Pays et villes

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Terme
FREUDENSTADT

            Freudenstadt est une charmante petite ville allemande de la Forêt Noire, dans le Bade-Wurtemberg.  Elle a été fondée en 1599 et jouit d’un climat, d’eaux thermales et d’un environnement qui attirent les touristes, les vacanciers et les curistes.

            En 1908, Mirbeau y est venu en voiture, après sa cure à Contrexéville, et y a arpenté la Forêt Noire avec beaucoup de plaisir et « une mine fraîche et rose de 34 ans », au dire d’Alice. Il y jouit aussi d’une cuisine exceptionnelle, à l’en croire, et fait preuve d’un excellent appétit. Arrivé le 2 août, il devait y séjourner, à l’hôtel Kurhauswaldeck, jusqu’au 20. Mais, le 16 août, il a été pris de crachements de sang – congestion pulmonaire avec hémoptysie, d’origine arthritique – et a dû rentrer précipitamment à Paris, après avoir « bien failli passer l’arme à gauche », comme il l’écrit à Auguste Rodin. Sa convalescence sera longue.

P. M.

 

 


FURNES

 

      Furnes est une petite ville flamande, rendue célèbre par sa procession de Pénitents, dite « du Saint-Sang », organisée à la mi-mai, le jeudi de « l’Ascension », depuis 1637. Mirbeau eut probablement l’occasion de passer à Furnes lors de son périple automobile du printemps 1905, à bord de sa Charron immatriculée 628-E8, mais il est également possible qu’il y soit déjà venu bien antérieurement.

Mirbeau considère ces manifestations d’hystérie collective comme une forme extrême de la « malaria religieuse » qui, selon lui, frappe la Belgique et qui serait un héritage du « sang espagnol qui coule dans ses veines ». Il l’évoque ainsi au chapitre III de La 628-E8 (1907) :  « Qui n'a pas assisté aux fêtes du Saint-Sang, dans Furnes, devenu, ces jours-là, un véritable asile d'aliénés, ne peut concevoir à quels dérèglements, à quelles démences, la religion, ainsi enseignée, peut conduire la pauvre âme des hommes... Les centres ouvriers eux-mêmes, les cités industrielles, où souvent grondent la révolte et l'émeute, n'échappent pas toujours à la contagion. »

P. M.

 


GAND

Gand est une grande et vieille ville flamande, située au confluent de l’Escaut et de la Lys. Elle a vu naître Charles-Quint et a connu, à la fin du moyen-âge, une grande prospérité liée à l’industrie drapière, d’où un prestigieux patrimoine architectural, notamment la cathédrale Saint-Bavon. Elle est aujourd’hui au centre d’une agglomération d’un demi-million d’habitants. Au début du vingtième siècle, la commune de Gand comptait 160 000 âmes.

            Mirbeau a, semble-t-il, visité plusieurs fois la ville, mais nous ne pouvons dater qu’une seule de ces visites : en août 1896, en compagnie de Georges Rodenbach. Il évoque la ville dans La 628-E8 (1907), récit de son voyage d’avril 1905 à travers la Belgique et les Pays-Bas, dans sa fameuse automobile Charron. Il est très sensible au charme de la vieille cité, « avec ses rues si anciennes, ses pignons peints, ses toits coloriés et tout ce que disent les façades de ses églises, tout ce que chuchotent les vieux murs au bord du canal ». Mais il est rebuté par le catholicisme rétrograde qu’il y a constaté à deux reprises et qu’il attribue au « sang espagnol qui coule dans ses veines ».

* La première fois, il prétend être tombé malade dans une auberge d’un village proche et avoir demandé qu’on aille lui « chercher un médecin, à la ville voisine, qui était Gand.

Ah ! Seigneur Jésus, s'écria la bonne, en me voyant très pâle... Il va peut-être mourir... Dites une prière, bien vite, monsieur... Dites une prière... Et attendez-moi...

Elle sortit précipitamment, sans m'apporter d'autres secours.

Quelques minutes après, je vis entrer, introduit dans ma chambre par la petite bonne, un gros prêtre, essoufflé d'avoir trop couru... Il voulut, à toute force m'administrer l'extrême-onction. Et comme je refusais de me munir des sacrements de l'Église, il insista avec violence et ne se retira qu'après avoir appelé, sur ma tête de mécréant, toutes les malédictions du ciel et toutes les fureurs de l'enfer. »

* La deuxième fois, il raconte qu’ il a « vu autrefois, à Gand, une grève ». Mais au lieu « des flots de peuple lâchés et battant, avec des clameurs de mer soulevée, les murs de la ville », comme il l’imaginait, il n’a vu, éberlué, qu’une «  procession religieuse qui défilait silencieusement, avec des attributs religieux, des bannières ecclésiales, des oriflammes, des femmes déguisées en Saintes-Vierges, des enfants, en petits anges frisés... » Et il revoit encore un « ouvrier, à la gueule farouche, qui marchait devant la foule, portant je ne sais quoi, qui ressemblait à un ostensoir... »

            Ce rappel sert à introduire un récit, controversé, qu’il a fait paraître dans L'Écho de Paris le 31 octobre 1893, « L'Émeute », rebaptisé « Démocrates de Gand ». Sur la foi d’un prétendu ami de Maeterlinck qu’il aurait retrouvé à Bruxelles, il met en lumière l’aliénation du prolétariat gantois qui, à l’occasion de manifestations tournant à l’émeute pour réclamer le suffrage universel, n’auraient pas hésité à tirer sur la foule...

            Nous ne saurions évidemment garantir la véridicité de ces trois anecdotes.

P. M.

 

 

 


GIVERNY

Claude Monet s’installe en avril 1883, dans la maison du Pressoir, sise sur une parcelle d’un hectare dite « Le Clos normand », à Giverny, village-rue situé sur la rive droite de la Seine et près du confluent de l’Epte. Ce choix correspond à un nouveau départ dans la vie familiale du peintre,  qui a perdu sa première femme en 1879. Alice Hoschedé accepte de s’occuper de Jean et de Michel, les enfants de Claude Monet, en plus de ses quatre filles, Suzanne, Blanche, Germaine et Marthe, et de ses deux fils, Jacques et Jean-Pierre, qu’elle a eus avec le collectionneur et mécène Ernest Hoschedé. Claude Monet passe également à une nouvelle étape de sa vie artistique. Arrivé à mi-vie, enthousiasmé par la beauté de la campagne environnante, il s’installe définitivement à Giverny.  Les garçons aident le peintre-jardinier au potager et dans le jardin floral qui s’agrandit au détriment du verger, tandis que Jean-Pierre, botanise dans le Vernonnais avec l’abbé Anatole Toussaint, excellent connaisseur de la flore locale ; ils créent un nouveau pavot, le Papaver x Monetii (Touss. & Hoschedé). Les filles servent de modèles au peintre (notamment Suzanne et Germaine), tandis que Blanche aide son beau-père, lorsqu’il va, tôt le matin, au motif, et deviendra elle-même peintre impressionniste. C’est dans ce climat constructif que Monet peint le paysage environnant jusqu’en 1899. Puis progressivement, il va concrétiser l’idée d’inventer son jardin comme motif essentiel de ses nouvelles séries jusqu’au soir de sa vie (1926).

En 1884, Monet et Mirbeau font connaissance par l’intermédiaire du galeriste Paul Durand-Ruel. C’est le début d’une longue et fidèle amitié de plus de trente ans. Octave Mirbeau est le premier écrivain et journaliste à donner une description du jardin floral de Monet. Mirbeau n’est pas le chantre de son ami Monet exclusivement pour son œuvre peinte, mais aussi pour son talent de jardinier. En effet, En effet, tous deux conçoivent le jardinage comme un art de vivre et comme une forme d’art rustique caractérisé par la  recherche permanente de l’harmonie des couleurs, le goût des fleurs simples et l’exigence d’une profusion florale (Monet avait 200 000 plantes annuelles et vivaces) qui se renouvelle au fil des saisons. L’article intitulé « Claude Monet », paru dans L’Art dans les deux mondes du 7 mars 1891, témoigne, avec poésie et exubérance, du bonheur qui règne à Giverny : « C'est là, dans cette perpétuelle fête des yeux, qu'habite Claude Monet. Et c'est bien le milieu qu'on imagine pour ce prodigieux peintre de la vie splendide de la couleur, pour ce prodigieux poète des lumières attendries et des formes voilées, pour celui qui fit les tableaux respirables, grisants et parfumés, qui sut toucher l'intangible, exprimer l'inexprimable, et qui enchanta notre rêve de tout le rêve mystérieusement enclos dans la nature, de tout le rêve mystérieusement épars dans la divine lumière. » À cette époque, Mirbeau habite non loin de Giverny, aux Damps, sur une boucle de la Seine. Cela  lui donne l’occasion de venir souvent au Clos normand  et d’avoir le rare privilège d’être reçu par son ami Monet, qui ne manque pas de lui pardonner son côté possessif. Avec un réalisme saisissant Eva Figes a bien restitué cette parfaite complicité dans son récit Lumière, qui, en juillet 1900, réunit à l’occasion d’un déjeuner Alice Hoschedé, Claude Monet, plusieurs de leurs enfants, Anatole Toussaint (le curé botaniste) et Octave Mirbeau.

Au printemps 1892, époque des Cathédrales et de la construction du pont japonais, Monet, à la recherche d’un jardinier pour faire face à la croissance et à la multitude des tâches de jardinage ainsi qu’à ses propres exigences quotidiennes ne manque pas de solliciter Mirbeau, qui connaît l’importance de s’entourer de jardiniers consommés, tel Lucien qui tient son jardin des Damps, pour recueillir des renseignements sur le candidat Achille Savoir. Celui-ci est connu de Lucien comme négligent, paresseux « et de plus, il boit » ! (lettre à Claude Monet, avril 1892). Finalement, en juillet, Mirbeau  procure à Monet son futur chef-jardinier en la personne de Félix Breuil, fils du jardinier de son père, à Rémalard, dans l’Orne. Jean-Pierre Hoschedé témoigne qu’il fit merveille, avec quatre ou cinq aides sous ses ordres » (Claude Monet ce mal connu, Pierre Cailler, Genève, 1960, t. I, p. 64). Il restera vingt ans au service de Monet.

En 1893, trois ans après être devenu propriétaire de la maison au crépi rose du Clos normand, Monet achète une nouvelle parcelle située sur le bord de du Ru, petit bras de l’Epte, de l’autre côté de la route Vernon-Gisors et de la ligne de chemin de fer. Il a le projet d’y établir son jardin d’eau. Sa demande visant à détourner un bras du petit affluent de la Seine et à construire deux passerelles pour accéder à son nouveau jardin est refusée : « Merde pour les naturels de Giverny, leurs ingénieurs », écrit Monet à Alice, lorsqu’il apprend la réticence des élus. Mirbeau intervient alors auprès de Monsieur le Préfet au nom de son ami Claude Monet, pour décrocher une autorisation : « Vous me rendrez bien heureux, en l’accordant, pour lui, d’abord, qui a la passion des fleurs, pour moi ensuite, car, lorsque je viens à Giverny, c’est une joie de voir ce coin de féerie. » Quelques jours après, deux arrêtes préfectoraux permettent à Claude de réaliser le rêve de sa vie.

En mai 1894, Monet reçoit en gare de Vernon ses premiers nymphéas, commandés à Joseph Bory Latour-Marliac, de Temple sur Lot. Ce grand collectionneur de bambous en France a réussi à hybrider une trentaine de nymphéas rustiques. C’est aussi l’époque où, de façon informelle, Gustave Geffroy est à l’origine du cercle de Giverny, censé réunir autour de Claude Monet ses amis les plus proches : Octave Mirbeau, Georges Clemenceau, Auguste Rodin, Paul Cézanne et l’instigateur du cercle. Cézanne, « si singulier, si craintif de voir des nouveaux visages » (lettre de Geffroy à Monet), et  qui ne voit plus Monet depuis des années, accepte l’invitation de Geffroy pour le 28 novembre 1894. Il est déjà, depuis quelques jours, à Giverny, pour peindre les environs.

Les premières peintures du  jardin d’eau datent de 1895. En 1897, Monet crée son deuxième atelier et ses premières serres chaudes. En 1898-1899, année du Jardin des supplices, Monet commence ses premières séries des Bassins aux nymphéas, qui sont exposées fin 1900. L’année suivante, il entreprend d’acheter un nouveau terrain, de redessiner son étang et de demander l’autorisation de détourner un bras communal de l’Epte pour cultiver ses plantes d’eau à une plus grande échelle, ce qui lui est accordé. Il entoure une partie du nouveau bassin de grands bambous et de saules pleureurs pour filtrer la lumière sur les nymphéas et se préserver du regard des curieux qui se font de plus en plus nombreux aux grilles clôturant le jardin d’eau le long du chemin du Roy.

En 1908 Monet écrit à son ami Geffroy : « Ces paysages d’eau et de reflets sont devenus une obsession. C’est au-delà de mes forces de vieillard, et je veux cependant arriver à rendre ce que je ressens. J’en ai détruit… J’en recommence… et  j’espère que de tant d’efforts, il sortira quelque chose » (Wildenstein, lettre 1561).

C’est probablement grâce à Gustave Geffroy que Monet reçoit également Georges Clemenceau, qui a une résidence à Bernouville. À partir de 1909, les visites dominicales du Tigre à Giverny  sont de plus en plus rapprochées. Cette amitié aidera Monet à surmonter le décès d’Alice Hoschedé (1911) et à poursuivre jusqu’à la fin de sa vie ses séries. Clemenceau, retiré de la vie publique (1920), contribue activement à l’installation des Grandes décorations au Musée de l’Orangerie. L’ensemble des œuvres des nymphéas représente plusieurs centaines de variations sur le même thème et c’est une parcelle de Giverny qui est représentée dans le monde entier.

C’est à partir de 1914 que Monet lance la construction d’un grand atelier afin de poursuivre son idée des Grandes décorations. Les travaux d’aménagement prennent fin en juillet 1916, quelques jours après la visite de Mirbeau, Geffroy, Descaves, Hennique et J.-H. Rosny. Ils ont pu admirer les premières Grandes décorations. À cette occasion, le peintre de la lumière confie à Lucien Descaves : « J’en ai encore pour cinq ans environ. »

Parmi les autres amis fidèles de Giverny, Sacha Guitry, tant aimé d’Octave Mirbeau et du grand peintre, nous offre, en 1916, dans  son courageux et novateur film Ceux de chez nous, un portrait du « silencieux au regard parlant » (E. de Goncourt), qui témoigne du bonheur qu’il a vécu dans la féerie de son jardin. En écho à cette séquence, le comédien, improvisé cameraman et excellent photographe, a filmé le « Don Juan de l’idéal » (Georges Rodenbach) avec sa stature de condottiere et  le feu de son doux regard rayonnant dans son jardin de Cherverchemont. Au soir de sa vie, Octave revient une dernière fois à Giverny ; le « Génie apparu des jardins » (Paul Hervieu) peut quitter sans regrets les jardins des délices et des supplices dans les bras de son jeune ami Sacha Guitry.

Monet rend son dernier souffle à Giverny le 6 décembre 1926, dans les bras de Clemenceau, qui le veillera jusqu’à son ensevelissement. : « Non, non ! Pas de noir pour Monet, voyons ! Le noir n’est pas une couleur », s’est écrié Clemenceau en arrachant un rideau de fleurs pour recouvrir le cercueil, rapporte Sacha Guitry. « Mirbeau aussi aimait les fleurs », avait confié le peintre de la lumière à Marc Elder quelques années auparavant, en regardant Alice Hoschedé disposer sur la table un bouquet de soucis.

J. C.

 

Bibliographie : Georges Clemenceau, Claude Monet, Plon, 1928 (réédition Perrin, Paris, 164 p.) ; Marc Elder, À Giverny chez Claude Monet, 1924 (réédition Le Livre d’histoire-Lorisse, Paris, 2009) ; Gustave Geffroy, Monet, sa vie, son œuvre,  Crès, 1928 (réédition Macula, Paris, 1980, 556 p.) ; Jacqueline et Maurice Guillaud, Claude Monet au temps de Giverny, ouvrage réalisé à l’occasion de l’exposition Monet  au Centre Culturel du Marais par les auteurs en 1983, Paris, 318 p. ; Sacha Guitry, Cinquante ans d’occupation, Presse de la cité, coll. Omnibus, Paris, 1993, 1326 p. (passim) ;  Le Jardin de Monet à Giverny, l’invention d’un paysage, Musée des impressionnismes, Giverny, 2009, 144 p. ; Marianne Alphant, Claude Monet, une vie dans le paysage, Hazan, Paris, 1993, 710 p. ; Eva Figes, Lumière, traduit de l’anglais par G. Bardebette, Éditions Rivages, Paris, 1985, 115 p. ; Daniel Wildenstein, Monet ou le triomphe de l’Impressionnisme, Taschen Wildenstein Institut, Cologne, 2003, 480 p.

 


GIVET

 

            Givet est une petite ville des Ardennes, peuplée d’environ 7 000 âmes, et située à la frontière de la Belgique, dans la vallée de la Meuse, dans une pointe qui s'avance profondément dans l'Ardenne belge. Charles-Quint y a fait construire une forteresse qui porte son nom, Charlemont.

            Mirbeau est apparemment passé à Givet en avril 1905, lors de son périple en automobile vers la Belgique et les Pays-Bas. Dans La 628-E8 (1907), il évoque avec beaucoup d’humour l’impressionnante forteresse, qui semble destinée à protéger la ville et le pays des attaques de la terrifiante armée belge :

« Quelle folle terreur ont donc su nous inspirer les Belges, que Givet soit une telle forteresse ? La ville disparaît presque sous l'accumulation des défenses militaires... Forts tapis au haut des pics, terrasses armées, enceintes bastionnées, casemates blindées, fossés remplis d'eau, pont-levis, mâchicoulis, échauguettes, demi-lunes, chemins de ronde, tout ce qu'inventa, pour la sécurité des frontières, la science ancienne et moderne de la fortification, Givet en est pourvu... Par les poternes et les chemins couverts, on s'attend à voir, tout d'un coup, débusquer des hommes d'armes, bardés de fer... Ah ! les Belges doivent être fiers d'être Belges, en regardant Givet... Ils savent ainsi tout ce que leur puissance militaire a de redoutable... J'imagine aisément que Givet soit, pour eux, la meilleure école où se fortifie leur arrogance nationale. Le dimanche, les pères doivent conduire leurs enfants à Givet, et je les entends qui leur disent :

Voyez, comme nous faisons trembler le monde !

De son côté, un officier français, devant qui je m'étonnais de ce luxe guerrier, m'a expliqué ceci :

Il ne faut plus, au cours des luttes futures, qu'on puisse encore s'écrier : “Ah ! voici les Belges. Nous sommes foutus !”

Et que de casernes!... Quelles immenses esplanades pour l'évolution des troupes !... Que de soldats !

J'ai vu défiler des bataillons et des bataillons d'infanterie. En tenue de campagne et clairon sonnant, sans doute ils revenaient d'une reconnaissance, peut-être d'un combat. Et j'ai admiré leur allure martiale, leur souple entraînement... Nous sommes bien gardés, allez !... Tout me fait croire aujourd'hui que, devant un tel déploiement de forces, un tel hérissement de défenses, l'armée belge nous laissera tranquilles, désormais... »

P. M.

 


GORINCHEM

 

            Gorinchem est une jolie petite ville hollandaise, située sur la Meuse, au croisement de plusieurs routes fluviales. Elle était peuplée de 12 000 habitants vers 1900 (35 000 aujourd’hui).

            Arrivant de Belgique en automobile, Mirbeau y est passé en avril 1905 et, séduit d’emblée, il y a connu la « première joie » de son voyage aux Pays-Bas en découvrant cette « petite ville presque inconnue des touristes, et qui, de très loin, de l'autre côté de l'eau – c'est le Rhin et la Meuse qui coulent là, confondus –, me parut si pimpante et me ravit bien davantage dès que nous eûmes circulé, quelque temps, lentement, dans ses rues étroites, pleines de promeneurs... J'en étais enchanté, comme un enfant d'un joujou. Elle avait bien l'air d'un joujou luisant, tout neuf – quoiqu'elle fût très vieille – et sa nouveauté, c'était sa propreté...[...] Délicieuse petite vieille, que Gorinchem !... On pouvait, de l'auto, sans effort, toucher les façades peintes, lavées, vernies. Les rues, où nous glissions entre ces habitations à pignons historiés, étaient lavées aussi, lavées comme les carreaux des intérieurs que peignit Pieter de Hoogh, et dallées, me sembla-t-il, de ces mêmes mosaïques de couleur, dont beaucoup de maisons avaient leurs façades revêtues. Et des étalages de fruits exotiques, des vitrines où se montraient des dentelles, des draps brodés, de lourds bijoux d'argent, paraient les devantures d'un luxe choisi... C'était la première petite ville des Pays-Bas qui mirât dans ses canaux sa coquetterie, avec placidité... »

            Il apprécie beaucoup aussi le paysage offert par les canaux, qui, à ses yeux, a quelque chose d’oriental, ce qui lui permet de passer aussitôt après au récit de la découverte que fit Claude Monet des estampes japonaises quelques décennies plus tôt, à Zaandam : « J'admirai délicieusement les petits ponts, enjambant les filets d'eau, où l'élan de leur arche unique de bois se referme par son reflet ; petits ponts tout ronds, comme sont ceux du Japon, sur les estampes, et qui, partout, en Hollande, protègent et défendent chaque maison... Et les petites grilles, basses, ouvragées, qui s'ouvrent sur les petits parterres de ces fleurs qui ont un éclat unique, en ce pays mouillé, où la lumière irisée les imprègne, les caresse et les aime. »

P. M.

 


GRANVILLE

Granville est un port et une station balnéaire du Cotentin, situé dans le département de la Manche. La population, d’environ 13 000 habitants, n’a pas changé depuis l’époque de Mirbeau.

Aucune visite de Mirbeau à Granville n’est attestée, mais il serait étonnant qu’il n’y fût jamais passé au cours de ses pérégrinations à travers la Normandie. Quoi qu’il en soit, c’est à Granville qu’il situe deux de ses contes drôles, « Le Concombre fugitif » et « Explosif et baladeur ». C’est en effet à Granville qu’habite le jardinier qui en est le héros, et que Mirbeau nomme malicieusement Hortus : grand amateur de « plantes qui font des blagues », il est le maître et le créateur du célèbre « concombre fugitif », « insaisissable et diabolique », plaisamment baptisé comex vadrouillator par Alphonse Allais. À en croire Hortus, ce facétieux concombre baladeur aurait pu bénéficier, pour s’évader, de la complicité de ce même Alphonse Allais, lequel aurait à Granville des « ramifications ténébreuses ». Aussi bien est-ce en vain que Hortus a fait « tambouriner le concombre fugitif dans les rues de Granville »...

P. M.  


GRECE

 Dès le milieu du dix-neuvième siècle, la littérature française et francophone occupe une place prépondérante parmi les lettrés grecs, à la fois dans le pays officiel et dans la région orientale de l’hellénisme. Dans ce cadre, le premier contact de la Grèce avec Mirbeau se situe officiellement en 1900 par la publication en grec du conte « Τα δύο ταξίδια» (« Les deux voyages ») dans le journal Αλήθεια ["Vérité"] à Lemesos. Pendant les trois premières décennies du vingtième siècle, huit contes de Mirbeau sont publiés dans la presse, surtout de l’hellénisme majeur, dont le public est très cultivé. Si Smyrne se trouve à la fin de son apogée, avant le désastre militaire de 1922, Chypre commence son développement dans la deuxième décennie, et Alexandrie achève son épanouissement intellectuel jusqu’en 1930. Le conte suivant, qui s’intitule « Κοιμήθηκαν!» [“Ils ont dormi”] a été initialement traduit en langue vulgaire par L. Th. dans Κόσμος [“Monde”] à Smyrne en 1911, et ensuite en langue pure « Εκοιμήθησαν» (“Ils ont dormi”), dans Φάρος [“Phare”], à Alexandrie, en 1922. « Ο θάνατος του σκύλου » (« La Mort du chien »), traduit par un collaborateur, apparaît dans Απ’όλα [“De tout”] à Constantinople, en 1912. De nouveau à Lemesos, « Η τρελλή » (« La Folle ») est traduit dans le journal Σάλπιγξ [“Trompette”]  par Aim. Chourmouzios, en 1924.

À la différence de l’hellénisme majeur, la presse athénienne n’accorde qu’une place médiocre à Mirbeau. C’est seulement en 1926 que paraît « Πιεντάνα » (« Piédanat »), traduit par Takis Pedelis dans la revue littéraire bimensuelle Όρθρος [“L’Aube”], et l’année suivante un texte, dont le titre n’a pas pu être repéré, a été traduit dans la revue semestrielle, littéraire, artistique et sociale Κυριακή του ελεύθερου βήματος [“Dimanche de la marche libre”], selon l’étude intitulée Dans les Revues de Lettre et d’Art rédigée par Lefteris Papaleodiou. Enfin, le dernier conte mirbellien intitulé « Στον κάμπο» [“Dans le champ”], qui figure dans la presse de l’hellénisme majeur, est publié dans Νεοελληνικόν Ημερολόγιον [“Journal néo-hellénique”], à Alexandrie, en 1929. Notons qu’à part les deux journaux signalés en tant que tels, les autres traductions figurent dans des imprimés de contenu littéraire dont la forme exacte n’est pas connue. En effet, la traduction d’un conte en langue vulgaire, au lieu d’un roman, s’inscrit dans le cadre de l’épanouissement de la presse littéraire à cette époque-là, qui favorise l’établissement de la langue populaire (démotique). De plus, les intérêts thématiques et les normes esthétiques particulières des romanciers grecs ne favorisent pas la traduction autonome des livres mirbelliens, imprégnés des idées progressistes et d’un réalisme mordant.

Cependant, après cette date, qui clôt la première étape de la réception mirbellienne en Grèce, l’intérêt pour l’auteur s’atténue. Un grand décalage s’ensuit jusqu’en 1972, qui reflète les orientations différentes des lettrés grecs, gravement marqués par la deuxième guerre mondiale et la guerre civile qui a suivi. La réapparition de Mirbeau coïncide avec la génération des années 70’, qui semble disposée à contester le fondement des institutions sociales. Après le passage d’une cinquantaine d’années, le contexte sociopolitique grec apparaît propice à recevoir la critique austère et caustique de la société, les idées démocratiques et socialistes, et même la défense des idéaux humanitaires qui composent la philosophie mirbellienne. Dans cette deuxième étape, figurent les traductions autonomes d’œuvres de Mirbeau, repérées actuellement dans des bibliothèques publiques, mais épuisées dans les librairies depuis longtemps. Le premier roman traduit en 64 pages, qui s’intitule Απομνημονεύματα ενός φτωχού διαβόλου (Souvenirs d’un pauvre diable), apparaît dans la Nouvelle Collection des petits chefs-d’œuvre de la littérature internationale intitulée « Des petits élus », n° 4, et publiée par les éditions Labropoulou, à Athènes, en 1972. Il s’agit d’une traduction anonyme sans introduction, qui se contente de citer une courte biographie de Mirbeau. La deuxième traduction autonome, Ο κήπος των μαρτυρίων  (Le Jardin des supplices), est réalisée par Alina Paschalidi, pour le compte des éditions Estia, à Athènes, en 1989. L’approche critique approfondie du roman par la traductrice attire la curiosité du public et permet pour la première fois une meilleure connaissance de la personnalité de l’écrivain. Enfin,  Το Ημερολόγιο μιας καμαριέρας (Le Journal d’une femme de chambre), qui est traduit par Babis Lycoudis, aux éditions Kastaniotis, Bibliothèque de l’Amour, à Athènes, en 1995, renouvelle l’intérêt qu’a provoqué le film de Luis Buñuel en 1964. À la différence de la première de ces traductions, les deux suivantes sont bien soignées et comportent, dans leur introduction, une biographie détaillée de Mirbeau. Par ailleurs, à travers une analyse critique, les traducteurs initient le lecteur à la pensée mirbellienne, perspicace et satirique, exprimée dans ses ouvrages de dénonciation sociale. À propos du Journal, Lycoudis remarque que le roman traite du fossé et de la dialectique développée entre le maître, qui est attiré par la spéculation et les idées totalitaires dans une société malsaine, et l’esclave, qui, loin d’en faire partie intégrante, est corrompu à l’image de ses patrons. À son tour Alina Paschalidi, dans Le Jardin, peint Mirbeau comme une personnalité discutée, exubérante et explosive, et souligne son rôle majeur d’accusateur furieux de la corruption sociale et politique grâce à son humeur sarcastique et parfois drôle.

Mirbeau est donc connu chez les Grecs plutôt en tant que romancier et moins en tant que journaliste. Quant à son rôle de dramaturge, il est très tôt reconnu en Grèce, comme la compagnie Lorandos Petalas a monté en 1900 Οι κακοί ποιμένες (Les Mauvais bergers), un drame imprégné par le sens de la protestation sociale et donc strictement lié au développement du courant ouvrier en Grèce. Sa traduction en judéo-espagnol, Los negros pastores, publiée à Salonique par les éditions « El Avenir » en 1912, témoigne de la place considérable qu’occupe Mirbeau chez les Juifs hispanophones qui habitaient en Grèce à cette époque et dont la culture séfarade vivace s’intéressait à la littérature française. Par ailleurs, la pièce Les affaires sont les affaires a été montée plusieurs fois à Athènes sous le titre Χρηματιστής [“Le Financier”], et aussi dans l’île de Syros en 1909, ce qui révèle sa grande répercussion non seulement dans la capitale grecque, mais aussi dans une province insulaire. Enfin, Το Πορτοφόλι  (Le Portefeuille) a été joué en 1904 par la compagnie Nea Skini à Athènes. La préférence du public grec pour les pièces citées est évocatrice de ses préoccupations et aspirations socio-économiques à cette époque, marquée par une crise intérieure politique profonde. L’adaptation de ces œuvres sur les scènes grecques trahit la reconnaissance, même partielle, de Mirbeau chez les spectateurs grecs.

Malgré l’accueil favorable du théâtre de Mirbeau, son impact paraît restreint sur les romanciers grecs, en raison de la connaissance incomplète de son œuvre, qui se réduit aux introductions critiques de deux romans. Si les articles littéraires y font défaut, il existe cependant des références biographiques de Mirbeau, dans plusieurs encyclopédies grecques, de 1961 jusqu’à nos jours.

A. S.

 

Bibliographie : Antigone Samiou, « La Réception de Mirbeau en Grèce », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 112-118.


HAMBOURG

Hambourg, vieille cité hanséatique, est une très grande ville du nord de l’Allemagne, située près de l’embouchure de l’Elbe, à une centaine de kilomètres de la Mer du Nord. Elle esr peuplée aujourd’hui de 1 800 000 habitants (600 000 en 1900) et a connu une croissance très rapide au cours des deux derniers siècles. C’est le plus grand port d’Allemagne et le troisième d’Europe. C’est de là que partaient le plus grand nombre de bateaux croisant dans l’Atlantique et les mers nordiques, emportant des millions d’émigrés vers l’Amérique. Vers 1900, la Hamburg America Line était la première compagnie maritime dans le monde.

Nous ne savons exactement quand Mirbeau a eu l’occasion d’aller à Hambourg, mais il semble s’y être rendu à plusieurs reprises. C’est là qu’il a fait la connaissance d’Antoine-Feill (voir la notice) et du baron Alfred von Berger, directeur du Schauspielhaus, et qu’il a peut-être aussi rencontré l’armateur Albert Ballin, qui est, selon lui, « le plus grand homme de l’Allemagne ». En 1906, il conseille à Jules Huret, qui prépare un très gros volume de reportages sur l’Allemagne, de ne pas manquer la Bourse, « qui a un aspect très particulier », et surtout de visiter le port en s’y promenant « sur des remorqueurs qu’on mettra à votre disposition des journées entières ». L’année suivante, dans La 628-E8, il parlera de Hambourg comme d’un « monstre » unique au monde (« Il n’est qu’un Hambourg ») et exprimera sa fascination pour le port : « Nul port n’a sa couleur extraordinaire, sa variété, son étendue, son machinisme, ni ses puissantes avenues d’eau que bordent, jusqu’à l’infini, comme d’immenses arbres d’hiver, les navires. Aucun n’a ses venelles tortueuses, par où il se divise, se répand, en canaux innombrables, dans la ville, et longeant des parcs, des pelouses, des palais, des talus fleuris, va rejoindre la belle nappe tranquille de l’Alster. Aucun n’a ses recoins mouvants où l’Elbe, si difficile à discipliner, s’infiltre, s’étrangle et rugit de ne pouvoir conquérir toute la terre. Nulle part, ces colossales silhouettes imprévues, ces îles flottantes, ces jardins magiques suspendus dans la brume, ces énormes et interminables villes que sont les docks, et cette impressionnante falaise rouge que font tout à coup surgir, dans le brouillard, les hautes maisons de brique d’Altona. Nulle part, ces nuits fantastiques qu’éclaire toute une prodigieuse constellation d’astres signaux, de phares, de projecteurs, de feux électriques, multicolores, de hublots embrasés… J’y ai, sur un petit yacht très rapide de la Hambourg-America, voyagé tout un jour et tout un soir, et je n’en ai vu qu’une partie infime. Nul grand port anglais ne m’a donné, autant que Hambourg, la sensation écrasante, presque douloureuse, du formidable… »

P. M.


HOLLANDE

Mirbeau et la Hollande

S’il est souvent indigné par l’Angleterre et s’il a tendance à tourner la Belgique en dérision, en revanche Mirbeau a pour les Pays-Bas les yeux de Chimène. À l’en croire, il s’y serait rendu à maintes reprises, mais seules trois séjours sont effectivement attestés : à la fin des années 1870, en 1896, à l’occasion d’un séjour en Belgique, et au printemps 1905, au cours de son périple européen à bord de sa Charron 628-E8. L’image qu’il donne des Pays-Bas dans La 628-E8 (1907) est effectivement très positive. Il y exprime une sorte d’euphorie devant les calmes apparences de cette patrie d’élection, aux ciels splendides, aux villes propres et remarquablement entretenues et au peuple pacifique, travailleur, patient et courageux, tout à la fois artiste et négociant. L’omniprésence de l’eau (« Ce n’est que de l’eau ») et de ses reflets de ciel, la richesse florale de ce « continuel jardin » qu’est la Hollande et la richesse des musées d’art contribuent à renforcer son attachement au pays de Rembrandt, de Rubens et de Van Gogh, où l’on est en droit, selon lui, de « rêver le bonheur universel » et dont il subit avec délice les « influences sédatives » : « C’est délicieux. La douceur du sol uni, sa claire et profonde monotonie que rompent et diversifient, à l’infini, l’immense lumière du ciel et les reflets de l’eau confondus, l’absence de tout appareil guerrier, le spectacle d’une vie à la fois active et très calme, d’où tout effort douloureux semble être banni, l’énergie tranquille des visages, le silence des polders et des canaux, tout cela vous prend, vous subjugue, vous conquiert. » Non sans exagération, il prétend y avoir passé tout un mois, « un mois merveilleux, un mois enchanté » et être « encore tout ému de ses paysages de ciel et d’eau, de ses villes penchées, de ses musées ». Mais, comme le remarque Lola Bermúdez, Mirbeau tend à idéaliser quelque peu : il ne s’appesantit pas sur les conflits sociaux qui couvent, et il ne dit mot du colonialisme hollandais qui, certes moins sanglant que l’anglais et que le français, n’en est pas moins lui aussi un système inique de domination et d’exploitation.

En réalité, Mirbeau n’est pas dupe des apparences, il a simplement envie d’y croire pour contribuer à les transformer un jour en réalités : « En bons égoïstes, en sages privilégiés de la fortune, ne cherchez pas trop à briser cette surface riante qui recouvre, peut-être, comme partout, des haines farouches, bien des luttes fratricides, une fermentation sociale qui, à Amsterdam, à Rotterdam, principalement, s’échauffe et bout dans les bas-fonds de la misère et du travail. Contentez-vous, comme toujours, des apparences qui rassurent, et, comme toujours faites-en des réalités. Que vous importe, si elles mentent ?… Il sera toujours temps de vous réveiller de vos rêves d’autruches. »

 

Mirbeau en Hollande

            a) Traductions

Comme le néerlandais ne compte qu’un nombre relativement modeste de locuteurs, et comme les Hollandais pratiquent beaucoup les langues étrangères, le nombre de traductions ne manque pas de surprendre. Certes, les romans dits « autobiographiques » sont restés inaccessibles aux néerlandophones, de même que Dingo et les pièces de théâtre. Mais cinq autres romans ont été publiés aux Pays-Bas, ce qui n’est pas négligeable.

* Le Jardin des supplices a été traduit une première fois par J. Feitsma, pour le compte de G. Schoonderbeek, sous un titre fort étrange, O, Vrouw...  [“Oh ! la femme...”]. C’est seulement en 1967 que paraît, à Amsterdam,  chez De Arbeiderspers - A B C Boeken, la traduction de Martin Ros et Pieter Beek, intitulée fidèlement De Tuin der Folteringen, qui fait autorité. Martin Ros la republie à son compte en 1997, dans la « Martin Ros Bibliotheek », puis de nouveau en 2004. Plusieurs rééditions, toujours agrémentées d’une brève postface, donnent lieu à des couvertures différentes.

* Le Journal d’une femme de chambre a été connu aux Pays-Bas sous deux titres différents. Dès 1900, J. Bergé, de Rotterdam, fait paraître Het Dagboek van een kamenier, dans une traduction assez libre de R. Bott. En 1907, nouvelle traduction, anonyme, sous le titre qui restera : Het Dagboek van een kamermeisje. Il faut attendre 1966 pour que sorte, chez De Arbeiderspers, collection  Grote A B C Boeken, n° 36, la traduction de Martin Ros, qui aura dix-huit rééditions jusqu’en 1980. Elle sera reprise chez un nouvel éditeur, De Prom, en 1989. Signalons encore que, en 1992, Jo Roets et Greet Vissers ont tiré du roman une adaptation théâtrale destinée aux enfants, Het Kammermeisje [“la femme de chambre”], qui a été éditée à Amsterdam par l’International Theatre Bookshop et le Nederlands Theater Instituut.

* Les 21 jours d’un neurasthénique a été également traduit par Martin Ros et édité en 1974 par De Arbeiderspers, sous le titre de De badkuur van een zenuwlijder [“la cure thermale d'un neurasthénique”].

* Comme en Angleterre, La 628-E8 n’a été que partiellement traduit et a paru en 1990 à Harlem, chez H. J. W. Becht, sous le titre de Schetsen van een reis [“esquisses d'un voyage”], avec la même préface que dans l’édition anglaise, signée Richard Nathanson et traduite de l’anglais. Curieusement, la traduction néerlandaise n’a pas été faite d’après le texte français, mais d’après la traduction anglaise, et, comme en Angleterre, c'est le nom de Bonnard qui figure sur la couverture, comme s'il était l'auteur du texte…

* Les Mémoires de mon ami est paru chez Iris en 2003 sous le titre, fidèle, de De memoires van mijn vriend, dans une traduction de Dick Gevers et Bart Schellekens. Mais le texte n’est accessible, moyennant une légère rétribution, que sur le site Internet de Dick Gevers.

* En 2010, également chez Iris, le même Dick Gevers a publié en brochure une sienne traduction de La Grève des électeurs, De Kiezersstaking, dans la collection « Anarchistische Teksten, n° 17. Il a aussi rédigé la préface, « Het eerste anti-verkiezinmanifest » [“le premier manifeste anti-électoral”].

* Le théâtre n’a pas donné lieu à des traductions imprimées. Mais il est sûr cependant que des pièces de Mirbeau ont été données en néerlandais, en particulier Besigheid is besigheid : le travail de recension reste à faire. Il est à noter qu’en Hollande, à Zwolle, a paru en 1919 une édition en français des Affaires sont les affaires, accompagnée de notes explicatives, aux éditions W. E. J. Tjeenk Willink, dans un recueil de Comédies modernes.

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b) Études mirbelliennes

Bien que sensiblement moins développées qu’en Italie, Angleterre, Espagne ou Allemagne, les études mirbelliennes ne sont pas pour autant inexistantes aux Pays Bas. C’est surtout Leo Hoek, de la Vrije Universiteit d’Amsterdam, qui y attache son nom, pour avoir consacré six articles, en néerlandais et en français, à la critique d’art de Mirbeau. Mais il faut aussi citer les noms de Dick Gevers, auteur de deux études et également traducteur, et de Jan Brokken, auteur d’un article d’une quarantaine de pages paru en 1977 dans un journal de La Haye, De Haagse Post, et inséré en 2004 dans Zoals Frankrijk was [“comment était la France”].

P. M.

 

Bibliographie : Lola Bermúdez, « Espaces de bonheur dans le voyage mirbellien », Verbum Analecta, Budapest, volume 8, n° 2-3, décembre 2006, pp. 301-314 ; Lola Bermúdez,  « Les Pays-Bas dans La 628-E8 », in Actes du colloque de Strasbourg, L'Europe en automobile – Octave Mirbeau écrivain voyageur, Presses de l'Université de Strasbourg, 2009, pp. 87-96 ; Dick Gevers, « La Réception de Mirbeau en Hollande », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996, pp. 134-137.

 

 


HONFLEUR

Honfleur, port situé sur l’estuaire de la Seine, est une petite ville normande, peuplée de 10 000 habitants en 1900, qui a inspiré Courbet,. Boudin et Monet. C’est la patrie d’Alphonse Allais, Henri de Régnier, Érik Satie et Lucie Delarue-Mardrus, qui ont tous connu Mirbeau.

            Mirbeau a villégiaturé deux mois à Honfleur, en juillet et août 1900, et y a fort apprécié la barbue et la vue sur la mer. Il avait loué une charmante villa, entourée de très grands arbres et dominant la mer, le Buttin, situé au Val Chouquet — où se trouve aujourd’hui un hôtel de luxe. Comme d’habitude, il y a reçu nombre d’amis, parmi lesquels Auguste Rodin, Romain Coolus, Alexandre et Olga Natanson. Malgré une invitation pressante, Jules Huret ne semble pas y être venu, étant en cure à Vichy, mais, à défaut de sa présence physique, il a réalisé par correspondance une interview de Mirbeau destinée au Matin, qui le l’a pas publiée. Il  y écrit sans vergogne, à propos de l’accueil réservé au Journal d’une femme de chambre : « Nous avons eu la bonne fortune de rencontre hier Octave Mirbeau à Honfleur, où il villégiature.  Nous l’avons mis aussitôt en face des effrois et des indignations que son livre soulève. Mirbeau, de bonne grâce, s’est prêté à l’interview. / En élégant complet de flanelle blanche, rayée de lignes bleues, bottines jaunes et chapeau de paille, il est assis dans un fauteuil d’osier qui borde sa villa, “le Buttin”. On voit sur la mer, à travers les branches des arbres, passer, comme il dit, les marines de M. de Lanessan [ministre de la Marine] » (La Petite République, 29 août 1900). 

P. M.


HONGRIE

« Jugements contraires » – tel pourrait être l’exergue des écrits qui, parus entre 1897 et 1982 dans les différents journaux, revues et ouvrages de l’époque, renseignent assez précisément sur la réception d’Octave Mirbeau en Hongrie. Celle-ci se prête aisément à une division en deux périodes de richesse inégale, chacune se refermant sur un silence. La première englobe les trois premières décennies du siècle, la seconde s’inscrit dans l’ère communiste et se fait remarquer principalement par deux dates : 1955 et 1957.

 

Les trois premières décennies

 

Il convient d’emblée d’attirer l’attention sur une dichotomie assez frappante : si les traductions d’ouvrages de Mirbeau, dès la fin du XIXe siècle, sont relativement nombreuses et si l’on a notamment la surprise d’y voir recueillis en volume, dès 1904, des contes parus dans Le Journal, ou Un homme sensible, rares sont les critiques littéraires qui se proposent d’examiner, de façon approfondie, l’œuvre mirbellienne. Toutefois, cette première période demeure riche en comptes rendus dont le plus grand nombre – mêlant louanges et blâmes – voit le jour du vivant de l’auteur.

Le premier écrit qui soit paru au sujet de Mirbeau, le 15 mai 1897 dans le quotidien Nemzet, est signé par Dezső Szomory, grand auteur hongrois de la première moitié du XXe siècle. Ce texte se présente comme le « feuilleton » du numéro en question. Or, le lecteur s’attend en vain à quelque compte rendu strictement littéraire : Szomory transmet une confession lyrique pleine de verve et de chaleur, une écriture fiévreuse, saccadée, jaillie du fond de son cœur. La principale caractéristique de cet ouvrage est la discontinuité : désireux d’offrir un panorama sur l’œuvre, Szomory n’hésite pas à arrêter sa plume pour dire son sentiment d’enthousiasme profond. Vingt-deux ans plus tard, l’image de Mirbeau – à la fois ironique et magnifiée – apparaît une fois de plus sous la plume de cet auteur, notamment dans Paris, roman (1929), qui compte aujourd’hui parmi les plus grands classiques de la prose hongroise.

Néanmoins, la majorité des écrits de la première période, parus dans les célèbres quotidiens de l’époque, se tournent vers le théâtre de Mirbeau : en effet, trois de ses pièces ont été représentées à Budapest, peu après les premières françaises (Les affaires sont les affaires, Le Foyer, Le Portefeuille).

La mise en scène des Affaires sont les affaires, le 21 novembre 1903 au Théâtre National de Budapest, remporte un succès assez grand : la traduction est de Ferenc Molnár, célèbre auteur dramatique de l’époque, dont l’œuvre la plus connue est sans doute Liliom, plus d’une fois représenté en France.

Le cas du Foyer a ceci d’intéressant que sa « présence » en Hongrie précède considérablement sa représentation : déjà le 12 août 1906 un article est consacré, dans le quotidien Budapesti Napló, aux vicissitudes que subit la pièce à la Comédie-Française. Deux ans plus tard, le scandale de la représentation française du Foyer sera longuement détaillé dans Pesti Napló, dont le critique tient Mirbeau pour l’un des meilleurs écrivains français. Aussi le Théâtre National n’hésite-t-il pas à mettre en scène la pièce : la première aura lieu le 19 mars 1909 et éveillera un vif enthousiasme.

Le Portefeuille occupe une place à part parmi les pièces mirbelliennes représentées pendant cette période, et ce pour plusieurs raisons. L’une d’entre elles s’explique par la première du Portefeuille réalisée, le 18 février 1906, par la Compagnie Thália, théâtre d’avant-garde du tournant du siècle. Le Portefeuille sera représenté encore, durant la courte vie de la Compagnie, cinq fois de suite, notamment en 1908, et sera repris plusieurs fois dans les années qui suivent. Il existe une deuxième raison qui assure au Portefeuille un statut privilégié en Hongrie : parmi les pièces de Mirbeau, son texte est le seul qui soit publié en hongrois et ce, plus d’une fois.

Si les pièces de Mirbeau – célébrées ou blâmées – éveillent un intérêt assez grand pendant les trois premières décennies du siècle, il n’en va pas de même pour ses romans, auxquels peu d’articles sont consacrés. La parution du Journal d’une femme de chambre ne semble trouver nul écho dans l’univers littéraire de l’époque, ce qui est en opposition avec le fait que sa première traduction remonte à 1901.

En revanche, le 1er mars 1917, paraît une étude qui mérite une attention toute particulière sous plusieurs égards. D’une part, nous avons affaire au seul article de longue haleine qui soit consacré à l’œuvre mirbellienne, d’autre part cette étude, publiée douze jours après la mort du romancier dans la célèbre revue Nyugat, apprécie enfin l’œuvre à sa juste valeur, tout en montrant ses limites. À l’opposé de la plupart des critiques qui traitent l’auteur du Journal d’une femme de chambre de pornographe, Zoltán Ambrus est prêt à y voir « une satire mordante », « fougueuse », « impudique », dont la liberté de langage, faisant fi des tabous de la société bourgeoise, ne fait que mieux ressortir « son indignation sincère » à l’égard de l’ordre établi.

 

L’ère communiste

 

À partir de la fin des années vingt, le silence semble envelopper Mirbeau en Hongrie, excepté quelques traductions de romans et de contes qui voient le jour durant la troisième décennie du siècle. Cet oubli fut long et le renouveau a été restreint. En effet, Mirbeau n’est véritablement présent que dans les années cinquante, et encore cette présence se réduit-elle à une seule œuvre : Le Portefeuille. Aux deux anciennes traductions s’ajoutent deux autres, signe évident de la vitalité de la pièce.

Pourquoi est-ce Le Portefeuille qui survit le mieux à l’oubli ? On peut se le demander à juste titre. Cette survie s’explique peut-être par le fait que la comédie, se proposant de démystifier la société bourgeoise et sa loi, se prête aisément à une interprétation « marxiste », en favorisant une prise de position anticapitaliste. Il suffit d’examiner à cet égard la traduction datée de 1955. À la place de « traduction », il est plus juste de dire « adaptation » qui – sans s’écarter radicalement de l’original, mais désireuse de se conformer au climat et aux exigences politiques de son époque – s’efforce de déplacer l’accent du côté « farce » de la pièce à son côté « moralité », intention sans doute bienvenue dans l’ère communiste. L’éternelle actualité du Portefeuille et la possibilité de son application sur n’importe quel système sont justifiées par sa quatrième traduction, née en 1957 de la plume de Dezső Mészöly, deux après l’adaptation d’István Szűcs. Cette fois, nous avons affaire à une traduction proprement dite, excellente, rendant enfin fidèlement tous les aspects de l’éclat du texte de Mirbeau.

Notons pour terminer que cette quatrième traduction ne sera mise en scène qu’une seule fois et grâce à la Radio Hongroise, où elle était diffusée le 17 novembre 1972, dans l’interprétation des meilleurs comiques du temps. La représentation du Portefeuille par la « Radiothéâtre » en 1972 semble boucler la boucle minuscule de la seconde période : un nouveau silence retombe sur Mirbeau, aujourd’hui quasi-oublié, même si une nouvelle traduction du Jardin des supplices (1990), et la récente traduction des Amants (2008) lui restituent une certaine gloire.

 G. T.

 

Bibliographie : Sándor Kálai, « Notes sur une adaptation-traduction hongroise du Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, no 14, 2007, pp. 218-220 ; Gabriella Tegyey, « Octave Mirbeau en Hongrie – Remarques sur une étrange rencontre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 5, 1998, pp. 110-127

Traductions :

Kinok Kertje, Budapest, Népszava Könyvkereskedés Kiadása, 1921, 246 pages (18 cm). Traduction de Győző Gergely et Dezső Schöner.

Kinok Kertje, Budapest, Népszava Könyvkereskedés Kiadása, 1924, 246 pages (17 cm). Traduction de Győző Gergely et Dezső Schöner.

Kinok Kertje, Budapest, Pán, 1990, 157 pages.

Egy szobaleány naplója, Budapest, éditions Sachs-Pollák, 1901, 305 pages (19 cm). Traduction de Horácz Podmaniczky.*

Egy szobalány naplója, Budapest, Új Magazin Könyvek Kiadása, imprimerie Törekvés, 1937, 159 pages. Traduction de Margit Pálföldi.

A tolvaj [“le voleur”], Budapest, éditions Singer, 1914, sans nom de traducteur.

Csak finoman [“tout doucement”], Budapest, éditions Népművelési Propaganda Iroda, collection « Négy Klasszikus Kiskomédia », 1969, pp. 45-53.

Az üzlet. Traduction par le grand auteur dramatique Ferenc Molnár.

A szeretők, site Internet de Scribd, 2008.

Bűn és más elbeszélések [“le péché et autres récits”], Budapest, Freund Frigyes kiadása, collection « Modern írók könyvtára » [“répertoire des écrivains modernes”], 1904, 86 pages.

A tűzhely [“le foyer”, ou “le fourneau”]. Représentations à Budapest à partir du 19 mars 1909, avec Emilia Márkus dans le rôle de la baronne Courtin. Traduction d’Imre Huszar, qui ne semble pas avoir été publiée.

Egy finom úr története [“l’histoire d’un monsieur distingué / sensible”], Vienne, éd. Julius Fischer-Verlag, 192 ?., 79 pages.


HYERES

Hyères est une ville du Var, proche de Toulon. Aujourd’hui peuplée de 55 000 habitants, elle n’en comptait que 14 000 dans les années 1880. Station balnéaire réputée pour son ensoleillement et pour ses palmiers, Hyères a été longtemps fréquenté, surtout l’hiver, par l’aristocratie européenne (même la reine Victoria y est venue) et les couches supérieures de la bourgeoisie. Stevenson y a passé deux ans et Paul Bourget y a fait des séjours réguliers.

Nous ignorons précisément quand Mirbeau a eu l’occasion de séjourner à Hyères, mais comme il est allé souvent sur la Côte d’Azur, il a eu maintes occasions d’y passer. Toujours est-il qu’il connaît visiblement bien la ville et que c’est à Hyères qu’il a situé l’action de son roman Dans la vieille rue, paru en avril 1885 sous le pseudonyme de Forsan. Certes, Hyères n’est pas plus nommé que ne le sera Luchon dans Les 21 jours d’un neurasthénique (1901), mais la ville et l’environnement sont parfaitement reconnaissables. Le romancier y distingue deux villes juxtaposées et y oppose la population locale et les gens dits “du monde”, qui se comportent odieusement, mais avec une parfaite bonne conscience. 

P. M.


ILE DE SEIN

L’île de Sein est une petite île bretonne, située dans la mer d’Iroise, à 5 kilomètres de la pointe du Raz, au milieu de récifs dangereux.  Sa superficie n’est que de 0,5 km2 et sa population dépasse à peine 200 habitants aujourd’hui (il y en avait 900 en 1896). Plate et dépourvue d’arbres et de buissons Elle est exposée aux vents violents et aux tempêtes susceptibles de la submerger.

Nous ne savons pas avec certitude à quelle date Mirbeau a eu l’occasion de visiter l’île de Sein. Mais selon toute vraisemblance ce fut au cours de son séjour à Audierne, en 1884, car c’est du port d’Audierne, où il séjournait alors, que partaient les bateaux assurant la liaison avec le continent. Il évoque l’île de Sein le 30 juin 1896, dans une chronique du Journal signée Jacques Celte et intitulée « Notes de voyage », qu’il a ensuite insérée, en 1901, dans le chapitre XX des 21 jours d’un neurasthénique. Il y insiste sur le profond isolement de l’île, dont la plupart des habitantes ne connaissent rien du continent, et sur la misère, matérielle et intellectuelle, des habitants d’une terre dépourvue de ressources : « L’île de Sein n’est séparée du continent que par quelques milles. De la pointe du Raz et de la côte de Beuzec, on aperçoit, par les temps clairs, ses dunes plates, mince trait jaune sur la mer, et la colonne grise de son phare. En cet espace marin, un peu sinistre, l’Océan est semé de récifs hargneux, dont les pointes apparaissent, même par le calme, presque toujours frangées d’écume, et les nombreux courants qui, sur le vert des eaux, tracent des courbes laiteuses, font de ces parages une route dangereuse aux navires. […] Misérable épave de terre, perdue dans ce remous de mer qu’on appelle l’Iroise, et chaque jour minée par lui, l’île de Sein, par la pauvreté indicible de son sol et les mœurs primitives de ses habitants, semble au voyageur qui y débarque un pays plus lointain que les archipels du Pacifique, et plus dépourvu que les atolls des mers du Sud. Et, pourtant, sur ce sable et ces rocs, ces cailloux et ces galets, vit une population de près de six cents âmes, disséminées en de sordides hameaux. Quelques carrés de pommes de terre, et de maigres choux, de petits champs de sarrasin, tondus et pelés comme le crâne d’un teigneux, composent l’unique culture de l’île, laissée aux soins des femmes. L’arbre y est inconnu, et l’ajonc est le seul végétal arborescent qui consente à vivre dans cet air iodé, sous les constantes rafales du large. À l’époque de sa floraison, il répand un parfum de vanille sur les odeurs de crasse humaine, de varech pourri et de poisson séché, dont s’empuantit l’atmosphère en toute saison. »

Une des conséquences de la pauvreté et de l’insularité est l’ignorance cocasse des femmes, qui ignorent tout de ce qu’on trouve sur le continent et s’effarent devant des chiens, des vaches ou des moulins à vent : « La plupart d’entre elles n’ont pas vu le continent. Beaucoup ne sont pas allées plus loin que le petit port d’où, chaque jour, les pêcheurs partent. Des formes de la vie, elles ne connaissent que ce que leur pauvre île en recèle, que ce que les naufrages, si fréquents sur cette mer de rocs, en déposent sur les plages, que ce qu’en apporte le cotre qui, trois fois par semaine, fait le service postal entre Audierne et Sein. »

P. M.


INDE

Mirbeau n’a jamais voyagé en Inde, à la différence de Robert de Bonnières, mais cela ne l’a pas empêché de publier en 1885, sous pseudonyme, de prétendues Lettres de l’Inde. Il est vrai que, outre le triple plaisir de brûler la politesse à son collègue, de mystifier le grand public, et de servir – moyennant finances, on peut le supposer – son ami François Deloncle (voir la notice), il éprouve une véritable fascination pour l’Inde, dont témoignent une douzaine d’articles parus en cette même année 1885. Alors que nombre d’écrivains français de l’époque associaient l’Inde à une cruauté raffinée, Mirbeau donne de l’Indien, très différent du Chinois, une image éminemment positive.

* D’abord parce qu’il voit dans l’Inde en général la mère de l’Humanité et, en particulier, dans les Veddahs, aborigènes  de Ceylan, « la plus vieille race du monde » : ce n’est évidemment pas par hasard que le pseudo-embryologiste du Jardin des supplices est expédié par le romancier dans le sous-continent indien, au large de Ceylan, afin d’y retrouver les « sources mêmes de la vie ».

* Ensuite parce qu’il admire l’incroyable capacité de détachement du peuple indien. Alors que l’Europe commence à vouer un culte mortifère aux biens matériels et éphémères de ce monde, l’Indien s’est émancipé de ces illusions qui nous rendent esclaves de nos besoins et envies et a mis en œuvre une philosophie du renoncement qui témoigne d’une profonde sagesse et qui pourrait nous servir de modèle. Ce n’est donc pas un hasard non plus si Mirbeau a signé ses Lettres de l’Inde du pseudonyme de Nirvana : comme son abbé Jules du roman de 1888, il aspire en effet à dissoudre son être, à anéantir sa conscience douloureuse et à se fondre dans le néant, et, à cet égard, l’exemple « sublime » fourni par l’Inde mérite d’être étudié de près. Il en arrive même à croire (ou à faire semblant de croire ?) que la phénoménale puissance cérébrale de quelques ascètes de l’Inde, qui poussent leur détachement spirituel bien au-delà des forces humaines, fait d’eux des êtres surnaturels et de purs esprits, capables de « franchir les immenses espaces du vide » (« De l’hypnotisme »,  Le Gaulois, 23 mars 1885). Du même coup, il incite ses lecteurs à prendre leurs distances à l’égard de la science occidentale et d’une conception trop restrictive de la raison, qui refusent de reconnaître des phénomènes que « nous ne comprenons point ».

* Enfin, parce qu’il est convaincu que l’avenir de l’Occident se joue en Orient, et que, en dépit de son immobilité apparente, l’Inde bouge : « On sent sourdre en elle, sous la surface tranquille, une agitation confuse, des rumeurs d’armées invisibles en marche dans la nuit. Quelque chose de formidable et de géant s’enfante dans les entrailles de cette terre vieille et toujours féconde, de cette terre par où passèrent tous les peuples de l’univers qui ont laissé, chacun, leur marque, leur génie et leur fatalité » (Lettres de l’Inde). Pour lui, la force d’inertie des Indiens et leur admirable résistance passive face à l’odieux colonialisme britannique sont lourdes de promesses : « On sera bien étonné, en Europe, de l’attitude nouvelle des Hindous, et l’ébranlement qui s’ensuivra refera peut-être, dans l’histoire, les pages immortelles de l’indépendance hellénique. » Il se range donc résolument de leur côté, allant jusqu’à imaginer concrètement ce que pourrait être une Inde, certes divisée et constituée d’une mosaïque de peuples et de cultures différents, mais devenue indépendante : « Et pourquoi [...] l’Inde ne deviendrait-elle pas une fédération d’États, avec un Congrès à Calcutta, sous le contrôle d’une commission internationale, une sorte d’aréopage européen qui réglerait, en arbitre suprême, les questions litigieuses des différents royaumes ? »

À la différence de l’immense majorité de ceux qui, à l’époque, considèrent les Indiens comme des barbares et des sous-développés, qu’il conviendrait donc d’assimiler en les convertissant aux bienfaits de la prétendue « civilisation » occidentale et chrétienne, Mirbeau est partisan de respecter leur culture ancestrale : « On ne donne pas à un peuple aussi vieux que le peuple Hindou des traditions nouvelles, et c’est une erreur capitale de croire qu’on peut le civiliser en l’imprégnant de nos mœurs et de nos habitudes. Nous n’avons point, pour juger des choses qui nous paraissent barbares, l’esprit qu’il faut et le point de vue nécessaire. Tout cela est affaire de milieu, et il n’est pas de vérité unique » (« La Tradition », La France, 4 juin 1885). Ce relativisme culturel et ce refus de l’européocentrisme, aux sanglantes conséquences que sont les conquêtes coloniales, sont exceptionnels à la fin du dix-neuvième siècle.

Voir aussi les notices Ceylan, Deloncle, Alype, Courjon, Hypnotisme, Bouddhisme et Lettres de l’Inde.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Les Mystifications épistolaires d’Octave Mirbeau », Revue de l’A.I.R.E., n° 28 , décembre 2002, pp. 77-84 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, préface et notes des Lettres de l’Inde, L’Échoppe, Caen, 1991, pp. 7-22 et 97-117 ; Octave Mirbeau, Lettres de l’Inde, L’Échoppe, Caen 1991, pp. 27-95 ; Christian Petr, L'Inde des romans, Éditions Kailash, Paris-Pondichéry, 1995, pp. 39-47 ; Christian Petr, « L’Être de l’Inde », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 329-337.

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