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Terme
FARCES ET MORALITES

C’est sous le titre de Farces et moralités que Mirbeau a publié, en 1904, chez Fasquelle, un recueil de six petites pièces en un acte qui ont été représentées au cours des dix années précédentes :

- Vieux ménages (20 décembre 1894).

- L'Épidémie (14 mai 1898).

- Les Amants (25 mai 1901).

- Le Portefeuille (19 février 1902).

- Scrupules (2 juin 1902).

- Interview (1er février 1904).

Le mot de « moralité » (voir la notice) souligne l’intention didactique du dramaturge, qui veut obliger le spectateur à se poser des questions et à tirer des leçons. Le mot de « farce » (voir la notice) met en lumière le moyen auquel il recourt avec prédilection en vue de choquer l'intelligence du spectateur et de susciter sa réaction : pour l'aider à mettre en branle son esprit critique, pour interdire l'émotion et l'identification, Mirbeau s'emploie à détruire l'illusion théâtrale et nous « distancie » d'entrée de jeu en utilisant une panoplie de procédés farcesques.

 

Distanciation et critique

 

En effet, trente ans avant Bertolt Brecht, il entend obliger le spectateur à être actif et à exercer sa liberté de pensée, sans laquelle aucune transformation du monde n'est possible, bref le conscientiser en lui révélant les hommes et les institutions tels qu'ils sont, et non tels qu'on l'a conditionné à les voir – ou, plutôt, à ne pas les voir. Mais, ce faisant, il se heurte à une vive résistance de la majeure partie des spectateurs, qui ne viennent pas au théâtre pour exercer leur jugement, ce qui les effraierait plutôt. Dans l'espoir d'ébranler leur force d'inertie, et d'entamer, voire de désarmer, leur résistance, Mirbeau recourt à ses deux armes les plus efficaces, qui ont fait abondamment leurs preuves dans ses chroniques politiques ou théâtrales : la dérision et la démystification.

            * La dérision vise à faire craquer le vernis de respectabilité qui aveugle les naïfs et qui les amène, contre leur propre intérêt, à se soumettre à des bourgeois qui se révèlent aussi ridicules qu'odieux. Ainsi, les conseillers municipaux de L'Épidémie sont des fantoches grotesques et foireux, qui, dans leur criminel égoïsme de classe, sont tout prêts à sacrifier les pauvres et les soldats tant qu'eux-mêmes ne se sentent pas menacés par l’épidémie de typhoïde ; les deux mondains des Amants nous apparaissent comme de lamentables larves balbutiantes, dont les dérisoires borborygmes désacralisent complètement ce qu’il est convenu d’appeler « l'amour », qui n'est décidément qu'une duperie ; et le vieux magistrat catholique de Vieux ménages, qui prétend avoir des « principes » intangibles, et qui a été, durant toute sa carrière, impitoyable aux pauvres et aux marginaux, n'est en réalité qu'un amateur impuni de chair excessivement fraîche, à qui sa bourgeoise épouse, incapable désormais de remplir son devoir conjugal, propose ingénument un exutoire moins dangereux : la « jolie voisine » divorcée, et donc disponible...

            * La démystification consiste à détruire le respect des valeurs mensongères et des institutions oppressives ou aliénantes mises en place par la bourgeoisie pour asseoir sa domination :

            – le mariage monogamique, qui n'est qu'une prostitution légale et débouche sur l'enfer conjugal (Vieux ménages) ;

            – la grande presse à scandale, qui, au lieu d'informer et d'instruire, empoisonne l'esprit de millions de lecteurs (Interview) ;

            – la « démocratie » élective, grossière duperie, à la faveur de laquelle une poignée de privilégiés s'approprient un arbitraire et monstrueux droit de vie et de mort sur leurs sujets (L'Épidémie) ;

            – la propriété et les activités sociales respectées, qui ne sont jamais que des formes indéfiniment variées de l'extorsion et du vol (Scrupules) ;

            - la loi, faite par les riches et dans l'intérêt des riches, et qui est donc inégalitaire par essence, et non pas par accident, comme l'affirment ceux qui se contentent de déplorer ses « bavures » (Le Portefeuille) ;

            – la science, dont les scientistes et les charlatans aux titres ronflants ont fait abusivement un nouvel opium du peuple au service des nouveaux maîtres du pays (Interview et L'Épidémie).

 

Le langage

 

Dans ses Farces et moralités, Mirbeau inflige au langage un traitement tout à fait original, qui contribue à leur modernité.

D'abord, plus radicalement que dans ses grandes comédies, il reproduit le plus fidèlement possible le langage parlé : il ménage les silences, non seulement entre les répliques, mais aussi entre les mots et les groupes de mots, pour suggérer que la pensée se cherche et que la réplique n'est pas née d'un seul trait sur les lèvres du personnage; il laisse des phrases en suspens, inachevées, comme dans nombre d'échanges de la vie quotidienne ; il multiplie les phrases nominales ; il affectionne les phrases à rallonges, qui progressent par étirements successifs en même temps que la pensée ; et il reproduit les tournures familières propres à la communication orale : « zut », « mon coco », « fichu temps », « mon bébé », « mon bichon » etc.

Ensuite, il tend à faire éclater les faux semblants du langage, il le met à nu, il le livre lui aussi aux assauts d'une démystification en règle. Car le langage n'est pas neutre : il est un rouage essentiel de la stratégie mise en œuvre par les classes dominantes pour s'assurer du respect du bon peuple. En réduisant le langage de ses « polichinelles », selon le mot d’Henry Becque, à des clichés ou à des vagissements ridicules, comme dans Les Amants ; en tournant en dérision les mensonges de la propagande (L'Épidémie) et de la publicité (Interview) ; en parodiant les « mauvais bergers » de la politique (L'Épidémie), de la magistrature (Vieux ménages), de la presse (Interview) et de la science (L'Épidémie), qui impressionnent avantageusement les plébéiens par leurs grands mots pompeux, mais vides, il porte la contestation au cœur même du système de domination de la bourgeoisie.

Enfin, en faisant du langage le symptôme de l'inauthenticité et le truchement du mensonge ou de la mauvaise foi, ou en le réduisant au rôle d'un vain remplissage, comme dans Les Amants, il nous révèle l'incommunicabilité à laquelle sont condamnées les marionnettes humaines. Les classes (L'Épidémie, Interview, Le Portefeuille) et les sexes (Les Amants, Vieux ménages) sont radicalement étrangers les uns aux autres. Et les individus sont murés dans une irrémédiable solitude, qu'illustrent pathétiquement les dernières lignes de Vieux ménages : « Ils vont me laisser là... Rosalie ! Rosalie ! Pourquoi... pourquoi ne suis-je pas morte ?... »

Par ses Farces et moralités, Mirbeau se situe dans la continuité d'une longue tradition du théâtre populaire remontant au quinzième siècle, en passant par le modèle du genre, les farces de Molière, tout en anticipant sur le théâtre du vingtième siècle, celui d’Eugène Ionesco et de Bertolt Brecht, de Pinter et de Mrozek.

Voir les notices Farce et Moralité.

P. M.

 

Bibliographie : Maxime Bourotte, « Mirbeau et l’expressionnisme théâtral », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, avril 2001, pp. 211-218 ;  Claudine Elnécavé, « Courteline et Mirbeau , destins croisés », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, mars 2007, pp. 150-157 ; Maike Fegeler, Ästhetik und Struktur des Einakters bei Octave Mirbeau, mémoire dactylographié, université de Münster, 1998, 102 pages ; Tomasz Kaczmarek, « Les Farces et Moralités d’Octave Mirbeau », Studia romanica posnaniensia, Poznan, n° XXXII, 2005, pp. 143-159 ; Pierre Michel, « Les Farces et moralités », in Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 379-392  ; Pierre Michel,  Les Combats d’Octave Mirbeau, Annales littéraires de l’université de Besançon, 1995, pp. 268-275 ; Pierre Michel,  « Introduction » aux Farces et moralités, in Théâtre complet, Éditions InterUniversitaires, 1999, pp. 473-477, et Éditions Eurédit, 2003, t. IV, pp. 25-29 ; Michel, Pierre, « Octave Mirbeau et Eugène  Ionesco », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, mars 2006, pp. 163-174 ; Michel, Pierre, « Mirbeau, Ionesco et le théâtre de l’absurde », in La Naissance et le mouvement – Mélanges offerts à Yves Moraud, Université de Brest, 2009, pp. 155-165 ; Anita Staron, « Le Puzzle façon Octave Mirbeau, ou de l’utilité des redites », dans les Actes du colloque de Katowice Quelques aspects de la réécrituree, Wydawnictwo Uniwersytetu Śląskiego, 2008, pp. 59-97.

 

 

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