Thèmes et interprétations

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Terme
SATIRE

Octave Mirbeau est à coup sûr un écrivain satirique, et toute son œuvre, tant littéraire que journalistique, en atteste surabondamment. Reste à savoir ce que l’on entend précisément par ce mot passe-partout et à quels traits caractéristiques il est possible d’identifier un écrivain satirique. Dans son article dithyrambique sur le jeune Léon Daudet, en qui il sent alors un esprit fraternel, Mirbeau expose, à propos des Morticoles, sa propre conception de la saine satire, et l’oppose à l’usage malsain qui en est fait le plus souvent : « C’est, au contraire, dans son accent de formidable exagération, de la plus belle, de la plus haute satire. D’ailleurs, je cherche vainement quelqu’un qui soit doué, comme lui, de la faculté héroïque – plus rare qu’on ne croit – de la satire : non pas la satire essoufflée et grinçante qui salit de son rire baveux les idées qu’elle effleure et les hommes qu’elle frôle, mais la satire énorme, passionnée, qui vient des sources les plus profondes de l’enthousiasme déçu et de l’amour trahi, la satire justiciaire qui marque les faces et les choses de traits sanglants qui ne s’effaceront plus, la satire qui se hausse, comme un poème, jusqu’aux lyriques sommets du comique shakespearien » (« M. Léon Daudet », Le Journal, 6 décembre 1896).

Tâchons de dégager quelques traits de Mirbeau satiriste et de voir s’il se conforme bien à l’idéal ainsi défini.

* Il est clair, tout d’abord, qu’il est en révolte contre la société de son temps et que le moteur de ses interventions est l’indignation qu’il éprouve au spectacle de la laideur et de la bêtise humaines et de leurs manifestations multiformes. Tous ses combats – éthiques, politiques, littéraires, esthétiques – s’enracinent dans un « amour trahi » et un « enthousiasme déçu », qui sont effectivement, chez lui comme chez Léon Daudet, les « sources profondes » de sa haine « passionnée », viscérale, des scélérats, des grimaciers et des “paltoquets” de tout poil.

* Il est clair aussi, pour à n’importe quel lecteur, que Mirbeau nous exhibe complaisamment les laideurs apparentes et les vices cachés et met en œuvre une véritable esthétique de la laideur. Un roman tel que Le Journal d’une femme de chambre (1900) peut apparaître, à travers le regard accusateur de Célestine, qui en est le témoin privilégié, comme un répertoire assez complet des turpitudes des humains en général, et des classes dominantes en particulier, cependant que Les Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901) nous fournit un échantillonnage hallucinant de tous les types tératologiques de l’animalité humaine. Mais ce n’est évidemment pas pour « salir » gratuitement ses contemporains et son rire vengeur n’a rien de « baveux », à la différence, par exemple, de celui des critiques misonéistes qui se payaient une franche lippée devant les toiles de Manet ou de Monet et chez qui la satire était un symptôme de leur propre impuissance et de leur mesquine jalousie de ratés. Si, au contraire, Mirbeau souhaite nous faire partager son dégoût, c’est pour susciter en nous une salutaire nausée, qui nous incite à nous détourner des déplorables spécimens d’humanité qui nous sont dévoilés dans leur méduséenne nudité et à chercher ailleurs un air plus respirable. C’est en les dessinant en creux qu’il nous amène à désirer une autre vie, une autre organisation sociale, qu’il se garde bien de nous imposer, et même de nous décrire ; c’est en nous dévoilant un univers où tout marche à rebours qu’il nous incite à remettre les choses à l’endroit. Bref, il s’agit bien d’une  « satire justiciaire », et la jubilation qu’il nous communique nous permet de nous venger nous aussi, par le rire, de nos propres souffrances et humiliations.

* Quand, dans ses chroniques, et notamment dans ses interviews imaginaires, il débusque les mensonges des proclamations publiques, met à nu le cœur humain « vide et plein d’ordure », selon la formule de Pascal, et arrache les masques des puissants et des nantis, c’est bien pour « marquer les faces et les choses de traits sanglants qui ne s’effaceront plus », afin que les lecteurs puissent en tirer de salutaires leçons. C’est bien par la satire que, selon l’adage, il châtie les mœurs et entreprend de  corriger les vices des hommes : elle est donc, chez lui, d’une moralité infiniment préférable à l’hypocrite morale en usage.

* L’exagération, qu’on lui a souvent reprochée, le grossissement des traits propre à la caricature, l’hénaurmité même des situations qu’il imagine et des personnages qu’il convoque, et le grotesque, élément fondamental de la satire, ont pour fonction de nous provoquer et de nous obliger à réagir. Loin d’être gratuits, tous les procédés de la satire et de la dérision sont mis au service de la critique sociale, dans l’espoir qu’un jour, peut-être, la société puisse être un peu moins absurde, un peu moins oppressive et un peu moins criminelle.

Certes, bon nombre des cibles qu’il a clouées au poteau d’infamie sont aujourd’hui tombées dans les poubelles de l’histoire, de sorte qu’on pourrait penser que la satire mirbellienne a perdu une bonne partie de sa force en même temps que son actualité. Il n’en est rien. Car, par-delà les Georges Leygues, les Archinard, les Frédéric Febvre, les Mazeau ou l’Illustre Écrivain, ce sont les figures éternelles du politicien bon à tout faire, c’est-à-dire bon à rien, de la vieille baderne toujours prête à massacrer allègrement, du cabotin imbu de sa dérisoire importance, du magistrat prêt à tous les aplatissements et à toutes les forfaitures, de l’industriel des lettres atteint de snobisme impénitent, qui se gravent dans notre esprit, indépendamment du modèle d’époque. La satire de Mirbeau atteint à l’universel et continue de nous faire rire, un siècle après la disparition des fantoches qui l’ont inspirée.

On peut aussi se demander s’il n’y a pas, dans la satire mirbellienne, un tel ressassement et tant de répétitions que le lecteur puisse, à la longue, s’en lasser. Ne finirait-elle pas par être contre-productive ? Force est de reconnaître que, de patauger si longtemps dans la boue ou le purin, cela ne soulève pas a priori l’enthousiasme des foules : l’univers de Célestine, par exemple, finit par devenir irrespirable, et elle a beau changer constamment de place, d’un chapitre à l’autre de son journal, c’est le même refrain, ce sont les mêmes bassesses, les mêmes hypocrisies, les mêmes « bosses morales », les mêmes « rêves ignobles » de gens supposés respectables. Mais ce déroulement cyclique est le prix à payer si on veut appréhender la vérité camouflée par les « grimaces » de respectabilité  des dominants : comme le rappelle Maria Carrilho-Jézéquel, « la satire ne peut décrire la vérité qu’en dépouillant l’univers de ses simulacres et apparences trompeuses, c’est-à-dire qu’en décidant de décrire, de toutes les formes, la laideur et le mal ». Et puis, la variété et le pittoresque des personnages, la diversité et la cocasserie des situations, permettent le plus souvent d’éviter le risque de lassitude et de susciter le rire ou le sourire du lecteur, en dépit de la noirceur du tableau qui lui est présenté.

Reste à savoir alors si ce rire, voire cette jubilation éprouvée par l’auteur et partagée par le lecteur, ne risquent pas de nuire à l’efficacité des combats de l’imprécateur au cœur fidèle, en fournissant des satisfactions telles que plus ne serait besoin de se révolter autrement que par le rire. L’indignation de l’écrivain, qui est à la source de la satire, pourrait alors saper celle de ses lecteurs, qui se contenteraient de ses mots pour soigner leurs maux, sans chercher à s’engager davantage. On ne saurait d’autant moins l’exclure que le lectorat des romans et contes de Mirbeau est extrêmement divers. Mais on peut aussi penser que, chez bon nombre de ceux qui jouissent de son humour et de sa fantaisie, l’envie d’en découdre et de se battre pour un idéal de Justice et de Vérité a de bonnes chances d’en être renforcée. 

Voir aussi les notices Caricature, Dérision, Rire, Humour noir, Ironie, Éloge paradoxal et Interview imaginaire.

P. M.

 

Bibliographie : Maria Carrilho-Jézéquel, « Le Journal d'une femme de chambre – Satire, passion et vérité », Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994, pp. 94-103 ; Maria Carrilho-Jézéquel, « Mirbeau e Céline : Panfletismo e Sátira », Diacrítica, n° 9, Braga, Université du Minho, 1994, pp. 281-290 ; Éléonore Roy-Reverzy, « La Satire chez Mirbeau », in Vallès-Mirbeau - Journalisme et littérature, in Autour de Vallès,  n° 31, Saint-Étienne, décembre 2001, pp. 181-194 ; Séverine Vicari, La Satire de la société dans “Le Journal d'une femme de chambre”, mémoire de maîtrise, Université de Nancy, 1991, 119 pages.

 


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