Oeuvres
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L'ABBE JULES |
À la fin du XIXe siècle, le monde change : la révolution industrielle a non seulement modifié le paysage, mais également changé les mentalités. Les citoyens sont dorénavant divisés en deux grandes catégories : ceux qui font partie des rouages essentiels du système technico-marchand et ceux qui, à leur corps défendant ou non, sont considérés comme des improductifs. Les romanciers ont une fascination particulière pour ce dernier groupe, à tel point qu’ils font de l’artiste (totalement inutile aux yeux des financiers), de la prostituée (sommée de ne pas faire d’enfants, quand bien même la Patrie exige de chaque femme son lot de petits soldats), ou du curé, des personnages récurrents. De ce point de vue, Octave Mirbeau est un écrivain de son temps. Comme Zola, Daudet, Huysmans, Bloy, Barbey d’Aurevilly et tutti quanti, il a choisi pour héros les déclassés ; comme eux, il a raconté l’histoire d’un prêtre. Si l’on excepte les œuvres écrites sous des noms d’emprunt, L’Abbé Jules est le deuxième roman du Mirbeau, paru en mars 1888 – dix-huit mois après Le Calvaire – chez Paul Ollendorff. Sa conception a été difficile : Mirbeau a songé, dans un premier temps, à donner une suite au Calvaire, mais, parce qu’il ne trouve pas dans Rédemption (titre provisoire) de quoi nourrir son inspiration, il décide de composer une longue nouvelle sur un homme d’Église, Le Testament de l’Abbé Jules. Toutefois, sa plume est si alerte, le sujet si prenant, qu’il finit par écrire un vrai roman, entièrement consacré à la personnalité complexe de l’abbé Jules. Moins connu que Le Journal d’une femme de chambre (1900) ou, pour de moins bonnes raisons, Le Jardin des supplices (1899), c’est une œuvre prodigieuse dont les critiques ont découvert petit à petit la profondeur.
Résumé L’histoire est, a priori, banale : Jules Dervelle, si l’on en croit le narrateur qui n’est autre que son frère, est un enfant difficile, capable de se conduire de la pire des façons aussi bien avec les membres de sa famille qu’avec ses contemporains. Or, bien que ses emportements le destinent à une vie d’aventure et de malheur, il décide de se faire curé, à la grande surprise de son entourage, en particulier de sa mère. Après quelques années d’étude au séminaire, il devient le secrétaire particulier de l’Évêque. A-t-il changé de caractère ? Pas vraiment. Profitant de la faiblesse de son supérieur, il fait régner la terreur dans le diocèse. C’est ainsi qu’il menace, sans vergogne, les coreligionnaires qui lui font de l’ombre, tente de violer une jeune campagnarde, et rédige un mandement où, dans un pur style pamphlétaire, il s’attaque aux pouvoirs publics, sans craindre de mettre en émoi toutes les chancelleries européennes. Dans l’espoir d’enrichir sa bibliothèque, il cherche même à récupérer la fortune que le Père Pamphile, un trinitaire à moitié fou, a amassée durant ses longues années d’aumône à travers le monde. Un dernier coup d’éclat, oblige cependant l’Évêque à le renvoyer, puis à le nommer curé à Randonnai, un coin perdu de l’Orne, peuplé de sombres « t’zimbéciles ». Fatigué de ce ministère qui ne lui procure que déceptions, Jules décide de partir à Paris. Après six années d’exil, il revient enfin dans son village natal où il est accueilli pour son frère et son neveu. C’est là qu’il meurt, à la suite d’une longue agonie, au cours de laquelle il prononce « des mots abominables » et se livre « à des actes obscènes ». De sa vie, ne restent alors qu’une malle et un testament, ultime provocation d’un homme perpétuellement en colère contre le monde. Un tel résumé ne rend pas évidemment compte de la qualité et de la richesse de l’œuvre.
Un roman déhanché Pour comprendre l’attrait que L’Abbé Jules suscite chez les mirbeaulogues, il convient d’abord de signaler sa construction particulière, ce « déhanchement » que l’auteur note dans une lettre à Banville. En effet, loin de suivre une sage chronologie, comme aurait pu le faire un médiocre feuilletoniste, Mirbeau se plaît à bousculer le temps. C’est ainsi qu’il modifie l’ordre de la narration, commençant par le retour de Jules sur les lieux de son enfance, avant que d’habile analepses nous relatent les événements rocambolesques de l’évêché. Mieux, Mirbeau se garde de combler toutes les étapes du récit. Au contraire, il ne répond jamais à la question que son frère, le docteur Dervelle, pose dès le premier chapitre : « Mais qu’a-t-il pu fabriquer à Paris ? ». Alors que les codes de la vraisemblance imposaient de fournir une explication, Mirbeau préfère se taire et laisser au lecteur le soin de combler les vides. Le même déhanchement a, semble-t-il, présidé à la création du personnage. Nous sommes loin, avec Jules Dervelle, de l’abbé Faujas de Zola. Tandis que le prêtre zolien de La Conquête de Plassans poursuit, sans relâche, le même objectif (ramener la ville de Plassans dans le giron du pouvoir, au détriment des républicains), Jules n’a aucune ligne directrice dans sa vie. Tel un homme de chair et de sang, il réagit au gré de ses humeurs. Tantôt enragé, tantôt abattu. Ici, sujet aux pires accès de rage contre Dieu et l’Église, là volontiers soumis à la volonté des puissants. L’extravagance, chez lui, n’est pas le symptôme d’une folie qui gagnerait du terrain, mais l’expression mentale et physique (l’homme ne cesse de faire de longues marches) d’un désir, à jamais assouvi, de liberté. En d’autres termes, s’il manifeste une incohérence apparente, c’est parce qu’il est plongé dans le maelström du temps, sans autre guide que ses propres convictions.
Une œuvre autobiographique ? Faut-il voir dans ce roman une œuvre autobiographique ? Assurément, nous retrouvons quelque chose de la vie de Mirbeau dans L’Abbé Jules. L’écrivain s’est, en effet, inspiré de son propre village de Rémalard pour composer le cadre de son récit ; pour créer son personnage principal, il s’est également souvenu de son oncle Louis-Amable Mirbeau, un prêtre libre, mort dans les bras de son neveu en 1867. Mais là n’est pas l’essentiel. Mirbeau a surtout mis beaucoup de sa personnalité. Nous retrouvons chez le romancier et l’abbé Jules des emballements communs, une passion identique pour les livres, un même goût pour la mystification et la nature. Il suffit de lire les lettres de l’écrivain pour retrouver les déchirements, les angoisses, les peurs, les dépressions du prêtre. Il lui a prêté, en outre, nombre de ses idées. Ce n’est pas, en effet, un hasard si Jules a une conception aussi tragique de la vie ou s’il développe une morale dans laquelle la liberté de pensée et l’ignorance salutaire des règles s’opposent à toutes les forces oppressives de la famille, de l’école ou de l’Église. N’entend-on pas les mots de Mirbeau dans les propos du curé : « Les religions – la religion catholique surtout- se sont faites les grandes entremetteuses de l’amour… Sous prétexte d’en adoucir le côté brutal – qui est le seul héroïque – elles en ont développé le côté pervers et malsain, par le sensualité des musiques et des parfums, par le mysticisme des prières et l’onanisme moral des adorations. […] Elles savaient ce qu’elles faisaient les courtisanes ! Elles savaient que c’était le meilleur et le plus sûr moyen d’abrutir l’homme et de l’enchaîner » ? Exemple parmi tant d’autres d’une véritable infusion de la pensée mirbellienne dans les pages de L’Abbé Jules.
Un nouvel évangile ? Reste que L’Abbé Jules n’est pas une autobiographie. C’est à la fois une étape essentielle dans l’élaboration d’une œuvre toujours plus révolutionnaire, et un livre de combat, presque de vérité. À travers L’Abbé Jules, Mirbeau poursuit son travail de déconstruction du roman traditionnel et règle ses comptes avec Dieu. Pour cela, il élabore – c’est du moins une lecture possible – un nouvel évangile. De fait, en lisant le roman, nous retrouvons, non seulement certaines techniques vétéro- et néo-testamentaires, mais également des passages obligés de la vie de Jésus. Tel son illustre devancier, Jules soigne les malades, enrôle un disciple auquel il prodigue son enseignement, passe de vie à trépas, avant de réapparaître devant les yeux éberlués de ses contemporains. Toutefois, la perspective est totalement inversée. Il ne s’agit plus de plier l’homme à la religion, mais de dénouer des liens qui rattachent l’humanité à Dieu. Au rebours des Pères, Mirbeau et Jules défendent la vie contre la mort, la pauvre vérité des hommes contre la Révélation, la colère contre la soumission, le ricanement libérateur et farcesque contre la peur avilissante. C’est, sans doute, la plus grande réussite du romancier : donner aux lecteurs un compagnon d’infortune – un saint homme – afin qu’il apprenne à chacun d’entre eux combien il est important de rire. Certes, le message reste jusqu’au bout teinté d’ambiguïté (après tout, Jules n’a jamais abandonné sa charge), mais pouvons-nous demander à Mirbeau l’anarchiste de devenir un nouveau maître ? Quoi qu’il en soit, L’Abbé Jules laisse deux testaments à la postérité. Le premier, réel et mystificateur en diable, est l’acte notarié. Jules y explique qu’il n’a jamais cru à la sincérité de la vocation des prêtres campagnards et que seule l’indigence justifie l’état sacerdotal, précisant ensuite : « Au premier prêtre du diocèse qui se défroquera, à partir du jour de ma mort, je lègue, en toute propriété, mes biens meubles et immeubles ». Le second est la malle. De fait, étymologiquement, le testament est un témoignage. Or, celle-ci atteste à la fois de la mentalité des habitants et de la vie de Jules ; elle est, conjointement, un réservoir à fantasmes pour tous les curieux, et un lieu de refoulement pour le prêtre. Bref, elle est le coffre du Pandémonium dans lequel, selon la tradition, est enfermé le secret de la vie. Requiescat in pace !
Y. L.
Bibliographie : Coiffait, Max, « L'oncle Louis-Amable dans la malle de l'abbé Jules », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003, pp. 204-214 ; Coiffait, Max, « Enquête sur deux personnages du romancier Octave Mirbeau - L’oncle Louis Amable et une dame sans crinoline dans la malle de l’abbé Jules », Cahiers percherons, n° 2, 2003, pp. 14-32. ; Duret, Serge, « Portrait en négatif - Jules, l'abbé à la triste figure », dans Un moderne : Octave Mirbeau, Eurédit, 2004, pp. 83-96 ; Grenaud, Céline, « Les Doubles de l’abbé Jules, ou comment un hystérique peut en cacher un autre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 6-31 ; Hagerty, Joseph, « Relative realities and specular images in Octave Mirbeau's L'Abbé Jules », Excavatio, Livingston (Texas), vol. IX, 1997, pp. 1-9 ; Kálai, Sándor, «Les possibilités d’une bibliothèque idéale (L’écriture, le livre et la lecture dans L’Abbé Jules) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 22-35 ; Lemarié, Yannick, « Jules Dervelle et Ovide Faujas : deux curés en enfer », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 100-121 ; Lemarié, Yannick, « L'Abbé Jules : le Verbe et la colère », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 18-33 ; Lemarié, Yannick, « L’Abbé Jules : De la révolte des fils aux zigzags de la filiation », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 19-33 ; Lemarié, Yannick, « Lazare en Octavie : le roman du mort vivant », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, 2010, pp. 51-67 ; Marquer, Bertrand, « L’Hystérie comme arme polémique dans L’Abbé Jules et Le Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 52-68 ; Michel, Pierre, « Aux sources de L'Abbé Jules », Littératures, Université de Toulouse, n° 30, février 1994, pp. 73-87 ; Michel, Pierre, « L’Abbé Jules : de Zola à Dostoïevski », introduction à L’Abbé Jules, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-18 ; Michel, Pierre, « L'Abbé Jules, ou l'évangile du cynisme », préface de L'Abbé Jules, L'Âge d'Homme, Lausanne, 2010, pp. 7-27 ; Proriol, Nathalie, « La Temporalité dans L’Abbé Jules », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 77-112 ; Ziegler, Robert, « Birth and the book : The Incunabulum in Octave Mirbeau's L'Abbé Jules », Dalhousie French Studies, Canada, n° 36, automne 1996, pp. 100-112 ; Ziegler, Robert, « Le roman cinéraire d'Octave Mirbeau : L'Abbé Jules », in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Actes du colloque de Cerisy, 28 septembre-2 octobre 2005, Presses de l’Université de Caen, décembre 2007, pp. 69-80.
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