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DANS LA VIEILLE RUE

Dans la vieille rue est un roman paru en avril 1885 chez Ollendorff, dans la collection « Grand in-18 » à 3 f. 50, sous le pseudonyme de Forsan, alias l’Italienne Dora Melegari (1846-1924). C’est le premier roman “nègre” de Mirbeau que j’aie pu identifier, grâce à une lettre de Mirbeau adressée à son éditeur Ollendorff, alors qu’il est en train d’en corriger les épreuves, imprimées chez  Chamerot. Mais nous ignorons dans quelles conditions il a été amené à composer ce roman, et, en particulier, si Dora Melegari lui a imposé un sujet ou bien s’il a été son seul maître. Quoi qu’il en soit, il y poursuit son entreprise de décrassage au vitriol de « ce petit cloaque de boue – rose et parfumé, mais de boue – qu'est le cœur des mondains », comme il l’écrira quelques années plus tard (« Paul Hervieu », L’Écho de Paris, 18 août 1891).

 

Le monde immonde

 

L’action est située sur la Côte d’Azur, à Hyères, ville qui n'est cependant pas plus nommée que ne le sera Luchon dans Les 21 jours d'un neurasthénique et qui est composée de deux quartiers bien distincts : le quartier chic, où vivent les riches venus villégiaturer, et la vieille ville, où habite la pauvre héroïne. Il s'agit une nouvelle fois du récit du sacrifice d'une innocente, Geneviève Mahoul, qui est dotée d’un prénom fortement connoté. Fille d’un médecin désargenté et dépassé, elle consacre sa vie à son frère handicapé, Maximin, dont la vie est constamment menacée et dont les traitements médicaux sont beaucoup trop coûteux. Mais le hasard d’une rencontre et le caprice d’une dame du monde, la comtesse de Crussolles,  l’introduisent dans un milieu qui n’est pas le sien, mais où elle attire le regard d’un officier noble à l’esprit un peu plus ouvert que son entourage, Georges de Briare. Ils semblent s’éprendre l’un de l’autre et un mariage est projeté, malgré le qu’en-dira-t-on. Toutefois la jeune femme finit par y renoncer, parce qu’elle n’est pas prête à sacrifier son frère, comme l’exige l’officier. Contrainte et forcée par la nécessité, elle se résigner à épouser un cousin commerçant, certes grossier, mais qui accepte de se charger de l’infirme et de payer ses soins médicaux. Sacrifice inutile, car le frère meurt pendant le voyage de noces : elle se retrouve dès lors condamnée à une vie sans espoir ni lumière : « S’il lui restait une perspective, elle n’était pas de ce monde », tels sont les derniers mots du récit.

Comme Julia Forsell, de L’Écuyère, Geneviève est victime d'une société mondaine bardée d’une bonne conscience hypocrite et homicide. Le romancier ne cède pas pour autant à un  manichéisme suspect, car, si les mondains qu'il met en scène sont rendus odieux par leur égoïsme,  ils ne sont pas individuellement responsables de ce qu'ils sont : simple produit de leur éducation et de leur milieu, ils reproduisent, sans même en avoir une claire conscience, des valeurs et des comportements propres à leur classe. Surtout, Mirbeau préserve leur complexité psychologique et crée des personnages véritablement humains, pétris de contradictions : ainsi, le séducteur professionnel qu'est le Russe Serge Lybine n'en est pas moins, en même temps, accessible à la pitié et au remords de sa mauvaise conduite envers Geneviève, qu’il a tenté de violer ; inversement, le brave capitaine de Briare, qui se croit prêt à sacrifier ses préjugés nobiliaires à son amour pour une pauvresse, est, en même temps, complètement indifférent au sort de son futur beau-frère, en qui il ne voit qu'un obstacle et qu'il tue mentalement sans le moindre scrupule.

 

Tragédie et ironie de la vie

 

Comme dans L’Écuyère ou La Belle Madame Le Vassart, Mirbeau a mis au point une machine infernale, où se combinent les engrenages des passions et des instincts et les fatalités du milieu social : c’est ce « mélange de forces intérieures et d'impulsions extérieures qui dirigent notre destinée et que nous ne saurions ni définir, ni déterminer », écrit le narrateur omniscient. La tragédie se déroule en trois actes : le premier présente le décor et les protagonistes et expose les données de la situation dramatique, le deuxième noue le drame et le troisième le dénoue, pour le pire. Extrêmement concentrée dans le temps (neuf mois seulement), elle respecte classiquement l'unité de lieu et l'unité d'action : un conflit moral qui tenaille la pauvre Geneviève, déchirée entre l’imprescriptible droit au bonheur et une morale sacrificielle inculquée par son éducation chrétienne.

L’effet tragique est renforcé par ce que Mirbeau appelle  « l’ironie de la vie », c’est-à-dire, en fait, celle du romancier qui tire les ficelles, piège à loisir ses personnages et, à l’instar du dieu de Rimbaud, semble prendre plaisir à les voir se débattre entre les mâchoires d’effrayants dilemmes. En l’occurrence, on l’a vu, il s’avère que le sacrifice de son amour et de son bonheur que consent Geneviève Mahoul, dans l’espoir d’assurer le salut de son petit frère, se révèle complètement vain, puisque, au retour de son odieux voyage de noces, elle découvre avec horreur que Maximin vient de mourir, sans qu'elle ait été présente pour lui offrir son aide au cours de son agonie ! Avec lui disparaît le sens qu'aurait pu avoir son sacrifice, qui est devenu “absurde”. Nouvelle ironie de la vie quand reparaît le tentateur, Lybine, qui lui fait entrevoir une vie d'aisance et de plaisir : Geneviève l'écarte vite, au nom de la « conscience du bien et du mal » que lui a inculquée sa religion, mais, si brève qu’ait été cette tentation d’une vie émancipée, elle est suffisante pour lui faire sentir plus douloureusement encore l'horreur de son emprisonnement à jamais dans une existence absurde et décolorée. Geneviève aura donc été dupée de bout en bout, et l’ironie du romancier – où l’on peut aussi voir une très moderne auto-ironie, une distance par rapport à son propre récit, comme à la fin de La Belle Madame Le Vassart – met en lumière la mauvaise pioche de ceux qui ont eu le tort de parier pour un dieu qui, à l’expérience, se révèle absent, sourd, impuissant... ou sadique. Tout se passe en effet comme si, dans un univers où tout va à rebours des aspirations de l’homme à la justice, chaque bonne action devait aussitôt recevoir sa punition, comme dans l’univers du Divin Marquis.

 

Les illusions de l’amour

 

Mirbeau s’emploie de nouveau à mettre en lumière les mortifères illusions de l’amour. Le lecteur est, un temps, incité à croire candidement, comme Geneviève, que l’amour existe, qu’il est tout-puissant, et par conséquent qu’un mariage reposant sur un amour partagé, qui ferait fi des différences de classes, appartient au domaine du possible. Mais c’est là une terrible erreur d’analyse ! Les relations entre les deux fiancés reposent en fait sur une foule de non-dits, lourds de menaces, et jamais ne s’établit entre eux la moindre communication véritable. Au contraire, on voit s’approfondir un abîme d'ignorance et d'incompréhension réciproques, car chacun n’est préoccupé que de soi et juge sa conception du monde si “naturelle” qu’elle devrait tout “naturellement” s’imposer à l’autre sans qu'il soit jamais besoin de s'en expliquer. Cet abîme qui, selon Schopenhauer, sépare les sexes de toute éternité est d’autant plus infranchissable qu’il se double ici de l’abîme qui sépare les classes et qui, de toute évidence, aurait fait de leur mariage un douloureux échec. Une nouvelle fois, « l’amour » se révèle, à l’expérience, gros de désillusions, de frustrations et de souffrances morales, comme s’il devait toujours y avoir un prix à payer en échange des quelques moments d’apparent bonheur que notre humaine condition nous autorise.

À défaut de se consoler dans la vie terrestre, on peut toujours rêver qu’on y parviendra dans une autre, comme le prétend le prêtre consulté par la jeune femme… à condition d'en payer le prix ! Est-il besoin de préciser que, pour Mirbeau, c'est là la pire des duperies ?

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel,  « Introduction » à Dans la vieille rue, in Œuvre romanesque d’Octave Mirbeau, Buchet/Chastel – Société Octave Mirbeau, 2001, t. II, pp. 971-980 ; Pierre Michel, « Dans la vieille rue, ou le sacrifice inutile », introduction à Dans la vieille rue, Éditions du Boucher, 2004, pp. 3-16.  

 

 


DANS LE CIEL

Dans le ciel  est un roman paru en feuilleton dans les colonnes de L'Écho de Paris du 20 septembre 1892 au 2 mai 1893 et qui n'a été publié en volume qu'en 1989, aux Éditions de l’Échoppe, Caen, avant d’être inséré, en 2001, dans le tome II de son Œuvre romanesque, aux Éditions Buchet/Chastel. On peut se demander pourquoi Mirbeau a dédaigné de le publier en volume : peut-être a-t-il craint de donner une image négative des recherches esthétiques de ses amis peintres, déjà douchés par L’Œuvre de Zola ; peut-être l’a-t-il trouvé trop pessimiste et trop décourageant, à un moment où lui-même se débattait dans une interminable crise (littéraire, politique, existentielle et conjugale) ; peut-être tout simplement, et plus vraisemblablement, a-t-il considéré qu’un récit rédigé au fil de la plume à des fins alimentaires, et qui laisse de surcroît, un goût d’inachèvement, ne méritait pas d’être publié en l’état.

De fait, il s’agit d’une œuvre hors normes, sans doute parce que Mirbeau ne l’a pas publiée en volume et n’a donc pas eu à essayer le la faire rentrer de force dans les limites des codes romanesques en vigueur. Tout d’abord, le roman est en abyme, les récits s'emboîtent, et il y a trois narrateurs et trois je différents :  un premier narrateur, qui reste anonyme, est invité par un sien ami, un raté du nom de Georges, qui vit isolé sur un pic dominant l’environnement, et qui lui remet un récit autobiographique ; dans ce manuscrit il raconte des épisodes marquants de son enfance, puis sa rencontre décisive, pour son initiation à l’art, avec un peintre Lucien, dont il reproduit plusieurs lettres-témoignages, et qui, désespéré, a fini par se couper la main “coupable” de trahir son idéal. Ensuite, Mirbeau y rompt avec tout souci de réalisme, de vraisemblance et de crédibilité romanesque et flirte avec le fantastique et le symbolique. Enfin, il y manifeste un total mépris des règles habituelles de composition et n'obéit, dans sa narration, à aucun ordre logique ou chronologique, allant jusqu’à interrompre brusquement son récit, après une scène sanglante, d'autant plus brutale qu'elle est perçue à travers une porte fermée, sans que l'on entende plus parler du premier narrateur.

Dans le ciel témoigne d'une conception très pessimiste et pré-existentialiste de la condition humaine, où se combinent les influences de Pascal et de Schopenhauer : l'homme n'est qu'un « vil fétu »  perdu dans un univers sans rime ni raison et qui n'est pas à sa mesure ; il est condamné à une vie absurde, à l'angoisse existentielle, à la solitude et à l'incommunicabilité ; la souffrance est universelle et irrémédiable, dans un univers où l’idéal entrevu se révèle inaccessible et qui est un « crime », puisque tout ce qui vit y est mis à mort et qu’il faut manger ou être mangé.

Mirbeau, qui vient de se rallier officiellement à l’anarchisme, s’y livre également à une critique impitoyable de la société bourgeoise, de ses valeurs et de ses institutions, à commencer par la famille, où le monstrueux pouvoir du père est particulièrement stigmatisé : le narrateur l’accuse de déformer les pulsions naturelles des enfants, de tuer dans l’œuf leurs potentialités et leur curiosité intellectuelle, et de les empêcher à tout jamais d’être « adéquats à eux-mêmes ». Le résultat, c’est la fabrication de « croupissantes larves », dociles, aliénées et exploitables à merci.

Enfin et surtout Mirbeau y traite de la tragédie de l'artiste. Il met en scène un peintre, Lucien, directement inspiré de Vincent Van Gogh, qui s'est suicidé un an plus tôt, et dont Mirbeau vient d’acheter au père Tanguy les Iris et les Tournesols. Il va jusqu’à prêter à Lucien les toiles de Vincent, notamment La Nuit étoilée. À travers l’expérience de Lucien, il apparaît que l'artiste exigeant et qui voit le monde avec ses propres yeux est condamné à courir perpétuellement derrière un idéal qui toujours se dérobe, parce que les moyens dont il dispose, son cerveau et sa main, ne sont jamais à la hauteur de l'idéal qu’il s’est fixé, de sorte que la « maladie du toujours mieux » le condamne à la souffrance et à la frustration, voire à la folie et à la mort. Et puis, il est trop différent des « croupissantes larves » que sont les hommes ordinaires, crétinisés par la famille, par l'école et par l'Église, que le deuxième narrateur, Georges, dénonce vigoureusement, pour ne pas être incompris et moqué : dans la société bourgeoise, où règne le mercantilisme, les artistes novateurs ne peuvent trouver leur place, ils sont ridiculisés ou persécutés, et ils ne peuvent que difficilement vivre de leur art. Et, s'ils s'isolent, comme Lucien sur son pic, pour chercher leur voie « dans le ciel » dans le vain espoir de réaliser leur idéal, ils se condamnent à poursuivre des chimères : l'art est décidément mortifère et constitue une torture pour l’artiste en quête de l’œuvre dont il rêve.

P. M.

 

Bibliographie : Claude Benoît,  « Dans le ciel, un roman impressionniste ? », dans les Actes du colloque Octave Mirbeau, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 197-204 ; Laurence Brogniez, Laurence, « Dans le ciel : le “Chef-d’œuvre inconnu” d’Octave Mirbeau », Narratologie, n° 6, Littérature et représentation artistique, F. Parisot (éd.), pp. 197-217, 2005 ; Maria Carrilho-Jézéquel, « Le peintre-vampire ou la rupture artiste / société pendant la deuxième moitié du XIXe siècle : Mirbeau, Zola et Maupassant »,  Cahiers Octave Mirbeau, n° 7, 2000, pp. 37-50   ;  Samuel Lair, « Octave Mirbeau et le personnage du peintre », Cahiers d'études du récit français, n° XX, Université de Brest, 2004, pp. 119-129 ; Samuel Lair, « Octave Mirbeau et les clivages du Moi », Studia romanica  posnaniensia, Poznan (Pologne), décembre 2005, n° XXXII, pp. 123-142 ; Pierre Michel, « Introduction » à Dans le ciel, Œuvre romanesque de Mirbeau, Buchet-Chastel / Société Octave Mirbeau, mars 2001, tome II, pp. 9-20 ; Pierre Michel,     « Dans le ciel, ou la tragédie de l’artiste », introduction à Dans le ciel, Éditions du Boucher, 2003 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, préface de Dans le ciel, Caen, L'Échoppe, 1989, pp. 7-15 ; Valérie Michelet-Jacquot, « Octave Mirbeau et Marcel Schwob : autour de Dans le ciel », Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Actes du colloque de Cerisy, 28 septembre-2 octobre 2005, Presses de l’Université de Caen, décembre 2007, pp. 135-150 ; Marie-Françoise Montaubin, « Les Romans d'Octave Mirbeau : “Des livres où il n'y aurait rien !... Oui, mais est-ce possible” », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, mai 1995, pp. 47-60    ; Joy Newton, « Zola, Mirbeau et les peintres : L'Œuvre et Dans le ciel », in Écrire la peinture, Éditions universitaires, 1991, pp. 47-58 ; Françoise Quéruel, « Dans le ciel  : tradition et modernité », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 181-189 ; Éléonore Reverzy, « Mirbeau et le roman : de l’importance du fumier », in Un moderne : Octave Mirbeau, J.& S. éditeurs – Eurédit, 2004, pp. 97-106 ; Lucie Roussel, « Subir ses peurs, vivre ses rêves :  cauchemars et folie chez Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, mars 2006, pp. 73-97 ; Anita Staron, Anita, « Octave Mirbeau : la douleur ou la douceur de vivre », in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Actes du colloque de Cerisy de septembre 2005, Presses de l'Université de Caen, 2007, pp. 227-236  ; Laurence Tartreau-Zeller, « Van Gogh, l'idéal de Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994, p. 56-80 : Robert Ziegler, « Vers une esthétique du silence dans Dans le ciel », Cahiers Octave Mirbeau, n° 5, 1998, pp. 58-69 Robert Ziegler, « The Art of verbalizing the barking of a dog : Octave Mirbeau’s Dans le ciel », à paraître dans Nineteenth-Century French Studies ; Robert Ziegler, « The Uncreated Artwork in Mirbeau’s Dans le ciel », Nineteenth-Century French Studies, hiver 2007, vol. 35, n° 2, pp. 439-452 ; Robert Ziegler,  « Reaching up : Dans le ciel », ch. IV de The Nothing Machine – The Fiction of Octave Mirbeau, Rodopi, Amsterdam – New York, septembre 2007, pp. 77-94.

 


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DES ARTISTES

Il s’agit d’une publication posthume, parue chez Flammarion, en deux volumes de 294 et 300 pages, le premier en 1922 et le deuxième en 1924. Hubert Juin les republiera, mais incomplètement, dans la collection 10/18, en 1986.

Des artistes est un recueil de soixante-quinze textes sur l’art, essentiellement des articles parus dans la presse entre 1884 et 1910. Ils seront recueillis dans les Combats esthétiques de Mirbeau, en 1993. On y trouve aussi quelques articles sur la musique, qui seront recueillis dans Chroniques musicales.

En 1992, Régis Santon a monté un spectacle, en one man show, intitulé Des artistes, à partir de ce recueil. Voir son témoignage dans les Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994, pp. 81-82.


P.M. 



Bibliographie : voir la notice des Combats esthétiques.


DINGO

Dernier roman publié par Mirbeau, Dingo constitue en quelque sorte son testament littéraire. Conçu dans des conditions difficiles car le romancier, accablé par les soucis pratiques (aménagement de sa propriété de Cheverchemont à Triel, suites de l’affaire du Foyer) est victime, en mars 1912, d’un accident vasculaire en partie invalidant. Incapable d’achever seul une œuvre commencée en 1909, il fait appel au jeune Léon Werth pour le seconder. Ce dernier rédigera, sous la direction de Mirbeau, les trois derniers chapitres sur les treize que comporte le roman. L’œuvre paraît le 2 mai 1913, chez Fasquelle, après avoir été publiée en feuilleton dans Le Journal, du 20 février au 8 avril 1913.

 

Un jeu de massacre

 

Après l’échappée belle de La 628-E8, roman publié en 1907, Mirbeau en revient avec Dingo aux limites hexagonales et exiguës de la province. Ce repli géographique reflète sans doute la diminution des forces vitales de l’auteur, mais il lui fournit de nouveau un cadre propice à l’épanouissement de sa verve polémique. L’action est située à Ponteilles-en-Barcis, toponyme fictif qui démarque en fait Cormeilles-en-Vexin, où Mirbeau a résidé de 1904 à 1908. Fort d’une expérience personnelle, le romancier laisse libre cours à son imaginaire satirique débridé pour métamorphoser le petit village en symbole d’une société entièrement soumise au lucre, à l’hypocrisie et au conservatisme. Le chien du narrateur, Dingo, a pour charge de démasquer tous ces individus réfugiés derrière une morale et un quant-à-soi qui ne trompent plus qu’eux-mêmes. Au propre comme au figuré, l’animal aligne ses proies chapitre après chapitre, que celles-ci aient été réellement occises ou métaphoriquement exécutées par ses soins. Ainsi quelques poules et force moutons succombent sous les coups de leur prédateur, tandis que, tour à tour, les villageois subissent l’implacable instinct du dingo qui les désigne à son maître comme autant de parasites. Le roman se compose comme un immense « tableau de chasse », dont, selon Herpett, le naturaliste qui a offert le chien au narrateur, l’espèce à laquelle appartient Dingo serait la créatrice.

 

Le portrait de l’artiste en jeune chien



Au travers des aventures de Dingo, Mirbeau semble avoir tracé le portrait idéal de l’homme qu’il aurait voulu être. Caractère indépendant, indifférence à tous les pièges que tend la société à l’individu (honneurs, mode, pouvoir…), farouche « en-dehors », telles sont quelques-unes des vertus du jeune chien, réfractaire à toutes les tentatives civilisatrices auxquelles s’essaye sur sa personne le narrateur. Ce regard rétrospectif porté, au soir de sa vie, par l’auteur sur son itinéraire est une leçon de philosophie adressée à tous ses semblables. L’écart entre la volonté, les rêves, les désirs et l’existence réelle est un thème que développe en filigrane cette ultime charge contre son temps. Elle est une nouvelle preuve de l’angoisse qui, toujours, a étreint Mirbeau quant à la valeur de son œuvre et à la qualité de son engagement. De surcroît, elle témoigne du pessimisme profond qui imprègne le regard qu’il porte sur lui-même et sur autrui. Le roman, en exaltant, dans un premier temps, la figure idéale de Dingo semble vouloir conjurer les vieux démons de l’auteur, mais la mort de l’animal, qui s’étiole une fois enfermé entre les quatre murs d’un appartement parisien, marque d’un sceau tragique la fin des illusions.

 

Instinct contre culture

 

L’opposition entre le jeune chien et la gent villageoise est une parabole de la supériorité de la nature sur la civilisation. Un rousseauisme patent imprègne tout le roman qui vante les mérites d’une éducation libérée des entraves morales imposées par une société figée dans ses valeurs. Ces dernières, qui plus est, supposées garantir la justice et l’esprit républicain ne sont en réalité que des outils de domination dont pâtissent les plus faibles. Mais la figure du peuple n’est pas épargnée. La servitude volontaire fait des humbles autant de cibles faciles, de marionnettes passives, dupées et heureuses d’être dupées par les apparences. Un notaire sera toujours respectable à leurs yeux, et tant pis si celui de Ponteilles-en-Barcis les a volés et si ses successeurs agissent de même : la force de l’habitude l’emporte. Seuls les êtres les plus frustes, comme le jardinier Piscot et le braconnier Flamant, échappent à cette malédiction que les mouvements progressistes ont bien du mal à briser.

Pour autant, la solution de la loi naturelle est loin d’être la panacée, et Mirbeau ne sombre pas dans l’angélisme. L’instinct de Dingo en fait un prédateur et la pulsion de meurtre est chez lui irrépressible. Miche, la jeune chatte du narrateur, fidèle amie de Dingo, incarne à sa manière l’éternelle domination du féminin sur le masculin et la nature n’épargne en rien aux animaux les jeux de séduction, de domination et de cruauté qui sont le lot de cet animal social : l’homme.

Œuvre vitaliste mais sombre, roborative et méditative à la fois, Dingo est un des textes les plus émouvants de Mirbeau et celui qui porte le plus haut la leçon humaniste de celui que ses contemporains ont réduit, parfois un peu vite, à être uniquement le contempteur excessif des vices de son temps.

A. V.

 

Bibliographie : Michel Contart, « Dingo vu par un vétérinaire cynophile », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 142-168 ; Pierre-Jean Dufief, « Le monde animal dans l’œuvre d’Octave Mirbeau », Actes du colloque d’Angers, Octave Mirbeau, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 281-293 ; Christopher Lloyd, « Octave Mirbeau et Jack London fabulistes : de Dingo à Croc-blanc », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, 281-291 ; Enda McCaffrey, « Le Portrait d’un artiste en jeune chien – Incarnation et mouvement dans Dingo d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 7, 2000, pp. 66-74 ; Pierre Michel, « Mirbeau et l’autofiction », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 121-134 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau le cynique », in Dix-neuf/Vingt, n° 10, 2002, pp. 11-26, et Un Moderne : Octave Mirbeau, Eurédit, 2004, pp. 171-185 ; Eléonore Roy-Reverzy, « Le mythe de la nature dans l’œuvre de Mirbeau », Actes du colloque de Clermont-Ferrand, Les Mythes de la décadence, CRLMC, 2000, pp. 23-36 ; Arnaud Vareille, « Éloge de la liberté », préface à Dingo, Palimpseste, 2009, pp. 5-40 ; Robert Ziegler, « L’Art comme violence dans Dingo », Cahiers Octave Mirbeau, n° 7, 2000, pp. 51-65 ; Robert Ziegler, « Non-human Narrative : Dingo », chapitre IX de The Nothing Machine - The Fiction of Octave Mirbeau, Rodopi, Amsterdam – New York, 2007, pp. 201-220.

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DREYFUSARD !

C’est sous ce titre qu’un éditeur bruxellois, André Versaille, a publié, en septembre 2009, un petit volume de 96 pages, format de poche, qui comporte un choix de dix articles de Mirbeau parus essentiellement dans L’Aurore pendant l’affaire Dreyfus, en 1898-1899, et déjà recueillis dans L'Affaire Dreyfus. Ils sont précédés d’une préface de Jean-Noël Jeanneney, « Un combat pour tous les temps » (pp. 5-8), qui dégage les enjeux de l'engagement de Mirbeau et met en lumière la tendresse qui l'anime, et suivis d’une postface de Véronique Leblanc, « Affaire de conviction », qui évoque brièvement les conditions dans lesquelles Mirbeau s'est engagé (pp. 89-94).

On y retrouve les textes majeurs de l’engagement dreyfusiste de l’écrivain : « Chez l'Illustre Écrivain »,   « Trop tard ! », « À un prolétaire »,  « Le Coup de bistouri », « Vainqueur de son ombre », « Palinodies ! », « À cheval, Messieurs », « Derrière un grillage – Hommage des artistes à Picquart »  et « En province ». Plus surprenant est le choix de l’appel « Aux hommes libres », paru dans Le Père Peinard, que Mirbeau a bien signé, mais qu’il n’a point rédigé.

Voir les notices L'Affaire Dreyfus, Affaire Dreyfus et Dreyfus..

P. M.

 


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