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JEAN MARCELLIN

Sous ce titre a paru, chez Ollendorff, au printemps 1885,  un « roman parisien » de 334  pages, sous-titré Les Défaillances et signé d'un certain Albert Miroux, inconnu par ailleurs. Mais, chose curieuse, le nom d’Octave Mirbeau apparaît bien sur la page de titre, et le roman lui est attribué par le catalogue de la Bibliothèque Nationale, ainsi que par la notice « Octave Mirbeau » du grand dictionnaire encyclopédique de 1900, rédigée par son ami Jules Huret. Mais l'exemplaire conservé à la Bibliothèque de l'Arsenal comporte une mention manuscrite, datée de mars 1886, c’est-à-dire un an après la parution du volume, précisant que, selon l'éditeur, le volume n'est pas de Mirbeau, mais d'Albert Miroux, ce qui prouve au moins que le bruit a couru avec une vive insistance que le futur grand romancier en était bien l'auteur.

Cinq éléments contribueraient cependant à accréditer l’hypothèse de l’attribution à Mirbeau :

* Le sous-titre de Roman parisien fait naturellement penser à la rubrique du Gaulois « La Journée parisienne», que Mirbeau a tenue d'octobre 1879 à la fin 1881, à Paris déshabillé (1880), aux Petits poèmes parisiens de 1882, signés Gardéniac, et à deux recueils de nouvelles signées Alain Bauquenne : Noces parisiennes et  Ménages parisiens.

* Le sujet – la puissance dévastatrice de la passion, la totale dépossession de soi et l'anéantissement de l'être sous l'effet de l'amour que le héros éponyme, marchand de fourrages, éprouve pour sa belle et froide cousine Marguerite d’Herbeumont – est celui-là même que Mirbeau s'apprête à traiter pour son propre compte dans Le Calvaire, qu'il entame quelques semaines plus tard, au Rouvray, et qui paraîtra chez le même éditeur l'année suivante. Jean Marcellin ne constituerait-il pas un galop  d'entraînement ?

* L'onomastique mirbellienne, notamment les prénoms de ses personnages : Jean (comment ne pas penser à Jean Mintié du Calvaire, qui est aussi un faible, et également à Jean Maure, pseudonyme adopté en 1892 dans une série d'articles du Journal, et à Jean Salt, pseudonyme de 1896 ?), Juliette (cf. Le Calvaire) et Marguerite.(cf. Sébastien Roch). Il est à noter cependant que Juliette est ici le prénom de l'héroïne sympathique, qui va guérir Jean de sa passion destructrice pour Marguerite, rôle inverse donc de celui de Juliette Roux dans Le Calvaire.

* Le romancier évoque les spéculations boursières et le krach de l'Union Générale – il situe même très précisément l’épisode final, qui donne lieu à un coup de théâtre, au cours du mois de janvier 1882, à la veille et au lendemain du krach. Or Mirbeau, qui était coulissier à la Bourse à ce moment-là, est évidemment en mesure de traiter ce sujet mieux que personne, comme il s’en vantera quelques années plus tard auprès d’Edmond Joubert. Il est aussi question d'un correspondant en Hongrie, pays où Mirbeau vient d'accompagner son patron d'alors, le banquier Edmond Joubert, voyage qu’il évoquera au cours de l’affaire Dreyfus.

* On trouve, dans Jean Marcellin, l’évocation d’une autre passion, non moins dévastatrice que l’amour, celle du jeu, qui emporte Marguerite d’Herbeumont et qui contamine jusqu’au placide Jean Marcellin. Or, au cours de l’automne 1884 et de l’hiver 1885, Mirbeau n’a pas consacré moins de six  chroniques de La France et du Gaulois au jeu et aux tripots.

 * Autres convergences thématiques avec d’autres romans “nègres” de Mirbeau et avec ses chroniques de l’époque : la critique de la “gomme” et du monde des oisifs et des snobs, parasites sociaux ; et la remise en cause du duel.

* Enfin, le fait que les trois premières lettres du pseudonyme adopté, MIR, complétées par les trois premières lettres d'un autre pseudonyme endossé par le romancier à la même époque, BAU(quenne), reconstituent quasiment le nom du “nègre”, comme s'il avait voulu laisser des indices permettant de lui reconnaître la paternité d'œuvres sur lesquelles il a, par contrat, perdu tout droit, comme le déplore son double Jacques Sorel dans une nouvelle de 1882, « Un raté ». Un indice supplémentaire, relatif à un autre pseudonyme, va dans le même sens : dans sa Bibliographie de la France de 1885, Otto Lorenz précise qu'Alain Bauquenne est le « pseudonyme de M...... », comme si Mirbeau le lui avait révélé, mais sous le sceau d'un secret à ne lever que partiellement, pour contourner l'interdit sans encourir trop de risques.

Ce qui pose néanmoins problème, c’est le style, qui n'est pas du tout à la hauteur des autres romans rédigés à la même époque, même s’il n’en présente pas moins des convergences avec celui de Mirbeau par ailleurs (notamment l’abondance des dialogues et des points de suspension, et des spécimens de ”style artiste” et de descriptions impressionnistes). On peut néanmoins essayer de l’expliquer : d’une part, le roman est essentiellement alimentaire et a visiblement été bâclé en quinze jours ; d’autre part, il se pourrait qu’Alice Regnault, avec qui le romancier vient de se mettre en ménage, ait pris une part prépondérante à la rédaction, et les deux premières lettres du prénom de l’auteur supposé, ALbert, pourrait en être un indice, hypothèse émise par Reginald Carr et  renforcée par l’existence, dans les papiers de l’écrivain conservés à la Bibliothèque de l’Institut, d’un manuscrit breton de la main d’Alice, dont Mirbeau a repris des passages dans Sébastien Roch ; enfin, Paul  Ollendorff, qui est l’éditeur du très rémunérateur Georges Ohnet, pourrait bien avoir demandé à Mirbeau, qui lui a déjà fourni force volumes, de lui confectionner à la hâte un roman à la manière d'Ohnet, histoire de rentabiliser le juteux filon, hypothèse reposant sur le fait que Jean Marcellin est construit exactement sur le modèle des romans de Georges Ohnet tels que Mirbeau les a lui-même lucidement analysés un an et demi plus tôt dans ses Grimaces. Cela permettrait d'expliquer du même coup le happy end que Mirbeau a presque toujours refusé à ses personnages, notamment dans La Belle Madame Le Vassart, où le héros refuse le bonheur-popote qu'accepte précisément Jean Marcellin avec Juliette, la fille de son vieil ami Gandoz.

Quoi qu'il en soit, à cause de la médiocre qualité du roman, je n’ai pas recueilli Jean Marcellin dans mon édition critique de l'Œuvre romanesque de Mirbeau.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Le Mystère Jean Marcellin », Cahiers Octave Mirbeau, n° 7, avril 2000, pp. 4-21 ; Pierre Michel, « L’enfantement du Calvaire », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, mars 2006, pp. 202-204.

 

 


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