Thèmes et interprétations

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Terme
SACRIFICE

Le rite du sacrifice, dans toutes les religions, consiste à offrir aux dieux, ou à Dieu, ou à toute autre entité dûment sacralisée, telle que la Patrie, par exemple, une offrande qui a d’autant plus de chances d’être appréciée et récompensée qu’elle a, pour celui qui la fait, un coût élevé et qu’elle représente donc un effort douloureux et d’autant plus méritoire. Dans ce système de donnant-donnant, un sacrifice constitue donc un placement, dont l’auteur espère un intéressant retour sur investissement, sous quelque forme qu’il se présente. Sous-jacente au rite sacrificiel, il y a l’idée que, en ce bas monde, où tout se vend et s’achète, il y a toujours un prix à payer en échange des quelques moments d’apparent bonheur que notre humaine condition nous autorise. Mais encore faut-il recevoir effectivement quelque chose en échange, sans quoi on n’a plus affaire qu’à une vulgaire escroquerie, et l’on sait que, pour Mirbeau, toutes les religions qui vendent par anticipation des places au paradis ne sont précisément que des escroqueries, où des truands ensoutanés exploitent la naïveté et la superstition de leurs misérables ouailles (voir par exemple « Un baptême », L’Écho de Paris, 7 juillet 1891, ou « Monsieur le Recteur », L’Écho de Paris,17 septembre 1889).

Fondamentalement anti-religieux et anti-chrétien, Mirbeau ne peut être que complètement réfractaire à la morale sacrificielle qu’ont tenté de lui inculquer ses éducateurs catholiques : il n’attend aucune récompense dans une autre vie et n’espère rien, en celle-ci, que ce que ses propres efforts lui permettront d’obtenir, sans rien attendre de la bonne volonté d’un dieu inexistant. À la morale du sacrifice au service de la divinité, ou de ses substituts, il oppose un sain eudémonisme et une éthique qui vise au bonheur et à l’émancipation de l’homme. Dans ses fictions, il va donc s’employer à saper à la racine cette morale sacrificielle en montrant qu’il ne s’agit que d’une monstrueuse duperie, par laquelle on exige de l’individu qu’il perde beaucoup, voire tout, sans lui apporter le moindre gain en échange : partie de dupes, qui inverse la démonstration de Pascal dans son fameux pari. Le thème du sacrifice inutile irrigue donc nombre de ses romans et pièces de théâtre, signés de son nom ou parus sous pseudonyme.

* Dans L’Écuyère (1882), la belle écuyère finlandaise et luthérienne, Julia Forsell, sacrifie son amour, son bonheur et, pour finir, sa vie, à l’idée qu’elle se fait de son « honneur » et d’une vie droite et pure où elle pourrait marcher « entre les lys ».

* Dans La Maréchale (1883), l’innocente Chantal est prête à se sacrifier pour son père, le beau duc de Varèse, perdu d’honneur et de dettes, afin de lui épargner la ruine, le déshonneur et la prison, et il ne faut pas moins d’une cascade de miracles pour qu’au dénouement la toute jeune fille soit sauvée in extremis, tels Isaac et Iphigénie.

* Dans La Belle Madame Le Vassart (1884), le jeune et brillant Daniel Le Vassart sacrifie son amour, son bonheur, celui de sa jeune et séduisante belle-mère, et, pour finir, sa propre vie, à un père vulgaire et brutal, qui n’en mérite certes pas tant, et tout cela en pure perte, puisque tout le monde meurt à la fin.

* Dans Dans la vieille rue (1885), Geneviève Mahoul, dans l’espoir d’assurer le salut de son petit frère, se sacrifie en acceptant d’épouser un homme qui lui répugne, mais ce sacrifice de sa vie se révèle complètement vain, puisque, au retour de son odieux voyage de noces, elle découvre avec horreur que le pauvre enfant vient de mourir et qu’avec lui disparaît le sens qu'aurait pu avoir son sacrifice, qui, du même coup, est devenu absurde.

* Dans Le Calvaire (1886), Jean Mintié sacrifie à l’Amour, ou à l’idée qu’il s’en fait, sa dignité, son talent et son bonheur, en pure perte aussi, avant de choisir de disparaître honteusement sous la défroque d’un ouvrier.

* Dans L’Abbé Jules (1888), le petit Albert Dervelle est aussi sacrifié, et même doublement, mais les conséquences sont heureusement moins tragiques : par ses parents, qui renoncent à lui donner l’éducation qu’il mérite dans l’espoir de capter l’héritage de Jules ; et par son oncle  Jules lui-même, qui renonce à lui léguer quoi que ce soit pour jouir par avance de l’effet produit par son sacrilège testament.

* Dans Sébastien Roch (1890), sur le modèle d’Abraham prêt à égorger Isaac, le père Roch sacrifie son fils Sébastien et l’expédie chez les jésuites « pourrisseurs d’âmes », dans l’espoir d’accroître sa respectabilité et son pouvoir et porte la responsabilité du « meurtre d’une âme d’enfant » qui va être perpétré par de Kern ; l’armée prend le relais de la famille et de l’Église et envoie l’innocent jeune homme, qui se refuse à tuer, à une mort particulièrement absurde et de surcroît totalement inutile, puisqu’elle n’empêchera évidemment pas la débâcle et, par voie de conséquence, l’effondrement de l’Empire, l’occupation de la France et la perte de l’Alsace-Lorraine.

* Dans Les Mauvais bergers (1897), Madeleine, au pied d’un calvaire, exhorte les ouvriers en grève à « bien mourir » et, au dénouement, c‘est la mort qui triomphe, sans que le sang des sacrifiés ait fait germer le moindre espoir d’émancipation future.

* Dans Les affaires sont les affaires, le père, Isidore Lechat, s’apprête à sacrifier sa fille, Germaine, en lui faisant épouser le fils d’un aristocrate décavé, dans l’espoir d’augmenter encore son patrimoine et d’élargir sa surface sociale.

* Dans Le Foyer (1908), le baron Courtin, qui préside aux destinées d’un Foyer catholique et prétendument charitable, est tout prêt à sacrifier sa femme Thérèse, en l’invitant à se donner à un riche ami qui peut lui sauver la mise, pour éviter, lui aussi, la ruine, le déshonneur et la prison.

Tous ces cas ne sont pas interchangeables, et il semblerait séant, en particulier, de distinguer deux cas de figures : dans l’un, le sacrifice est infligé par le sacrificateur (père, prêtre, mari, ou patrie), à l’enfant ou à la femme voué(e) au sacrifice sans l’avoir choisi (cas de Sébastien Roch, d’Albert Dervelle, de Germaine Lechat et de Thérèse Courtin, et aussi, d’une certaine façon, des ouvriers massacrés par la troupe pour avoir suivi Jean Roule) ; dans l’autre, c’est l’individu lui-même qui, sous l’effet de « l’empreinte » religieuse et de la morale sacrificielle dont les prêtres lui ont pourri l’âme, choisit lui-même de se sacrifier pour rester fidèle aux valeurs supérieures qu’on lui a inculquées et qu’il a intériorisées (cas de Julia Forsell, de Daniel Le Vassart et de Geneviève Mahoul). Mais dans les deux cas, en dehors de Germaine Lechat, unique exception, les sacrifiés ne se révoltent pas, parce que, tous, ils ont été conditionnés de la même façon par « les pétrisseurs d’âmes » que sont les prêtres et qu’ils ont tous intériorisé le « poison religieux ». 

Voir aussi les notices Expiation, Rédemption, Sacralisation, Désacralisation, Religion, Christianisme, Morale et Éthique.

P. M.

 

Bibliographie : Jennifer Forrest, « “La mort plutôt que le déshonneur” dans L’Écuyère d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 4-21 ; Claude Herzfeld, « Chantal et Else promises au sacrifice », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 27-33 ; Pierre Michel, « Dans la vieille rue, ou le sacrifice inutile »,  introduction à Dans la vieille rue, Éditions du Boucher, 2004, pp. 3-16 ; Pierre Michel, « Sébastien Roch, ou le meurtre d’une âme d’enfant », introduction à Sébastien Roch, Éditions du Boucher, 2004, pp. 3-24 ; Ida Porfido, « Quelques figures du martyrologe mirbellien », in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Actes du colloque de Cerisy, 28 septembre-2 octobre 2005, Presses Universitaires de Caen, 2007, pp. 193-202.

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