Familles, amis et connaissances

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Terme
CABANEL, alexandre

CABANEL, Alexandre (1823-1889), peintre français qui, avec Bouguereau, représente la plus parfaite incarnation de l’académisme officiel et mondain. Élève de Picot, il obtint le prix de Rome en 1845. En 1863, il devint membre de l’Institut et professeur à l’École des Beaux-Arts et, à partir de 1864, il fit constamment partie du jury d’admission et des récompenses. Parangon de l’art officiel du Second Empire puis  de la IIIe République, ce virtuose du nu allégorique, mythologique et historique, couvert d’honneurs et de commandes de son vivant, sombra dans l’oubli à sa mort.

Dès ses premières chroniques esthétiques, Mirbeau va se faire un devoir de détrôner ce prestigieux artiste et professeur qu’est Alexandre Cabanel. En effet, non content de croire aux vertus de l’académisme en pratiquant un art étriqué, il propage ses théories auprès de jeunes élèves. Comme « sa Vénus est un remède à l’amour » (L’Ordre, 12 mai 1875), son enseignement est un antidote à l’art. Excepté un commentaire plutôt flatteur dans un de ses premiers comptes-rendus de Salon daté de 1874, il se fait un devoir de le stigmatiser à chaque fois qu’il le peut. Dès 1875, il malmène ce maître incontesté du nu allégorique, ce pilier de l’art officiel : sa Vénus n’est qu’ « une grosse fille mal bâtie » et sa Thamar, « une indigène des Batignolles » (ibid.). Lors du Salon de 1876, il se déchaîne contre La Salamite, « le tableau que M. Alexandre Cabanel est arrivé à produire » et qui suscite l’admiration car « le tout est léché, blaireauté, luisant et poli comme une glace à se faire la barbe. Que faut-il de plus pour mettre en liesse les bourgeois et les bourgeoises ? » (L’Ordre, 4 mai 1876). Ce qui horripile le journaliste, c’est de savoir que cette toile se vendra fort cher, car elle est estampillée maison Cabanel : « N’ayez crainte, ce tableau trouvera acquéreur. Il n’est ni composé, ni dessiné, ni   peint, mais il est signé Cabanel » (ibid.). Mais ce qui est encore pire aux yeux de Mirbeau, c’est de constater que ce peintre, par son enseignement mortifère, gangrène l’art français. En effet, pléthore d’élèves se ruent dans sa classe : « Il suffit  de parcourir le livret du Salon pour se rendre compte du danger. Presque à chaque page, à la suite des noms des exposants, se trouve cette mention : « élève de M. Cabanel ». Comment ? M. Cabanel a-t-il donc tant d’élèves de talent ? N’y a-t-il plus en France  que M. Cabanel et ses élèves ? » Le critique vitupère contre cet homme qui, pontifiant du haut de son estrade et de son piédestal, incite les jeunes générations à suivre son exemple et donc à massacrer la nature, à rester insensible à toute émotion et surtout à ignorer royalement le monde qui les entoure. L’auteur de Sébastien Roch, qui a toujours jugé l’enseignement sclérosant et castrateur, s’emporte contre cet homme qui répand auprès de ses élèves une conception erronée de l’art. Rien de subversif dans ses cours, on y apprend à respecter les traditions aussi bien picturales que sociales, on y glorifie la patrie et on y encense les valeurs morales. On y prône la qualité du travail et on y dénonce l’originalité. Il faut se plier aux règles et éviter soigneusement d’inventer. Le génie est dangereux. Il ne leur apprend pas à voir mais à recopier. La finalité de cet enseignement n’est pas d’en faire des artistes novateurs, mais des peintres prisés par le bourgeois. Pour cela il faut donc, dans un premier temps, leur inculquer le plus servilement possible le métier puis, dans un second temps, les dégoûter des vrais artistes. Cabanel suit ces principes à la lettre. Avec fierté il peut revendiquer la paternité de l’exquis Gervex et d’ « une multitude de brillants panoramistes » dont parmi les plus célèbres Detaille et Neuville. Si Mirbeau massacre les toiles du maître, il n’épargne pas, bien sûr, celles de ses disciples : « Dès qu’un disciple de M. Cabanel  ou de M. Gérôme a été distingué par messieurs ses professeurs, […] son affaire est faite ; ses études d’atelier, si médiocres qu’elles soient, sont immédiatement accueillies aux Salons annuels, elles ont les honneurs de la cimaise ; et ce n’est pas tout : elles sont dès leur première année, médaillées avec empressement » (L’Ordre, 7 juillet 1876). Régulièrement, dans ses articles, Mirbeau égratigne Cabanel, mais le plus souvent il le fait au détour d’une phrase ou dans un court commentaire. En 1886, en revanche, il consacre la majeure partie de son compte rendu du Salon à déprécier le Portrait de Mme Jugan, qui suscite pourtant un enthousiasme unanime : « M. Cabanel a peint une robe noire sur un fond gris. Ce n’est qu’un long cri d’amour, une universelle acclamation ! Velasquez et Léonard sont dépassés. Il enfonce Corot et démolit Manet ! Il triomphe enfin dans le passé, dans le présent, dans l’avenir » (La France, 3 mai 1886). Il s’agace que l’on élève au rang de chef-d’œuvre une toile qu’il juge médiocre, qu’on sacralise un homme qu’il estime nocif : « Hélas, non ! Tout y est parfait, impeccable, tout y est hideux d’impeccabilité. Les chairs du visage […] ont bien des apparences cireuses, des modelés précieux et mièvres. Mais les lilas, les violets pâles, si forts à la mode aujourd’hui, y sont distribués avec tant de bonne grâce et de facilité » (ibid.). Comme il le déplore à la fin de cet article, il juge honteux de consacrer tant de temps à dénoncer les faiblesses d’un peintre par trop célèbre, alors qu’il y tant de grands génies à glorifier. Il en veut à cet homme pour une multitude de raisons : il  estime d’abord qu’il détrousse les véritables artistes d’une gloire qui devrait leur revenir, il l’accuse de détourner à son profit l’admiration et les commandes du public, mais ce qu’il lui reproche avec le plus de hargne, c’est d’être un professeur omnipotent qui propage un art délétère. Mais tous ces crimes, personne ne semble les voir : « L’influence pernicieuse qu’il a exercée dans les écoles et dans les jurys, on ne veut plus s’en souvenir ; la guerre implacable et sournoise qu’il a livrée aux artistes originaux et convaincus, les protections honteuses dont il a couvert ses élèves, cette haine qui jamais ne désarme, cette haine aveugle et criminelle contre les efforts personnels, contre les initiatives, contre les sincérités, cet étouffement de l’art indépendant, ce drainage mercantile de l’art moyen, tout cela est effacé » (ibid.).

C’est donc avec joie qu’à la mort de Cabanel, en 1889, Mirbeau envoie le peintre et ses décorations ad patres. Il use d’une prose abondante et d’un style riche en ironies mordantes pour faire son « oraison funèbre ». Dans ce texte (le seul qu’il lui a entièrement consacré) fortement argumentatif, le critique explique combien cet art est stérile et dangereuses les idées qu'il véhicule. C'est en fonction de cette perspective qu’il choisit d'articuler tout son article autour de la mort. Le journaliste, en effet, ouvre sa chronique en déclarant le trépas de M. Cabanel et le clôt par une épitaphe. Cette construction en boucle souligne le désir de Mirbeau de reléguer Cabanel dans la tombe ; ce texte se ferme sur lui-même de la même manière que le cercueil vient de se fermer sur cet homme. Certes, le sujet s'y prête, il s'agit d'une oraison funèbre, mais ce que Mirbeau tente de nous démontrer c'est que la mort dépasse de loin le décès d'un individu. Chez Cabanel tout est funeste, sa conception de l'enseignement, de l'art mais aussi de la vie. Le critique, par conséquent, ne peut se contenter d'inhumer l'homme, il lui faut également enterrer le peintre et, avec lui, tous les représentants de l'art académique. Afin que sans remords nous puissions, nous aussi, jeter sur ce triste sire le crêpe noir du linceul, il va s'attacher à nous donner de ce peintre l'image la plus dévalorisante qui puisse être. Avec un rare acharnement, il va s'évertuer à déprécier l'œuvre et à bafouer l'artiste. Après s’être livré à cette vaste opération de démystification, il ne lui reste plus qu’à rédiger l’épitaphe. Mais quoi mettre ? Mirbeau s’interroge. Que dire sur un peintre qui, toute son existence, est passé à côté de la vie sans jamais la voir ? Si ces constatations l’amènent à penser que Cabanel ne correspond en rien à la conception qu’il se fait de l’artiste, en revanche, elles le conduisent à croire qu’il correspond en tout point à l’image qu’il se fait du professeur : « Si j’avais une épitaphe à inscrire sur sa tombe, je mettrais simplement ceci : “Ci-gît une professeur : Il professa.” » (L’Écho de Paris, 8 février 1889).

L. T.-Z.

 

Bibliographie : Laurence Tartreau-Zeller, Octave Mirbeau – Une critique du cœur, Presses du Septentrion, Lille, 1999, pp. 168-171, 190-194; 201-204 et 233-257.




CABIBEL

CABIBEL, curé de Montardit, dans l’Ariège. Au cours de l’année 1878, où Mirbeau, rédacteur en chef de L’Ariégeois, a ferraillé pour le compte du baron de Saint-Paul (voir la notice), il a eu des démêlés clochemerlesques avec le curé Cabibel, de la petite commune de Montardit. Forte personnalité, Cabibel présentait l’originalité d’être républicain, quatorze ans avant le “Ralliement” des catholiques de France à la République, mais plus par opportunisme que par conviction, car précédemment il avait appelé à la restauration du Roy. Pour se justifier de son ralliement et répondre aux attaques dont il était l’objet dans L’Ariégeois, il a publié, sans doute à ses frais, une brochure de 48 pages, Le Clairon, où il reproduisait notamment trois de ses lettres à Mirbeau. Curieusement, les protagonistes de ce combat dérisoire combattent à front renversé : le futur anarchiste Mirbeau se fait alors le défenseur de l’Ordre, de l’Autel et du défunt Empire, cependant qu’un modeste curé de campagne soutient la jeune République contre sa propre hiérarchie!

En fait, ces querelles locales ont un double enjeu. D’une part, il s’agit de déterminer la forme institutionnelle de l’État français (Empire, République ou Monarchie), qui est en débat depuis presque huit ans, mais à un moment où les chances de restauration de l’Empire sont quasiment nulles, ce qui fait perdre à ce débat une partie de son intérêt. D’autre part, comme la République a l’air d’être désormais solidement implantée, après l’échec de Mac-Mahon et la victoire des républicains aux élections de décembre 1877, il s’agit de déterminer l’orientation du nouveau régime. Doit-il être dans la continuité de la Révolution, s’engager dans des transformations en profondeur et considérer le clergé comme un ennemi à combattre ? Ou bien, au contraire, la République doit-elle devenir un facteur d’ordre et de stabilité et, pour cela, s’appuyer sur le clergé ? Le principe de réalité amène nombre de politiciens à virer de bord, chacun des anciens camps en présence se divise, de nouvelles alliances se profilent, et on assiste à une redistribution des cartes. Cependant que des légitimistes et des bonapartistes se rallient à la République naguère vilipendée, à l’instar de Cabibel, trois ans après les orléanistes, qui voulaient à tout prix empêcher le retour de l’Empire, les républicains se divisent entre progressistes et conservateurs (sans parler des révolutionnaires, qui en appellent à “la Sociale”).

Dans cette situation, le pisse-copie à gages qu’est encore le jeune Mirbeau ne sait pas trop sur quel pied danser. Il travaille pour les bonapartistes, qui n’ont de chances de préserver leur emprise sur les populations rurales qu’à condition de conserver de nombreux appuis dans le clergé : Cabibel constitue donc pour eux un mauvais exemple à combattre et à discréditer à tout prix. Mais, par ailleurs, il tente de donner du bonapartisme (voir la notice) une image progressiste, et un curé légitimiste rallié à la République conservatrice, tel que Cabibel, doit lui apparaître comme un adversaire du Progrès, qu’il convient donc de démasquer, mais pour des raisons diamétralement opposées… L’ennui est que Saint-Paul n’a rien de progressiste et que son thuriféraire est amené à employer, contre Cabibel, un ton méprisant et de bien douteux arguments, qui ne lui font guère honneur. Peut-être vaut-il mieux prendre le parti de rire de cette picrocholine guéguerre, où l’on voit le journaliste stipendié exercer sa verve et faire ses armes, en même temps que ses preuves, sur le dos d’un modeste curé de campagne qui a du répondant et sait se trouver des alliés de poids.

P. M.

 

            Bibliographie : Cabibel, Le Coup de clairon, André Sagnier et F. Massip, 1878 ; Pierre Michel, « Mirbeau et le curé républicain Cabibel », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 217-228 ; Octave Mirbeau, Chroniques ariégeoises, L’Agasse, pp. 59-69.


CAILLEBOTTE, gustave

CAILLEBOTTE, Gustave (1848-1894), peintre impressionniste français, de tendance réaliste, malgré son passage par l’École des Beaux-Arts. Fils d’industriel et héritier d’une grosse fortune, il a pu, après des études de droit, se consacrer à ses deux passions : la peinture, bien sûr, en tant que mécène, auteur et collectionneur de toiles impressionnistes ; et le yachting : en effet, il avait aussi une formation d’ingénieur et, en tant qu’architecte naval, il a construit des voiliers ; il était président du club nautique de Gennevilliers, et il lui arrivait d’aller voir Monet à Giverny par la voie fluviale. Il a fait ses débuts de peintre en 1876, en exposant, avec les impressionnistes, un tableau refusé au Salon l’année précédente, à cause de son sujet jugé trop trivial : Les Raboteurs de parquet (Musée d’Orsay). Ses toiles les plus célèbres sont Rue de Paris, temps de pluie (1877, musée de Chicago) et Le Pont de l’Europe (1877). Il s’est spécialisé dans les cadrages originaux, influencés par la photographie, avec notamment des vues plongeantes, ou à travers la rambarde en fer forgé d’un balcon (L’Homme au balcon, boulevard Haussmann, Un balcon, Jeune homme à la fenêtre). Longtemps méconnu en France, Caillebotte a en revanche rencontré un vif succès aux États-Unis. En mourant, le 21 février 1894, par testament, il a légué à l’État sa riche collection d’impressionnistes, en y mettant la condition qu’elles soient exposées au musée du Luxembourg ; mais l’État, sur les soixante-cinq tableaux, n’en accepta que trente-huit, non sans une vive résistance de l’Académie des Beaux-Arts, outragée que ces toiles, signées Manet, Degas, Monet, Renoir, Cézanne, Berthe Morisot et Pissarro, puissent être scandaleusement présentées, au mépris des règlements limitant strictement l’exposition de peintres vivants ; les vingt-sept toiles refusées sont alors retournées aux héritiers du peintre.

Mirbeau semble n’avoir fait connaissance de Caillebotte qu’assez tardivement, mais il lui a d’emblée témoigné beaucoup d’« affection ». En août 1890, il s’est adressé à lui, sur le conseil de Claude Monet, pour louer un canot à vapeur. Le 30 septembre suivant Caillebotte lui a rendu visite aux Damps, en compagnie de Monet, et d’autres invitations ont suivi. Pourtant le critique a jadis avoué son incompréhension face aux toiles de Caillebotte, dans un article courageusement anonyme paru dans Le Gaulois du 2 avril 1880 sous la signature collective de Tout-Paris : jugeant la fameuse et audacieuse Vue à travers un balcon et d’autres paysages, le chroniqueur masqué écrivait : « En tant que décor, je les approuve ; en tant que tableaux, je ne les comprends pas ». Comme, par la suite, Mirbeau n’a plus jamais parlé des toiles de Caillebotte, à la notable différence de tous les autres peintres impressionnistes, on est en droit de se demander si cette incompréhension n’a pas perduré. Lors du scandale du refus du legs Caillebotte, Mirbeau est naturellement intervenu pour qu’« une des plus admirables collections de tableaux anciens et modernes qui soient dans le monde » ne soit pas dispersée ni enterrée dans quelque obscur musée de province, et il a une nouvelle fois stigmatisé l’administration des beaux-arts (« Le Legs Caillebotte et l’État », Le Journal, 24 décembre 1894).

P. M.

 

 


CAMUS, albert

CAMUS, Albert (1913-1960), célèbre écrivain français, philosophe, journaliste, romancier et dramaturge, qui a obtenu le prix Nobel de littérature en 1957. Ses romans les plus mondialement diffusés sont L’Étranger (1942), La Peste (1947) et La Chute (1956). Au théâtre, il a triomphé avec Caligula (1941) et Les Justes (1949). Ses deux essais philosophiques majeurs sont Le Mythe de Sisyphe (1942), où il analyse l’absurde et les conséquences de sa prise de conscience, et L’Homme révolté (1951), centré sur la révolte et ses limites, qui l’a brouillé avec Sartre et l’a fait honnir des communistes. Ces deux essais font partie, avec, pour chacun, un roman et une pièce de théâtre qui en illustrent les thèmes, deux trilogies : celle de l’absurde, première étape de la réflexion camusienne, et celle de la révolte, deuxième étape de son évolution. Après sa mort, accidentelle, on a publié La Mort heureuse et Le Premier homme, roman inachevé.

Nous ignorons ce que Camus a pu lire de Mirbeau – peut-être simplement ses deux romans les plus célèbres, Le Jardin des supplices et Le Journal d’une femme de chambre – et nous ne savons pas davantage ce qu’il connaissait de lui, de son parcours, de sa personnalité, de ses engagements et de ses combats, à une époque où l’auteur de L’Abbé Jules était, non pas oublié, mais méconnu et souvent mal compris. Mais il n’en est que plus surprenant de noter de multiples convergences entre deux écrivains, qui, à un demi-siècle de distance, ont incarné la figure de l’intellectuel engagé, en dehors de tout parti et de toute obédience politique, religieuse ou idéologique, et qui ont mis l’éthique, et non le politique, au poste de commande.

Dégageons brièvement quelques-unes de ces convergences.

* Sur le plan philosophique : Ils manifestent le même pessimisme existentiel : ils se représentent l’univers comme irrationnel et la condition humaine comme d’autant plus atroce et révoltante qu’elle est absurde et que l’homme ne trouve aucune réponse à ses questions. Tous deux ont réfléchi au suicide, envisagé comme une libération, et ont été tentés un moment d’y recourir, mais ils y ont très vite renoncé, y voyant aussi une démission et une résignation face au mal, alors qu’ils ont choisi la révolte métaphysique et politique et le combat désespéré contre toutes les forces de mort. Au suicidé ils opposent tous deux le condamné à mort, et leur dénonciation de la peine de mort est une occasion de dénoncer une société oppressive,  homicide et hypocrite.

* Sur le plan éthique : Ils sont tous deux humanistes et eudémonistes, et par conséquent en révolte contre toutes les formes d’oppression. Ils ont tous deux pour valeurs cardinales la Vérité et la Justice. Ils tentent tous deux de combiner la passion et le détachement, l’hédonisme et le stoïcisme.

* Sur le plan politique : Tous deux sont fondamentalement libertaires et individualistes, hostiles aux pouvoirs, réfractaires à tout embrigadement et à toute langue de bois. Tous deux font de leur indignation le moteur de leur révolte et de leur engagement. Et tous deux obéissent à des impératifs éthiques, sans la moindre prétention à apporter un programme, ni même à faire des propositions concrètes, qui ne sont ni de leur ressort, ni de leur compétence.

* Sur le plan littéraire : Ils ont tous les deux adopté une esthétique à la fois classique, par l’adaptation de la forme et des règles aux objectifs de l’écrivain, et novatrice, par le recours à une pédagogie de choc, qui oblige les lecteurs à jeter sur les choses un regard neuf qui contribue à les émanciper intellectuellement. Ils refusent tous les deux les œuvres didactiques, les œuvres à thèse et, à plus forte raison, les œuvres de propagande. Rejetant l’univocité et, a fortiori, tout manichéisme, ils ont fait de l’ambiguïté un principe de leur éthique en même temps que de leur esthétique et, par respect de leur devoir de vérité, ils se sont interdit de faire de leurs personnages de simples porte-parole et ont accepté, non seulement de ne pas apporter de réponses toutes faites, mais aussi d’aboutir à des apories.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau et Camus face à la mort volontaire », in Les Représentations de la mortActes du colloque de Lorient de novembre 2000, Presses de l’université de Rennes, 2002,  pp. 197-212 ; Pierre Michel, Albert Camus et Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, 2005, 68 pages ; Pierre Michel, «« Mirbeau et Camus : éthique et ambiguïté », in Cet irrésistible désir d’éduquer... Manipulation. Endoctrinement. Mystification, Actes du colloque de Lódz de septembre 2005, Wydawnictwo Uniwersytetu Lodzkiego, 2009,  pp. 157-169.

 


CAPUS, alfred

CAPUS, Alfred (1858-1922), humoriste, journaliste, romancier et auteur dramatique. Il a commencé au Gaulois, en 1882, où il faisait équipe avec Étienne Grosclaude sous le pseudonyme de Dupuis et Cotonet. Il est surtout connu comme auteur de comédies : Brignol et sa fille (1895), Le Mariage bourgeois (1898), Innocent, avec Alphonse Allais (1898), La Bourse ou la vie (1901), La Veine (1901), La Petite fonctionnaire (1901), L’Adversaire (1903),  Les Maris de Léontine (1903), M. Piégois (1903), Notre jeunesse (1904), L’Attentat, avec Lucien Descaves (1906),  Les Passagères (1907)... Il a aussi publié des romans, Qui perd gagne (1890) et Années d’aventures (1903). Modérément dreyfusard, il a fini directeur du Figaro et académicien (en 1914). Alfred Capus avait de l’esprit, mais passait pour superficiel.

Capus a participé à l’aventure des Grimaces, en 1883, aux côtés de Mirbeau et de Paul Hervieu. Il y était chargé des Grimaces politiques et traitait des débats parlementaires et de la politique intérieure, sous son nom ou sous le pseudonyme de Machiavel. Dès lors il a entretenu d’amicales relations avec Mirbeau, qui, quoique sans beaucoup d’illusions sur sa fiabilité ou sur sa profondeur, fait dire à un médecin interrogé dans « Dépopulation » : « C’est un des rares esprits de ce temps qui ait vraiment le sens des choses et une philosophie plausible de la vie actuelle. » Vers 1895, aux côtés de Mirbeau et de Tristan Bernard, Capus a participé aux promenades d’écrivains bicyclistes organisées par l’Artistic Cycle Club. Lorsque Mirbeau a été admis à la Société des Compositeurs et Auteurs Dramatiques, le 18 avril 1902, Capus a accepté d’être son parrain, avec Paul Hervieu. L’année suivante, au nom de la S. A. C. D., il s’est rendu en Russie, avec Marcel Prévost, pour tenter de régler le litige lié à l’absence de copyright, qui dépouillait Mirbeau de tout droit sur Les affaires sont les affaires, mais ils sont revenus bredouilles, au début juin 1903. En 1905, Mirbeau est intervenu auprès de Capus pour qu’il soutienne la candidature de Jules Huret pour le prix Goncourt et fasse pression en ce sens auprès de l’influent Lucien Descaves.

P. M.


CARO, elme

CARO, Elme (1826-1887), philosophe spiritualiste, d’inspiration chrétienne, et néanmoins fort mondain. Il a été professeur à l’École Normale Supérieure, puis à la Sorbonne, où ses cours étaient suivis par de nombreuses femmes du monde froufroutantes. Il a collaboré assidûment à la Revue des deux mondes et est l’auteur de L’Idée de Dieu et ses nouveaux critiques (1864), Le Matérialisme et la science (1868) et Le Pessimisme au XIXe siècle (1878), où il critique l’influence de Schopenhauer, qu’il juge nocive. Il a été élu à l’Académie Française en 1874.

Comme Édouard Pailleron dans sa comédie Le Monde où l’on s’ennuie, Mirbeau a tourné Elme Caro en ridicule dans un de ses romans écrits comme nègre, L’Écuyère (1882), où il apparaît sous le nom de  Sorlin. Huit ans plus tard, alors qu’il habitait aux Damps, Mirbeau a cru, sur la foi du maire du village, que Caro avait également habité aux Damps et qu’il y venait en fin de semaine se ressourcer en binant son jardin. Surpris de ce contre-emploi, il en fait aussitôt la matière d’un article qui contribue vaguement à réhabiliter le philosophe mondain (« La Maison du philosophe », L’Écho de Paris le 21 septembre 1889). S’appuyant sur ce témoignage, devenu une référence, Jules Simon, dans un discours académique, reprend à son tour cette image édifiante de Caro. Mais, entre-temps Mirbeau avait découvert, par une lettre du doyen de la Sorbonne, que le maire des Damps avait confondu Elme Caro avec le presque homonyme Ludovic Carrau (1842-1889), également professeur de philosophie à la Sorbonne. Il rapporte sa mésaventure dans un article intitulé « Une page d’histoire » (Le Figaro, 14 décembre 1890) et en tire une leçon désabusée sur la façon dont est fabriquée l’histoire : « Et vous savez, toute l’histoire est comme ça. »

P. M.


CARRIERE, eugène

CARRIERE, Eugène (1849-1906), artiste peintre post-impressionniste, connu pour son Portrait de Verlaine (1891, Musée d’Orsay). Après une formation de lithographe, Carrière entre dans l’atelier de Cabanel à l’Ecole des Beaux-Arts. En 1879, il expose La Jeune Mère, la première d’une longue série de Maternités, qui restera comme la marque la plus caractéristique de sa production dans l’esprit du grand public. Ses tableaux reçoivent le soutien de critiques d’art comme Roger Marx, Jean Dolent, Octave Mirbeau ou Gustave Geffroy. Ce dernier lui ouvre les portes des cénacles littéraires, tel le Grenier d’Auteuil, où Carrière puise son inspiration pour réaliser un « Panthéon de ce temps-ci » et peindre les portraits de Verlaine, Goncourt, Daudet, Clemenceau, Anatole France, Gauguin, qui l’apprécie, ou de Rodin, dont il est l’ami proche. Sa peinture évolue d’un style naturaliste à une approche symboliste, confinant parfois à l’Art Nouveau. La première exposition particulière a lieu chez Goupil en 1891. S’ensuivent des participations à la Libre Esthétique à Bruxelles, au Salon de l’Art Nouveau chez Bing, à la galerie Bernheim-Jeune, à la Sécession viennoise et aux Expositions Universelles. À partir de 1895, Eugène Carrière ouvre un atelier libre, « l’Académie Carrière ». Matisse, Derain, Zuloaga, Francis Jourdain suivent son enseignement. À l’occasion de l’affaire Dreyfus, Carrière exprime ses idées de justice et de tolérance. Il s’engage au côté de Clemenceau, collabore au mouvement des Universités Populaires, s’insurge contre la peine de mort et la violence des États, et défend la cause des femmes. Sa dernière bataille pour l’entière liberté artistique a lieu pour la création du Salon d’Automne, dont il est élu Président d’Honneur en 1903. Rodin a célébré le talent et l’authenticité de l’artiste, un des deux parrains du Penseur. Carrière meurt à 57 ans, laissant une œuvre inachevée, celle de sa recherche indépendante à la frontière de l’abstraction.

Octave Mirbeau, critique d’art, compte parmi les plus belles plumes, à parler de l’œuvre d’Eugène Carrière, qu’il a ressentie et traduite avec justesse. Mirbeau découvre l’artiste par l’entremise de leur ami commun, Gustave Geffroy. Il s’enthousiasme pour sa peinture, après avoir visité l’exposition privée que la galerie Goupil lui consacre en avril 1891. Dans sa chronique de L’Echo de Paris, le 28 avril,  Mirbeau rend compte de la poésie autant que de l’humanité des toiles du peintre : « Et c’est ce qui me rend cette œuvre si particulièrement chère ; car Eugène Carrière est quelque chose de plus qu’un peintre, il est un admirable et visionnaire poète, et il a mis dans ses toiles plus que de la peinture, il y a mis de la plus noble bonté et de la plus haute philosophie. » Mirbeau réitère son éloge dans son « Salon » de 1892 et de 1893 : « Oh, ces regards de peur, sans cesse ouverts sur la mort, la mort voleuse qui semble planer, toujours et partout, dans l’œuvre étrange, visionnaire, angoissante, de ce grand artiste, qui est aussi un grand esprit, et qui sait, dans un seul regard, dans une seule caresse, mettre tout un poème de souffrance et d’amour » (Le Figaro, 6 mai 1892) et : « M. Eugène Carrière est toujours l’artiste fort, le dessinateur puissant, l’admirable évocateur du visage humain. » (Le Journal, 12 mai 1893) Même le brouillard de ses toiles plus tardives comme le Christ, si souvent reproché à l’artiste, trouve en Mirbeau, par la bouche de Kariste, un ferme défenseur : « Oui, le brouillard, le vrai, le seul brouillard, c’est le brouillard de leur sottise, ce sont les lourdes et épaisses nuées de leur incompréhension et de leur insensibilité ! » (« Kariste parle », Le Journal, 2 mai 1897). Cet article sera le dernier consacré à l’œuvre de Carrière sans pour autant que le critique lui retire son soutien.

Une puissante fraternité d’esprit unit les deux hommes dans leur détestation des préjugés. Mais entre eux, il n’existe pas de familiarité. Souvent négligent en amitié, Carrière n’était pas un invité sur lequel Mirbeau pouvait compter. « J’avais toujours compté sur vous et Carrière, et puis personne », écrit-il à Geffroy, le 28 novembre 1892. Cependant,  le peintre mesure ce qu’il doit au soutien des critiques pour la diffusion de son œuvre, conscient de la communion d’esprit qu’il partage avec Mirbeau : le rejet de l’art académique,  la Nature comme source d’inspiration, l’émotion pure devant la peinture. Ils se côtoient en des occasions diverses : pour la souscription, lancée en 1894 par Mirbeau et sa femme Alice, en faveur de la veuve du Père Tanguy, dans le comité de parrainage pour le monument à Verlaine en 1896 avec Mallarmé et Rodin, dans la bataille du Balzac et du Penseur de Rodin, au banquet du 6 avril 1899, après le procès d’Urbain Gohier, pour célébrer la Liberté de la Presse, etc.

Peu de lettres nous sont parvenues de leurs échanges, mais, dans chacune d’elle, l’émotion reconnaissante de Carrière est véritable. Il parle de Mirbeau comme de « l’ami délicieux », à [l’] ardente et véhémente nature, nature de prophète et d’apôtre » (lettre du 2 mai 1897) et ajoute : « J’aurai beaucoup à vous dire car je crois vous comprendre depuis longtemps (ibid. »

Carrière apprécie la liberté de ton prise par l’auteur du Journal d’une femme de chambre. Pour sa part,  Mirbeau possède deux lithographies de Carrière : une Maternité et un Portrait de Rodin, dédicacé. Hommage ultime, il fit partie du Comité d’Honneur de l’Exposition de « L’œuvre d’Eugène Carrière », qui eut lieu en mai-juin 1907, à l’Ecole des Beaux-Arts, sous la présidence de Rodin. Comme il est regrettable que le projet d’article sur Mirbeau, illustré par Carrière, à l’initiative de l’ami Geffroy, n’ait pas abouti ! Mirbeau s’en délectait à l’avance (et nous de concert !), en écrivant ces quelques lignes : « mon âme par Gustave Geffroy, ma gueule par Carrière, c’est épatant » (lettre à Geffroy, 26 novembre 1891). »

S. L.G.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et Eugène Carrière », Bulletin de liaison de la Société des Amis d’Eugène Carrière, n° 7, 1996, pp. 5-14 ; Octave Mirbeau, « Eugène Carrière », L’Écho de Paris, 28 avril 1891. Voir aussi le site Eugène Carrière.

 

 

 

 


CAZIN, jean-charles

CAZIN, Jean-Charles (1840-1901), peintre et céramiste français, originaire du Pas-de-Calais. Ami de jeunesse d’Édouard Manet, admirateur de Puvis de Chavannes, il a voyagé en Angleterre, où il a subi un temps l’influence des préraphaélites, avant de s’installer à Paris. Il a commencé par de la peinture religieuse (La Fuite en Égypte, 1877, Le Voyage de Tobie, 1878, Tobie et l’ange, 1880, Ismaël, 1880) et a connu le succès avec Agar et Ismaël au Salon de 1879, puis avec La Chambre mortuaire de Gambetta, en 1883. Il a aussi exécuté des toiles intimistes et de genre et de nombreux paysages, du Nord et de Paris (Un moulin d’Artois, Les Quais), avec une prédilection pour les couchers de soleil. En 1892, il est devenu vice-président de la Société Nationale des Beaux-Arts et, en 1893, s’est rendu aux États-Unis pour y exposer 180 toiles.

Mirbeau n’a entretenu avec Cazin que des relations épisodiques, mais amicales au début (ils participent tous deux aux Dîners des Bons Cosaques), et ne lui a manifesté qu’une admiration mesurée, qui est allée en décroissant au fil des ans. En 1885, il voit en lui « un vrai, un délicat, un personnel artiste », qui n’appartient à « aucune école, à aucune coterie » et il loue un de ses paysages : « Il faut vraiment une âme de poète et un esprit de profonde intuition, pour expliquer, pour commenter, comme le fait M. Cazin, l’âme de la nature immortelle » (La France, 31 mars 1885). Mais, quelques semaines plus tard, il jugera ses productions seulement « estimables », bien ternes et tristes « à côté des lumières vibrantes de Claude Monet », et il terminera son article par ce pronostic lapidaire : « Le Cazin, si aimable, si enveloppé de subtilités charmantes qu’il soit, passera. Le Monet restera » (La France, 20 mai 1885). Dans son « Salon » de 1892, tout en reconnaissant le « noble esprit » de Cazin et son souci de « l’intellectualité », il le chicane sur ses compositions « un peu étriquées » et avoue ne pas toujours bien comprendre les idées exprimées « arbitrairement par la seule ordonnance des lignes et la seule logique des tons ». Mais il tempère sa critique par le rappel des « joies déjà anciennes » qu’il doit au peintre. En février 1894, il le sollicite pour venir en aide à la veuve du père Tanguy, et Cazin accepte très noblement : une de ses toiles est alors vendue un très bon prix (2 900 francs). Mais, en 1899, dans une lettre à Claude Monet du 16 février, Mirbeau n’en juge pas moins très sévèrement les dernières productions de Cazin : « « Quelle drôle d'idée ce pauvre Cazin a eue de venir, à côté de vous, recevoir la tape suprême ! C'est d'ailleurs, vraiment bien hideux ! Cela me fait l'effet de paysages à 6 francs la douzaine qu'on vend dans les déballages. Encore ceux-ci me paraissent-ils supérieurs en ce qu'ils n'ont pas de prétention ! »

P. M.


CEARD, henry

CÉARD, Henry (1851-1924), romancier naturaliste peu prolifique. Après avoir commencé des études de médecine, vite abandonnées, il a été d’abord employé au ministère de la Guerre, puis bibliothécaire à l'hôtel Carnavalet à partir de 1882. Il a participé au dîner chez Trapp (voir la notice), le 16 avril 1877, puis, en 1880, aux Soirées de Médan, avec « La Saignée ». Très proche de Zola pendant longtemps, et de surcroît très serviable, il était chargé de lui fournir de multiples renseignements préparatoires à ses romans. Il a été aussi critique dramatique. Comme romancier, il est l’auteur d'Une belle journée (1881), ironique récit d’un échec, et de Terrains à vendre au bord de la mer (1906), qui le situent plus dans la continuité de Flaubert que dans celle de Zola. L’évolution de ce dernier, ses aspirations académiques et sa liaison avec Jeanne Rozerot, l’ont peu à peu éloigné du maître de Médan. Nationaliste et anti-dreyfusard, Céard a alors violemment renié Zola, ironisé méchamment sur son compte et adhéré à la Ligue de la Patrie Française. Il sera élu à l’Académie Goncourt en 1918.

Mirbeau n’a eu que peu de relations avec Céard, qu’il connaissait et estimait, mais ne fréquentait guère. Il voyait en lui un représentant de ce naturalisme mortel pour l’art et la littérature et qui, écrit-il en 1885, « n’a, jusqu’ici, produit que M. Paul Alexis et M. Henry Céard – de quoi, j’imagine, il n’y a point lieu de se vanter » (« Émile Zola et la naturalisme », La France, 11 mars 1885). Mais il reconnaît que Céard, en tant que critique, fait partie des rares « nobles esprits » de la profession (« Gustave Geffroy », L’Écho de Paris, 13 décembre 1892). L’intéressé lui est alors très reconnaissant de son « estime intellectuelle ». Mais l’affaire Dreyfus va les séparer définitivement. En 1907, lorsqu’il s’est agi, au sein de l’Académie Goncourt, d’élire un successeur au fauteuil de Huysmans décédé, Céard s’est porté candidat, avec le soutien de son vieil ami Léon Hennique, alors président de l’académie, mais Mirbeau, partisan de Jules Renard, s'est opposé vigoureusement, et avec succès, à sa candidature et a même démissionné pour faire élire son protégé, le 31 octobre 1907.

P. M.

 


CEZANNE, paul

CÉZANNE, Paul (1839-1904), peintre, dessinateur et aquarelliste français. Fils d’un banquier d’Aix-en-Provence, il décide, en dépit des réticences paternelles, de se consacrer à la peinture. Après avoir commencé des études de droit, il arrive en 1861 à Paris, où il rejoint Émile Zola, l’un de ses amis d’enfance. Refusé à l’École des Beaux-Arts, il fréquente l’Académie Suisse et le Louvre, admire les maîtres anciens, Delacroix et Manet. Ses premières œuvres, empreintes d’une sensibilité romantique exacerbée, traitent de sujets violents et dramatiques : Les Assassins, L’Orgie, L’Enlèvement. C’est ce que le peintre appelle « sa manière couillarde », qui l’écarte du Salon. Après 1870, il est initié aux techniques impressionnistes par Pissarro, avec lequel il peint sur le motif à Auvers-sur-Oise et à Pontoise (La Maison du Pendu, Musée d’Orsay). Il participe aux expositions impressionnistes de 1874 et de 1877 où il est particulièrement vilipendé. Mais, voulant « refaire du Poussin sur nature », il se sépare assez rapidement de ses camarades. Son univers n’est pas celui de la vibration et des reflets changeants, des images fugitives et des constantes métamorphoses du paysage : il est à la recherche de « quelque chose de solide et de durable comme l’art des musées ». Refusé au Salon (sauf en 1882), ses œuvres ne sont visibles que chez le père Tanguy où elles sont particulièrement regardées par la jeune génération. Il n’est alors soutenu que par Huysmans et Octave Maus. Revenu dans le Midi, il s’éloigne de Zola à la suite de la publication de L’Œuvre (1886). La mort de son père le met à l’aise financièrement. Il pratique à la fois le paysage, la nature morte, le portrait, les scènes de genre. Sa série des Joueurs de cartes (1890-1895) s’inspire de Le Nain. En 1895, il entreprend le Portrait de Gustave Geffroy (Orsay), dans lequel il rompt avec le point de vue unique, mais le laisse inachevé et repart précipitamment pour Aix. Sur la recommandation de Renoir, Vollard l’expose à partir de 1895 et lui achète de nombreuses toiles. La solitude aixoise du peintre n’est brisée que par les conversations avec Joachim Gasquet et par les visites que lui font une poignée de jeunes admirateurs (Bernard, Denis, Roussel, etc.). En 1900, Maurice Denis peint un Hommage à Cézanne qui représente une nature morte du peintre, entourée des Nabis et de Vollard. À la fin de sa vie, Cézanne entreprend trois ambitieuses séries : les Montagnes Sainte-Victoire, les Grandes Baigneuses et les Portraits du Jardinier Vallier. Il dit être à la recherche d’un « art nouveau » dont il serait « le primitif ». À tort ou à raison, il passe pour le précurseur du cubisme.

Mirbeau a longtemps ignoré Cézanne. En juin 1891, alors qu’il vient de défendre Gauguin et Van Gogh, il qualifie Cézanne de « pauvre inconnu de génie » (« Rengaines », L’Écho de Paris, 23 juin 1891). À l’automne 1894, Cézanne est invité chez Monet, à Giverny. Le 28 novembre, Mirbeau le rencontre dans ce contexte, en compagnie de Clemenceau, Geffroy et Rodin. Sensible aux outrages que le peintre a subis, Mirbeau va désormais mentionner fréquemment son nom. Il le fait dès le mois suivant, dans un article du Journal consacré au legs Caillebotte (24 décembre 1894). Le peintre, immédiatement, le remercie par lettre. En 1902, il intervient pour lui faire obtenir la Légion d’Honneur. En 1904, au retour de Menton, il s’arrête à Aix pour lui rendre visite. Puis, il écoule auprès des Bernheim la vingtaine de Cézanne de la collection Pissarro, afin que la cote du peintre ne chute pas brutalement.

En 1905, dans La Revue du 15 avril, il se livre à une attaque en règle contre la politique culturelle de l’état. Il prend l’exemple de Cézanne qui vient d’être refusé d’exposition par les membres de l’Institut : « Un tableau de Cézanne, le peintre des peintres, refusé par ces infimes et insolents barbouilleurs !... Cézanne, l’expression la plus haute, la plus pure, la plus noblement émouvante, la plus extraordinaire, la plus peintre de notre art français d’aujourd’hui !... Cézanne, âme naïve et somptueuse, tourmenté du besoin déchirant de la perfection, ouvrier inflexible et ingénu comme un Primitif artiste, savant, imaginatif et splendide comme un Michel-Ange, un Giorgione, un Véronèse, un Rubens, un Delacroix !... » L’éloge se poursuit avec l’énumération de tous les mérites du peintre : « prodigieux renouveleur d’idéal, inventeur logique d’harmonies », etc. Après la mort de l’artiste, Mirbeau vante à Paul Gsell l’un des Cézanne de sa collection : « Quelle lumière ! […] Il y a une heure de la journée que Cézanne rend à merveille, c’est l’heure bleue. […] Est-ce transparent ? Et ce métier ! » (La Revue, 15 mars 1907). Dans sa Préface du catalogue du Salon d’automne de 1909, Mirbeau le nomme « le plus peintre de tous les peintres ». Ses lignes résonnent comme un éloge funèbre : « Jamais [il] n’embarrassa son œuvre de préoccupations étrangères à la peinture, [il] répudia comme une malhonnêteté tous les vains et faciles ornements, tous les escamotages, tous les trucages, et [il] respecta la nature jusqu’au point de paraître comme elle, quelquefois, enfantin, naïf et impuissant. Il chercha dans la vérité innombrable la source unique de son inspiration, et fit son unique et merveilleuse joie d’une discipline et d’un travail acharné. » Puis, il sépare Cézanne de certains symbolistes qui tentèrent de l’annexer : « De son art, ils donnèrent des interprétations extravagantes, presque cabalistiques, comme s’il se fût agi d’un auteur difficile, nébuleux ou démoniaque, alors que Cézanne n’était que simplicité, limpidité, harmonie. » Était-il impressionniste ? Non, répond Mirbeau : « On l’a enrégimenté […] et, justement, il fut le contraire d’un impressionniste, lui qui s’efforça toujours d’atteindre à la pureté, à la perfection classique. »

La collection Mirbeau comprenait quinze œuvres du peintre.

C. L.

 

Bibliographie : Gustave Geffroy, Paul Cézanne et autres textes, édition établie, présentée et annotée par Ch. Limousin, coll. « Carré d’art », Séguier, Paris, 1995 ; Octave Mirbeau, Combats esthétiques, tomes 1 et 2, Séguier, 1993 ; Octave Mirbeau, « Cézanne », préface du catalogue de l’exposition Cézanne chez Bernheim, 1914 ; Pierre Michel, « Cézanne et Mirbeau - Une lettre inédite de Cézanne à Mirbeau »,  Cahiers  Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 228-235.

 


CHAMPSAUR, félicien

CHAMPSAUR, Félicien (1858-1934) est un journaliste et un écrivain relativement méconnu aujourd’hui. La postérité n’a retenu que ses articles acerbes et les scandales qui l’entourent. Provincial provençal audacieux, issu d’une famille modeste, il écrit à Louis Blanc, en 1876, pour obtenir une place de journaliste à Paris. L’année suivante, il débute sa carrière dans la revue du caricaturiste André Gill, La Lune rousse. Il fait ainsi son entrée dans les revues illustrées de la Bohême parisienne, entre le Quartier latin et Montmartre : L’Hydropathe, Panurge, Le Chat noir… Mais, toujours plus ambitieux, il se met à dos ses amis de la Bohême en collaborant aux grands quotidiens : Le Figaro, L’Événement, La Presse, Le Gaulois, Le Journal, Le Voltaire… Il s’illustre dans la critique littéraire, théâtrale, artistique et mondaine. Il est le premier à défendre des artistes controversés tels que Félicien Rops ou Auguste Rodin. C’est certainement dans la rédaction des quotidiens qu’il a rencontré Octave Mirbeau, qui, comme lui, se partage entre articles mondains et œuvres littéraires. Il publie son premier roman en 1882 et déclenche un scandale : Dinah Samuel est un roman à clés, dans lequel Sarah Bernhardt notamment apparaît sous les traits d’une comédienne de génie, mais cruelle et corrompue par l’argent. Il y dévoile leur aventure intime, qui s’est soldée par une rupture prompte et une haine réciproque. En 1885, il publie son premier livre illustré, Entrée de clowns, recueil de nouvelles parues dans les journaux et accompagnées d’une « ribambelle » de dessins de clowns dus aux illustrateurs les plus réputés de Montmartre : Jules Chéret, qui signe les deux plats de couverture, Théophile-Alexandre Steinlen, Albert Robida, ou encore Adolphe Willette, met en pratique son concept de « roman plastique ». Outre l’association texte-image, il essaye toutes les hybridations possibles : il greffe des nouvelles, des articles, des pièces de théâtre, des ballets ou des pantomimes dans ses romans à clés, de mœurs ou de science-fiction, mêlant les écritures et les genres. Il invente ainsi une littérature « moderniste » hybride, qui n’est pas sans rappeler l’œuvre de Mirbeau.

On ne sait pas dans quelle mesure les deux hommes se sont fréquentés et ont échangé leurs points de vue artistiques, mais deux documents attestent de leur estime mutuelle : un article élogieux de Champsaur sur Le Calvaire d’Octave Mirbeau, publié dans L’Événement le 25 novembre 1886, et une lettre de Mirbeau à Champsaur le félicitant pour son recueil de nouvelles L’Amant des danseuses, que Champsaur reproduit dans la préface de la réédition (1926). Champsaur et Mirbeau partagent donc des modalités d’écriture similaires, qu’ils ont tous deux élaborées dans l’exercice du journalisme. Ces deux écrivains-journalistes, « mutants des lettres », ainsi que Marie-Françoise Melmoux-Montaubin désigne Mirbeau, pourraient bien avoir travaillé ensemble. L’une des découvertes de Pierre Michel en témoigne : les deux hommes pourraient avoir collaboré à l’écriture de la pièce de théâtre La Gomme. Mirbeau aurait-il été le « nègre » de Champsaur ? Il subsistent encore beaucoup d’interrogations au sujet de Félicien Champsaur et de son réseau de connaissances. Ce personnage cocasse est, comme Mirbeau, un témoin de cette époque passionnante qu’est le passage au XXe siècle.

D. P-R.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau, Champsaur et La Gomme », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, à paraître en mars 2010 ; Dorothée Raimbault, « Mirbeau, Champsaur et Rimbaud », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, à paraître en mars 2010 ; Félicien Champsaur, Dinah Samuel, « Collection la Bibliothèque décadente » dirigée et accompagnée d’une présentation et d’annexes de Jean de Palacio, Séguier, Paris, 1999.


CHARPENTIER, georges

CHARPENTIER, Georges (1846-1905), célèbre éditeur français. Fils de Gervais Charpentier (1805-1871), qui a été considéré souvent comme le fondateur de l'édition moderne avec ses collections bon marché (trois francs cinquante), Georges Charpentier était détesté par son père, à la fois à cause de sa vie de bohème et des doutes sur la légitimité de sa naissance. En dépit de la volonté manifestée par Gervais de ne pas voir son fils lui succéder, un arrangement familial l'installe à la tête de l'entreprise en 1871, alors que la maison a été rudement affectée par la guerre et la Commune. La signature providentielle d'un traité avec Émile Zola, en 1872, puis avec Flaubert, Théophile Gautier, Edmond de Goncourt et les petits naturalistes, lui a permis de donner à son affaire une grande extension. Néanmoins, une gestion hasardeuse l'oblige, en 1883, à faire appel aux banques, à vendre des terres et à signer avec Marpon et Flammarion, le 11 mai, un accord par lequel les nouveaux associés participent pour moitié au capital de l'entreprise, fixé à un million. Par le contrôle qu'ils ont de la diffusion, ils s'assurent du même coup un droit de regard sur la publication des nouveautés. À la mort de Charles Marpon en 1890, son gendre Eugène Fasquelle devient l’associé de Georges Charpentier, qui se retire définitivement des affaires en 1896 en lui cédant la totalité de son entreprise. Marié à Marguerite Lemonnier (1848-1904), qui a tenu longtemps un salon réputé, qui était fort appréciée de Mirbeau et qui a été peinte par Renoir, Charpentier ne lui survivra pas longtemps. Son image de marque est ambivalente : d’un côté, il incarne un éditeur à l’ancienne, qui entretient des liens d’amitié avec ses auteurs et qui tente de donner à sa maison et à ses collections un prestige international ; de l’autre, il était quelque peu flegmatique et sa gestion était souvent mise en cause par les écrivains pour son supposé manque de sérieux en affaires.

Nous ignorons à quelle date ont commencé les relations amicales entre Mirbeau et Charpentier. Toujours est-il que c’est vers ce dernier que, fin 1887, se tourne Alice Mirbeau, soutenu par Octave, pour publier La Famille Carmettes. Un an plus tard, le 22 octobre 1888, renonçant aux liens exclusifs qu’il avait eus jusqu’alors avec Ollendorff, Mirbeau décide de changer de crèmerie et de passer chez un éditeur moins commercial et plus prestigieux. Ce jour-là, il signe avec Charpentier un contrat d’un type nouveau, qui l’engage pour cinq romans... dont il n’a pas encore écrit une ligne ! La chose était alors fréquente pour des écrivains vivant de leur plume, à l’instar de Catulle Mendès, qui avait signé avec Dentu un contrat portant sur dix volumes, et avec Charpentier un deuxième contrat portant sur trois romans... Le pourcentage de droits d’auteur est un peu moindre que celui signé avec Ollendorff pour L’Abbé Jules, paru six mois plus tôt. Mais du moins le contrat offre-t-il au romancier endetté 4 050 francs dès la signature du contrat et, surtout, des garanties pour l’avenir. Dès lors Mirbeau se lie durablement d’amitié avec Georges et Marguerite Charpentier, mais il lui arrive souvent de râler contre cette « désolante » maison et de se plaindre des lenteurs et du manque de réactivité de son éditeur, chez qui il ne publiera finalement que Sébastien Roch (1890) et Contes de la chaumière (1894), les œuvres suivantes paraissant sous le règne d’Eugène Fasquelle, successeur de Charpentier.

P. M.



Bibliographie : Virginie Meyer, « Les lettres d’Octave et Alice Mirbeau à Georges Charpetier : deux auteurs, un éditeur,une amitié », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 197-206.

 

 

 

 


CHARRON, fernand

CHARRON, Fernand (1866-1928), né à Angers, s’est illustré dans la compétition cycliste en gagnant plusieurs centaines d’épreuves avant de devenir un des plus grands pilotes de course automobile de son temps. Entre plusieurs dizaines de victoires, son nom reste attaché à la première coupe Gordon-Bennett q u’il remporte en 1900 sur une Panhard-Levassor. Il devient, grâce à d’audacieuses méthodes commerciales, le principal vendeur de cette marque avec ses associés, les champions Léonce Girardot et Émile Voigt, avant de créer avec eux C.G.V., qui construit à Puteaux des véhicules de grand renom, dont la voiture de fonction de Rouvier, président du Conseil lors de l’adoption de la loi de 1905 sur la loi de Séparation des Églises et de l’État. Il imagine l’emblématique carrosserie « Roi des Belges » de Léopold II et de sa maîtresse Cléo de Mérode, qui sera copiée  par Rolls-Royce pour habiller en 1907 sa légendaire Silver Ghost, mais aussi la première automitrailleuse de l’histoire militaire, un moteur huit cylindres, une boite de vitesses automatique. Un des inventeurs de la publicité moderne avec l’illustrateur Gus Bofa,  il a créé la marque Charron après la dissolution de C.G.V. en 1906 et un passage chez Clément-Bayard, la firme de son beau-père, puis l’Alda, qui sera une des  firmes  désignées pour représenter en 1914 notre pays face à Mercedès-Benz, entre autres, dans la dernière compétition avant la Grande Guerre. Passionné comme Ettore Bugatti par le cheval, Charron, qui a fait courir sous sa livrée, meurt à Maisons-Laffitte en 1928. Il est enterré à Angers, sa ville natale.

Les historiens anglo-saxons contemporains, pourtant avares d’éloges sur les étrangers, pensent que ce constructeur figure parmi les cinquante personnalités ayant le plus apporté à l’automobile depuis ses débuts. Dès 1907, avec cette clairvoyance prophétique qui nous est familière pour les arts, Mirbeau parle du « génial Charron » auquel il dédicace La 628-E8, se référant à un véritable coup de foudre lors de leur première rencontre en 1902, à l’occasion de la présentation du premier modèle de C.G.V. et à son grand voyage en Belgique, en Hollande et en Allemagne dans une de ces C.G.V.   capables de rivaliser en prestige, en performances et en fiabilité avec les Mercedès de l’époque (ce qui donne à penser sur le déclin, un siècle après, de notre industrie nationale) et commercialisées aux U.S.A. par une filiale. Cet éloge de la firme C.G.V., dont Mirbeau aura  acquis successivement trois modèles,  paraîtra après la fin de sa brève existence. Il contribue magnifiquement à la gloire posthume de Fernand Charron, ce grand Angevin, au-delà  du  cercle des spécialistes qui l’a admis depuis toujours dans son Panthéon.

A. Ge.

 

Bibliographie : Alain Gendrault, « Octave Mirbeau et Fernand Charron », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 221-226.

 

 


CLARETIE, jules

CLARETIE, Jules (1840-1913), romancier et journaliste très prolifique. Il a publié de nombreux volumes dédaignés par Mirbeau et Zola, parmi lesquels Monsieur le ministre (1881), Brichanteau comédien (1896), adapté au théâtre par Maurice de Féraudy, et plusieurs ouvrages sur la guerre de 1870 et la Révolution. Il a été élu à l’Académie Française en 1888 et, pendant l’affaire Dreyfus, a été un des très rares académiciens à être dreyfusistes. De 1885 à sa mort, il a été l’inamovible administrateur de la Comédie-Française, où, devenu seul maître à bord, en octobre 1901, il s’est empressé de recevoir la grande comédie de Mirbeau Les affaires sont les affaires, qui n’avait été reçue qu’« à corrections » par le comité de lecture.

Si Mirbeau n’a que mépris pour l’écrivain, il a accueilli avec faveur sa nomination à la tête de la Maison de Molière, comme en témoigne sa « Chronique parisienne » du 23 octobre 1885, dans La France : « Je ne suis pas suspect de partialité envers M. Jules Claretie, à qui j’ai souvent et franchement exprimé mon opinion sur sa littérature, mais je suis forcé de déclarer que, dans le temps présent, on ne pouvait faire un meilleur choix. M. Claretie est un homme aimable, travailleur, bienveillant, et qui a “des clartés de tout”. Je le crois très supérieur à ses œuvres, qui sont pourtant très nombreuses et très variées. Ce n’est pas un audacieux, mais ce n’est pas non plus un sectaire, et il possède le goût des lettres, sans parti-pris d’écoles. » Il a eu l’occasion de faire plus amplement connaissance avec Claretie, lors du procès d’Alfred Dreyfus, à Rennes, dont l’administrateur  faisait des comptes rendus, signés du pseudonyme de Linguet, pour le compte du Temps. C’est à ce moment-là que Claretie lui a suggéré d’écrire une pièce pour la Comédie-Française, dont le polémiste avait pourtant dit force mal. Fort de ces encouragements, Mirbeau a rédigé Les affaires sont les affaires dans un état d’esprit quelque peu euphorique et fort inhabituel et, le 29 mars 1901, a lu sa pièce à l’administrateur qui, enchanté, a immédiatement convoqué le comité de lecture et lui en a parlé favorablement. Mais, à en croire les Comédiens-Français du comité, dans leur « procès-verbal » du 18 octobre suivant, Claretie aurait joué double jeu, en poussant deux d’entre eux à voter « à corrections », plutôt que pour une réception pure et simple, ce qui a amené Mirbeau à retirer sa pièce et, à la suite du scandale provoqué par ce refus mal déguisé de sa grande comédie, a entraîné la suppression du comité de lecture. Furieux d’avoir été floués et d’avoir perdu tout pouvoir, les comédiens informèrent Mirbeau de la duplicité de leur patron. Il s’ensuivit une entrevue orageuse, le 27 octobre. Mais le dramaturge ne put obtenir pour autant que sa pièce fût jouée rapidement, comme il l’aurait souhaité, en échange de son généreux pardon... Après la répétition générale, si l’on en croit Mirbeau, Claretie lui aurait demandé instamment de chambouler complètement le dénouement de sa pièce, mais il s’y serait refusé. En fait, il a bien procédé à des modifications avant la première, le 20 avril 1903, afin de le rendre moins difficile à digérer. L’énorme succès des Affaires à travers le monde atténua les rancœurs et facilita le rabibochage entre les deux hommes.

Mais de nouveaux différends surgirent en 1906, lorsque Mirbeau, associé à Thadée Natanson, proposa à Claretie de recevoir Le Foyer. Effrayé par les audaces de la pièce, l’administrateur commença par refuser, malgré la (molle) pression d’Aristide Briand, le ministre compétent sollicité par Mirbeau. Il finira néanmoins par accepter, en décembre 1906, mais avec la conviction de parvenir à escamoter toutes les audaces au cours des répétitions. Comme il n’en fut rien, de plus en plus épouvanté au fur et à mesure qu’approchait l’échéance, il finit par interrompre les répétitions, le 4 mars 1908, et engagea la Comédie-Française dans un procès qu’elle perdit et qui fut coûteux pour elle. C’est donc, paradoxalement, grâce à une décision de justice que Le Foyer put être représenté à la Comédie-Française, le 8 décembre 1908, contre la volonté de l’administrateur de la maison ! Mais Mirbeau n’obtint pas pour autant que Claretie se vît retirer ses fonctions par son ami Clemenceau, alors président du Conseil, en guise de punition. Il finit néanmoins par se réconcilier de nouveau avec lui en 1913, peu avant sa mort, et lui fit même accepter une pièce de son nouveau protégé, Sacha Guitry, Les Deux couverts.

Voir aussi les notices Comédie-Française, Les affaires sont les affaires et Le Foyer.

P. M.


CLAUDEL, camille

CLAUDEL, Camille (1864-1943). Camille naît le 8 décembre 1864  à Fère-en-Tardenois, sa mère n’étant pas remise de la mort prématurée d’un petit Charles-Henri ; suivront une sœur, Louise, et Paul. Camille sera la mal-aimée. Dès la mort du père, fier du génie de Camille et de Paul, la mère en mars 1913, fait séquestrer sa fille conformément à la loi du 30 juin 1838. Au bout  de 30 ans, quand la mort la délivre, elle n’aura eu que 12 visites de son illustre frère, qui abandonne ses restes. Pourtant, « petit Paul» avait été son complice, son modèle. De « cette superbe jeune fille, dans l’éclat triomphal de la beauté », il garde la nostalgie, non sans remords.  Mais jusqu’aux années 80, la vieille «tante folle», dont quelques œuvres traînent dans la famille, reste un sujet tabou. Les dictionnaires l’ignorent, ou la situent : « 1856-1920 ».

Or, dès 1893, Mirbeau, « seul prophète de ce temps» (Cor,III,955), détectait le génie de la jeune inconnue. Il la situe dans la lignée de Rodin, Maître et amant, et du «génie encore confus», mais évident du frère cadet, Paul, l’auteur de Tête d’Or et de La Ville. Pourtant, déjà l’amour va vers la mort. Ces Valseurs,  « êtres aériens» touchent au vertige. Car exposés avec Clotho, « où vont-ils, éperdus dans l’ivresse de leur âme et de leur chair ?» Sur cet amour  « plus triste encore que la mort » (C.E.,II,34), «bat comme un suaire». En effet, la liaison impétueuse de 1883 à 92 subit de douloureux à-coups. Mirbeau, très  tôt confident du Maître, compatit aux peines de cœur de son «dieu». Peu après sa première lettre à Rodin, du 18 février 1885, il le met en confiance le 10 juin 1885 : « vous m’avez fait bien de la peine [mais] on peut  tout dire à un ami. » De fait, avant et après la rupture définitive de 1898, l’ami réconforte l’amant effondré lors de séjours bretons à Kérisper ( septembre 87, et juin 98 ).

Deux ans après l’analyse prémonitoire du 12 mai 1893 un second article sur « le petit groupe en plâtre », les Causeuses, et d’autres œuvres dont le buste de Rodin, exalte le «génie»—le mot, répété cinq fois— la «virtuosité» de la sculptrice pour son «interprétation de la nature vraiment miraculeuse». (C.E, II,92). Mirbeau, atteint de neurasthénie de 1891 à 94, se garde de mentionner les frustrations affectives, l’amour trahi, deux avortements. Il  s’indigne de  la mise à mort sociale, «rugit» (sic) :« et l’État n’est pas à genoux devant elle !» (ibid.). Car ces artistes refusés, non académiques comme ses amis «impressionnistes », toutes «ces natures ardentes », ces «âmes bouillonnantes» sont à son image. Ainsi, le « cri de douleur» qui jaillit de ses œuvres part d’un cœur fraternel qui peut, comme pour Maeterlinck, ouvrir le chemin de la gloire. L’article de 1895 ne fut pas sans effet : le 25 juillet, Poincaré, le Ministre interpellé, passe commande de l’Âge mûr. Mais peu après, refus de sa traduction en bronze ou en marbre :l’autobiographie, impliquant Rodin, est trop transparente. À Fère, quand le Conseil Municipal apprend que Camille est une femme, on annule le buste prévu. Pourtant un cercle d’amis soutient Camille : Rodin-Mirbeau-Schwob,Geffroy. Tout heureux d’un «projet» pour elle, Mirbeau écrit à Rodin, invite le couple (lettre du 27 avril 1895). Camille ne le rencontrera qu’en 1897, à propos de son marbre  l’Hamadryade. (Cor,III,337). Mais le 13 mai 1895, Mourey remercie Rodin de l’« avoir initié à cette belle œuvre, si débordante de vie de Mlle Claudel. » Par retour, le sculpteur l’invite à « faire quelque chose pour cette  femme de génie (le mot n’est pas de trop) que j’aime tant». Mourey va donc louer «son merveilleux talent » par deux fois en 1899. Mirbeau et quelques amis sont donc, comme Geffroy à qui Camille exprime sa reconnaissance : cette «  main bienfaisante qui tire les vrais artistes de leur linceul et qui ouvre tout doucement la tombe, où sans vous, ils s’ensevelissent ».

Un troisième article de Mirbeau, le 27 avril 97, reprend l’éloge de cette «héroïne d’art» guettée par la misère.Les « Causeuses » et  « ces adorables petites femmes qui dansent sous l’énorme Vague », sculptées à même l’onyx, avec « tant de souplesse…tant de virilité pour une femme », témoignent d’un génie qu’il faudrait couvrir «d’honneurs et d’argent» ! (C.E.,II,181). Ce combat se poursuit. Le 4 juin 1897 Camille assiste à un récital de Georgette Leblanc, compagne de Maeterlinck : «les deux seules femmes de génie de la France». Mirbeau veut les recevoir   pour saluer leur digne «sœur d’Italie », la Duse, invitée en France par «la Divine» Sarah. (Cor, III,302). Très sensible à ce soutien, Camille invite son admirateur pour voir   chez Bing son Hamadryade et lui «  transmettre (son) appréciation et celle de m.Rodin». Cette lettre de septembre 97, la seule de l’artiste au critique fut sans doute suivie d’effet .

1898 marque un tournant. Camille rompt définitivement avec Rodin, et l’Affaire Dreyfus, où Mirbeau défend son ami Zola, crée sans doute une certaine distance. Camille s’éloigne aussi de son ami Morhardt, et  premier biographe. Quand Geffroy, autre ami commun, lui propose  de créer le Monument de Blanqui dont il finit la biographie —elle paraîtra en 1897 sous le titre l’Enfermé— Camille dès mars 1905  répond positivement.  Elle se reconnaît dans ce «révolté d’instinct», ses débats dramatiques dans «la grande lutte». Mais, trop souffrante, elle renonce bientôt. 

Ainsi, Camille, ne sait pas cultiver cette convivialité vitale chère à  Mirbeau. À partir de 1905, elle s’isole. Dans le grand marbre de Persée décapitant la Gorgone son génie se déploie encore en 1902. Mais en 1906, La Niobide blessée, sera l’œuvre testamentaire. Paul vite marié est reparti en Chine. Exclue de la famille par une mère haineuse, elle s’enferme dans sa dépression, voire la clochardisation. À mesure que le «monstre», Rodin, est glorifié, ses frustrations et griefs s’amplifient en fantasmes obsessionnels. Paul avait su, quant à lui, édifier des garde-fous contre « l’excitation et l’agitation des  Claudel, leur grain de folie. » ( J,I,785). Vu sa position, il est tout désigné pour mettre fin au scandale social de « cette folle enragée » dont la mère ne veut plus entendre parler. C’est chose faite, le 10 mars 1913.

Mirbeau avait un siècle d’avance sur les Jardiniers de la folie  (E.Zarifian, éd.O. Jacob, 2000). Certes, le «millionnaire rouge», joue au touriste avec chauffeur dans sa Charron «628 E-8», descend dans les bons hôtels, tandis que la miséreuse, s’apprête à «mourir de faim», lance vers son généreux ami Eugène Blot  des «cris désespérés», et ironise : « les affaires sont les affaires» ! Mirbeau réussit. mais il sait le cas du « Raté », « nègre » ou « prolétaire des lettres » Dans le ciel, en 1892-93, décrit ce qui fut le drame d’un Van Gogh. Dans «L’Enfermé», du 9 octobre 1898, il relate le calvaire d’un praticien de Rodin victime du système socio-médical. Par cette « crise », ce « surmenage intellectuel » (C.E.,II,218), « tous, plus ou moins, nous [y] avons passé ». Médicalement, c’est «du verbiage délirant». Traité par la séquestration affective, avec des brutes pour gardiens, on meurt vite dans «ces étranges maisons de convalescence», ou «  de fous », véritables  « maisons de torture.»  En 1901 il publie « les 21 jours d’un neurasthénique », et ironise sur les « traitements ». Or Mirbeau, « de sens clair quand il écrit, a toujours en parlant quelque chose de fou », note J.Renard.(Journal, 12 nov.1907).   Le portrait vaut pour Camille dont les propos seront qualifiés de « délires paranoïdes ». Enfin, 1913, année de sa séquestration, voit la parution de Dingo, dernier livre de Mirbeau. 

Si donc Gorgô, pour Claude Herzfeld,   «assure unité et authenticité» à l’œuvre de Mirbeau, lequel, «nouveau Persée», invite à «regarder Méduse en face», Camille aurait pu lui sculpter un portrait fraternel. Aujourd’hui, par leurs Amis, leurs oeuvres rayonnent, et les sauvent, avec nous, d’un péril similaire : la pétrification.

M.B.

Bibliographie : Reine-Marie Paris : Catalogue raisonné de l’œuvre de Camille Claudel, Aittouarès, 2004 ;  A.Rivière et B.Gaudichon : Camille Claudel, Correspondance, Gallimard, 2008 ;  Claude Herzfeld, Le monde imaginaire d’O.M., Sté O.Mirbeau, Presses de l’Université d’Angers,2001 ; P.Michel : O. Mirbeau,Combats Esthétiques,t. II, Séguier, 1993 ; P.Michel :Correspondance Générale, l’Âge d’ Homme, t.II & III.


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