Thèmes et interprétations

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Terme
SILENCE

Il y a un paradoxe surprenant à être l’écrivain le plus lu de son temps, de surcroît disert jusqu’au bavardage, et à développer dans son œuvre une tendance au non-dit. Les personnages de taiseux sont nombreux, dans l’œuvre mirbellienne : Bolorec dans Sébastien Roch (1890), Lucien Garraud dans Les affaires sont les affaires (1903), Joseph dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), le narrateur du Jardin des supplices (1899), la famille Dervelle dans L’Abbé Jules (1888), développent çà et là, ou de façon plus durable, un laconisme récurrent, symboliquement lourd. Offensif ou défensif, le silence des figures romanesques s’interprète d’abord comme un évident signe de décalage antisocial ; menaçant le lien de la communication même, il est déjà, dans sa dimension de contestation verbale, une démarche anarchiste dans la mesure où il fait appréhender la mesure d’une espérance déçue, d’un for intérieur meurtri. L’enfant, infans, à l’origine de la dimension autobiographique des premiers romans, incarne assez bien l’être silencieux par excellence, l’âme violentée qui contient son cri, celui de la révolte. L’être mutique est volontiers tourné vers le passé (le sien propre ou celui d’une humanité désormais absente) davantage que vers une époque résolument sonore, dans ses errements, sa médiocrité, ses prétentions creuses. Aussi bien Mirbeau nous présente-t-il le mutisme comme l’une des caractéristiques possibles du créateur ; l’on connaît sa dilection pour l’œuvre muette, peinture ou sculpture, au détriment de la parole littéraire, qui fait de l’émotion esthétique un prétexte au bavardage périphérique et encombrant. Le fait est que ces personnages de prostrés, dans l’œuvre, s’avèrent disposer d’une sensibilité esthétique réelle. Et par mimétisme, il revient au spectateur selon le vœu de Mirbeau de se taire en face de l’œuvre, abdiquant par exemple ses velléités de critique.

Prêchant d’exemple, Mirbeau développe un art romanesque qui fait la part belle au silence : la tentation du journal (chez Célestine ou Sébastien), le choix des mémoires, court-circuitent le dispositif du dialogue, au principe même de la littérature. Le recours stylistique aux points de suspension, réticences ou aposiopèse, intègre, quant à lui, le silence dans l’espace d’un style romanesque. L’abondante cohorte des formules tautologiques (Les affaires sont les affaires), enfin, dénonçant les modes de penser bourgeois, montrent une autre forme d’abdication de la parole. Par contraste, l’animal mirbellien se voit souvent attribuer une capacité d’écoute ou de communication : le chien Dingo incarne la problématique dualité entre une maîtrise de soi qui le pousse à se taire, et une admirable sagesse qui lui confère la force d’un langage. Du reste, les fleurs, dans Le Jardin des supplices, ou les jeunes arbres, dans les prosopopées du Calvaire, sont elles aussi les interlocuteurs privilégiés d’un narrateur désespéré par l’inanité de l’échange verbal humain

Du non-dit à l’indicible, l’absence du mot recoupe la présence de la mort. Bolorec, Joseph, Lucien même, dans Dans le ciel, ont eu, ont ou auront, maille à partir avec le meurtre ou le suicide, comme si la fracture entre un trop-plein d’impressions, et une expression rare ne pouvait être liquidée que dans le silence définitif. Se joue là, dans l’ouverture du roman au silence, et dans son refus de la linéarité langagière, toute la perspective poétique de l’œuvre de Mirbeau.

S. L.



Bibliographie : Samuel Lair, « La Loi du silence selon Mirbeau », Cahiers Mirbeau n° 5, 1998, pp. 32-57 ; Anita Staron, « Entre la parole et le silence – L’exil d’Octave Mirbeau », in Littérature de la misère, misère de la littérature, Lodz,  Wydawnictwo Uniwersytetu Lodzkiego, 2004, pp. 109-116.

 

 


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