Pays et villes

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Terme
INDE

Mirbeau n’a jamais voyagé en Inde, à la différence de Robert de Bonnières, mais cela ne l’a pas empêché de publier en 1885, sous pseudonyme, de prétendues Lettres de l’Inde. Il est vrai que, outre le triple plaisir de brûler la politesse à son collègue, de mystifier le grand public, et de servir – moyennant finances, on peut le supposer – son ami François Deloncle (voir la notice), il éprouve une véritable fascination pour l’Inde, dont témoignent une douzaine d’articles parus en cette même année 1885. Alors que nombre d’écrivains français de l’époque associaient l’Inde à une cruauté raffinée, Mirbeau donne de l’Indien, très différent du Chinois, une image éminemment positive.

* D’abord parce qu’il voit dans l’Inde en général la mère de l’Humanité et, en particulier, dans les Veddahs, aborigènes  de Ceylan, « la plus vieille race du monde » : ce n’est évidemment pas par hasard que le pseudo-embryologiste du Jardin des supplices est expédié par le romancier dans le sous-continent indien, au large de Ceylan, afin d’y retrouver les « sources mêmes de la vie ».

* Ensuite parce qu’il admire l’incroyable capacité de détachement du peuple indien. Alors que l’Europe commence à vouer un culte mortifère aux biens matériels et éphémères de ce monde, l’Indien s’est émancipé de ces illusions qui nous rendent esclaves de nos besoins et envies et a mis en œuvre une philosophie du renoncement qui témoigne d’une profonde sagesse et qui pourrait nous servir de modèle. Ce n’est donc pas un hasard non plus si Mirbeau a signé ses Lettres de l’Inde du pseudonyme de Nirvana : comme son abbé Jules du roman de 1888, il aspire en effet à dissoudre son être, à anéantir sa conscience douloureuse et à se fondre dans le néant, et, à cet égard, l’exemple « sublime » fourni par l’Inde mérite d’être étudié de près. Il en arrive même à croire (ou à faire semblant de croire ?) que la phénoménale puissance cérébrale de quelques ascètes de l’Inde, qui poussent leur détachement spirituel bien au-delà des forces humaines, fait d’eux des êtres surnaturels et de purs esprits, capables de « franchir les immenses espaces du vide » (« De l’hypnotisme »,  Le Gaulois, 23 mars 1885). Du même coup, il incite ses lecteurs à prendre leurs distances à l’égard de la science occidentale et d’une conception trop restrictive de la raison, qui refusent de reconnaître des phénomènes que « nous ne comprenons point ».

* Enfin, parce qu’il est convaincu que l’avenir de l’Occident se joue en Orient, et que, en dépit de son immobilité apparente, l’Inde bouge : « On sent sourdre en elle, sous la surface tranquille, une agitation confuse, des rumeurs d’armées invisibles en marche dans la nuit. Quelque chose de formidable et de géant s’enfante dans les entrailles de cette terre vieille et toujours féconde, de cette terre par où passèrent tous les peuples de l’univers qui ont laissé, chacun, leur marque, leur génie et leur fatalité » (Lettres de l’Inde). Pour lui, la force d’inertie des Indiens et leur admirable résistance passive face à l’odieux colonialisme britannique sont lourdes de promesses : « On sera bien étonné, en Europe, de l’attitude nouvelle des Hindous, et l’ébranlement qui s’ensuivra refera peut-être, dans l’histoire, les pages immortelles de l’indépendance hellénique. » Il se range donc résolument de leur côté, allant jusqu’à imaginer concrètement ce que pourrait être une Inde, certes divisée et constituée d’une mosaïque de peuples et de cultures différents, mais devenue indépendante : « Et pourquoi [...] l’Inde ne deviendrait-elle pas une fédération d’États, avec un Congrès à Calcutta, sous le contrôle d’une commission internationale, une sorte d’aréopage européen qui réglerait, en arbitre suprême, les questions litigieuses des différents royaumes ? »

À la différence de l’immense majorité de ceux qui, à l’époque, considèrent les Indiens comme des barbares et des sous-développés, qu’il conviendrait donc d’assimiler en les convertissant aux bienfaits de la prétendue « civilisation » occidentale et chrétienne, Mirbeau est partisan de respecter leur culture ancestrale : « On ne donne pas à un peuple aussi vieux que le peuple Hindou des traditions nouvelles, et c’est une erreur capitale de croire qu’on peut le civiliser en l’imprégnant de nos mœurs et de nos habitudes. Nous n’avons point, pour juger des choses qui nous paraissent barbares, l’esprit qu’il faut et le point de vue nécessaire. Tout cela est affaire de milieu, et il n’est pas de vérité unique » (« La Tradition », La France, 4 juin 1885). Ce relativisme culturel et ce refus de l’européocentrisme, aux sanglantes conséquences que sont les conquêtes coloniales, sont exceptionnels à la fin du dix-neuvième siècle.

Voir aussi les notices Ceylan, Deloncle, Alype, Courjon, Hypnotisme, Bouddhisme et Lettres de l’Inde.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Les Mystifications épistolaires d’Octave Mirbeau », Revue de l’A.I.R.E., n° 28 , décembre 2002, pp. 77-84 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, préface et notes des Lettres de l’Inde, L’Échoppe, Caen, 1991, pp. 7-22 et 97-117 ; Octave Mirbeau, Lettres de l’Inde, L’Échoppe, Caen 1991, pp. 27-95 ; Christian Petr, L'Inde des romans, Éditions Kailash, Paris-Pondichéry, 1995, pp. 39-47 ; Christian Petr, « L’Être de l’Inde », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 329-337.

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