eus plus une minute de tranquillité physique et morale. D’étranges hantises survinrent qui secouèrent ma chair réveillée et peuplèrent d’images brûlantes mes rêves, d’où la pureté s’envola. » Désenchantante est aussi la première expérience de Sébastien Roch, qui aurait pu finir plus mal encore, sous l’impulsion meurtrière qui le secoue : « Il n'éprouvait plus de colère, plus de dégoût, plus rien que de la détresse. » Il en va se même du narrateur de Dans le ciel avec la fille de sa concierge : « Je goûtai un bonheur incomplet, qui me laissa tout triste et un peu hébété. [...] Je ne sus pas trouver, pour la rassurer, un seul mot de tendresse. Il me semblait que j'eusse perdu l'usage de la parole ; il me semblait aussi que tout venait de mourir en moi, dans ce geste désillusionnant de l'amour. »


Dans le domaine de la sexualité, on a l’impression que Mirbeau rêve, depuis son adolescence, d’un épanouissement résultant d’un libre essor des besoins de l’individu au sein de la nature, mais qu’il sait pertinemment que cet idéal est inaccessible dans la société telle qu’elle est et que les humains sont condamnés à l’insatisfaction ou à la frustration. De là à conclure que, pour lui, la libido est potentiellement révolutionnaire, il n’y a peut-être qu’un pas, mais il serait sans doute imprudent de le franchir.


Voir aussi les notices Amour, Onanisme, Homosexualité, Sadisme, Masochisme, Mariage, Prostitution, Obscénité, Pornographie, Pédophilie, Meurtre, Morale et Gynécophobie.

P. M.

 

Bibliographie : Emily Apter, « Fétichisme et domesticité : Freud, Mirbeau et Buñuel », Poétique, n° 70, avril 1987, pp. 143-166 ; Emily Apter, « The Garden of scopic perversion from Monet to Mirbeau », October, n° 47, hiver 1988, pp. 91-116 : Emily Apter, « Sexological decadence : the gynophobic visions of Octave Mirbeau », in The Decadent Reader – Fiction, Fantasy, and Perversion from Fin-de-Siècle France, New York, Zone Books, 1998, pp. 962-978 ; Patrick Avrane, Freud rate Mirbeau », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 44-54 ; Pierre Michel, « Les Rôles sexuels à travers les dialogues du Calvaire et du Jardin des supplices, d’Octave Mirbeau », in Aux frontières des deux genres, Karthala, 2003, pp. 381-399 ; Robert Ziegler,  « Object loss, fetishism and creativity in Octave Mirbeau », Nineteenth century french literature, volume 27, n° 3-4, printemps-été 1999, pp. 402-414 ; Robert Ziegler, « Fetishist Art in Mirbeau’s Le Journal d’une femme de chambre », 2005.


Glossary 3.0 uses technologies including PHP and SQL