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UN GENRE FLORISSANT
Dans
les années 1880, quand Octave Mirbeau commence à percer dans le monde
journalistique, le conte joue un rôle de premier plan dans la grande
presse nationale, dont les tirages ne cessent d’augmenter. Pour des
entreprises commerciales confrontées à une concurrence impitoyable,
il est une manière de fidéliser la masse flottante des lecteurs en leur
offrant un espace ludique et récréatif où chacun, sur deux ou trois
colonnes, peut retrouver ses désirs et ses rêves, conforter ses préjugés,
ses habitudes et ses croyances. Il est un divertissement de bon ton,
qui apporte à chacun une dose modérée d’émotion ou de gaieté (point
trop n’en faut !), sans perturber pour autant les digestions ni
l’ordre moral et social.
La "mouise" par Bernard Naudin
Mirbeau fait ses premières gammes de conteur, sous
son propre nom, à Paris-Journal et au Figaro, en 1882,
puis au Gaulois, à La France et au Gil Blas. Son
premier et unique recueil signé de son nom paraît chez Laurent (en novembre
1885) sous un titre destiné à le faire apparaître comme l’anti-Daudet :
Lettres
de ma chaumière (il en republiera une partie en janvier
1894, chez Charpentier-Fasquelle, sous un titre nouveau, Contes de
la chaumière). Il y illustre notamment la misère matérielle et morale
du paysan normand, son insensibilité et son fatalisme, sur le modèle
de Tolstoï décrivant les moujiks, et la dureté des relations humaines
dans une société impitoyable pour les petits. Le public ne se bouscule
pas : à l'en croire, mais il exagère bien évidemment, à peine cinquante
exemplaires auraient été écoulés !
Contes de la chaumière
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Il n'abandonne pas le genre pour autant, tout en pestant parfois contre
cette nécessité alimentaire qui nuit à son travail de romancier. À côté
de ses chroniques politiques, esthétiques et littéraires, le conte constitue
une part non négligeable de ses contributions au Gil Blas, à
L'Écho de Paris et plus tard au Journal. Mais il est vrai
qu’au fur et à mesure que croît sa célébrité, sa production de conteur
diminue notablement, au profit d’autres modes d’intervention journalistique
où il a les coudées plus franches et qui lui semblent mieux adaptées
à son propos.
LA SUBVERSION DU CONTE
Mais,
au lieu que le conte conforme au modèle courant ne menace en rien le
misonéisme du lectorat, Mirbeau, lui, en subvertit la forme et le contenu.
L’humour grinçant et l’horreur n’ont rien de gratuit et servent au contraire
à effaroucher et à perturber pour obliger les lecteurs à réagir
: tout vaut mieux que cette indifférence des troupeaux que l’on mène
à l’abattoir ou aux urnes !
Il y aborde
en effet des thèmes qu’il ne cessera d’exploiter dans ses grandes œuvres
et qui constituent un choc pédagogique pour la majorité de ses lecteurs
: le tragique de l’humaine condition, la souffrance existentielle,
le sadisme et la loi du meurtre, l’incommunicabilité et la guerre entre
les sexes, l’engrenage de la violence, la dérisoire et pathétique inconsistance
des existences larvaires. Avant Le Jardin
des supplices, il y dresse l’inventaire des infamies humaines
et de l’universelle souffrance : « L’homme se traîne pantelant,
de tortures en supplices, du néant de la vie au néant de la mort »,
écrit-il dans « Crime d’amour » (Le Gaulois, 11 février 1886).
Se rapprochant
des chroniques, ses contes et ses dialogues sont en prise avec l’actualité
et sont farcies d’allusions polémiques. Mirbeau s’y livre à un
chamboule-tout jubilatoire de toutes les institutions habituellement
respectées et y attaque sans vergogne toutes les formes du mal social
de la fin du siècle, que les grimaces des dominants empêchent nombre
de gens de percevoir : le cléricalisme empoisonneur des âmes, le
nationalisme meurtrier, le revanchisme va-t-en-guerre, l’antisémitisme
homicide, le colonialisme génocidaire, le cynisme des politiciens arnaqueurs,
le sadisme de ceux qu’il appelle les « âmes de guerre », la
misère du prolétariat des villes et des campagnes, la prostitution,
l’exploitation des pauvres et l’exclusion sociale. Dans la continuité
de Voltaire, il veut nous oblige à voir ce qui dérange notre confort
moral et intellectuel, et il se sert du conte et du dialogue dans l’espoir
de faire jaillir l’étincelle dans les consciences et d’inciter son lectorat
à modifier peu à peu certains de ses comportements., voire à devenir
un citoyen lucide, acteur de sa propre vie.
Ainsi subverti,
le conte, pour Mirbeau, n’est plus un vulgaire et inoffensif divertissement,
il participe d’une entreprise didactique de démolition et de démystification.
Pierre MICHEL
L’intégrale
des Contes cruels est parue en deux volumes
à la Librairie Séguier (1990) qui a également publié des Contes drôles.
Réédition en 2000 aux “Belles Lettres”. (vidéo INA : Contes
cruels)
La Librairie Nizet a publié de son côté Amours cocasses et Noces
parisiennes (1995).
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