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Chef-d'uvre
théâtral de Mirbeau, Les
affaires sont les affaires a été créé le
20 avril 1903 à la Comédie-Française, au terme
d'une longue bataille, avec un succès qui ne s'est jamais démenti
lors des très nombreuses reprises de la pièce. Vidéo
sur Youtube (Paris 1995). Vidéo
INA (sept. 1974)
En Allemagne et en Russie, elle a connu également un triomphe.
Extrait du manuscrit
UNE GRANDE COMEDIE
Il s'agit d'une grande comédie de murs et de caractères
qui se situe dans la lignée de celles de Molière :
C'est une comédie, parce que, même si certaines situations
sont pathétiques, même si le dénouement a été
souvent qualifié de "shakespearien", on n'oublie jamais
qu'on est au théâtre, et le spectateur est distancié
le plus souvent par les effets de grossissement, par la tendance à la
caricature et par les réparties cocasses ou cinglantes d'Isidore
Lechat, véritable bête de théâtre qui fait
mouche à tout coup. On rit donc beaucoup.
C'est une comédie de murs, car Mirbeau ne s'est
pas contenté de mettre en scène des personnages éternels,
intemporels, mais il les a situés à une époque précise
et a fait de sa pièce une peinture des murs contemporaines.
Isidore Lechat, prodigieux brasseur d'affaires, est "un personnage
nouveau d'un monde nouveau". Tout en conservant "un fond d'humanité
générale", il est "un type d'aujourd'hui",
produit d'une société gangrenée par l'argent.
C'est une comédie de caractères, dans la mesure
où Mirbeau a eu le souci de présenter des êtres
vivants, humains, complexes, déchirés par des contradictions,
qui tranchent avec les habituelles marionnettes du théâtre
de boulevard et du théâtre d'idées. Il refuse tout
manichésme et interdit les jugements simplistes et réducteurs.
Ainsi, Isidore Lechat est à la fois génial et d'une prodigieuse
clairvoyance en affaires, et débile et aveugle dans sa vie privée
; il est révoltant en tant que symbole social de l'omnipotence
homicide de l'argent, mais pitoyable en tant qu'être humain capable
de souffrir.
Elle est dans la lignée de Molière, parce que
Mirbeau renoue avec un certain classicisme, tâche de trouver un
équilibre entre les nécessités du théâtre
et le souci du réalisme, entre le rire et l'émotion, entre
l'identification et la distanciation du spectateur.
LA PUISSANCE DE L'ARGENT
Isidore Lechat
A
travers le personnage d'Isidore Lechat, Mirbeau entend stigmatiser la
dangereuse dérive d'une société moribonde où
règne le culte du Veau d'or. Le titre, polysémique, signifie
que l'argent exclut toute sensibilité, toute pitié, toute
solidarité, toute vie affective, toute valeur morale, tout sentiment
esthétique, et qu'il corrompt tout : les intelligences, les curs
et les institutions. Derrière une affaire financière,
il y a toujours une sale affaire ; et les affaires qui permettent à
des escrocs sans scrupules d'accumuler des milliards mal acquis ne sont
jamais que du gangstérisme légalisé. Car, dans
un monde soumis au mercantilisme généralisé, l'argent
garantit l'impunité et permet de tout acheter : le pouvoir politique,
la presse, la "Justice", les honneurs, les consciences, les
talents, bref, la puissance sociale et la respectabilité morale,
sans parler de la bénédiction de lEglise de Rome...
Cette
peinture au vitriol du monde des affaires n'a rien perdu de son actualité.
Simplement, aujourd'hui, le capital amassé par les Lechat est
encore plus considérable, leur puissanceé conomique est décuplée,
et ils ne contrôlent pas seulement la Bourse et la presse, mais
aussi des télévisions, des clubs de foot et des partis
politiques, ce qui leur permet de concentrer en leurs mains tous les
pouvoirs.
Pierre MICHEL
Léon Tolstoï et Les affaires sont les affaires
“Voilà
une œuvre belle et riche ! Du reste Mirbeau a tant de talent !...
Elle me ravit : elle est nette, lumineuse, hardie, solide ; des caractères
bien posés, vivants et forts ; une action rapide et saisissante...
Oh ! c'est très bien, très bien... Mais j'ai vu que l'on
avait un peu disputé Mirbeau sur son dénouement. Je ne
comprends pas cette querelle, car cette péripétie est
très belle, à mon sens, et j'y vois justement le point
culminant de la pièce. Est-ce que Mirbeau pouvait conclure sans
aller jusqu' au bout de son personnage et de son idée ? Et l'homme
d' argent serait-il complet, si l'auteur ne nous le montrait irrémédiablement
ravagé par la passion des affaires qui est toute son âme
et toute sa vie, et qui, peu à peu, l'a empli, saoùlé,
lui a façonné dans une monstrueuse déformation,
son visage tragique, délogeant de son cœur tout sentiment,
toute pensée qui n'est pas celle des affaires, et définitivement
nettoyé de tout ce qu'il restait d'humain au fond de lui ? Voilà ce
qui est la beauté, ce qui est la force de ce dénouement.”
Propos rapporté par G. Bourdon, En écoutant Tolstoï (1904)
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