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LE THÉÂTRE |
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« Les directeurs sont vraiment de bien
étranges personnes, et ils me font l'effet d'un condamné à mort qui,
marchant à l'échafaud, réclamerait de la gomme arabique pour se guérir
d'une légère irritation du larynx. Ils vont chercher la cause d'une
crise qui les frappe dans des habitudes indifférentes, des routines
administratives supprimées, dans de petits faits très innocents, alors
que cette crise, dont ils sont les auteurs inconscients, est devenue
aujourd'hui un état social qu'on ne peut changer que par une révolution
radicale dans le goût public et dans la littérature.
Je me suis souvent expliqué sur cette question.
Le théâtre ne meurt ni du billet de faveur, ni de la cherté des places,
ni de la censure ; le théâtre meurt du théâtre. Depuis plus de trente
ans, tous les soirs, sur tous les théâtres, on joue la même pièce.
Que ce soit une comédie, un drame, un vaudeville, une opérette, c'est
toujours la même chose ; un mariage contrarié pendant quatre actes,
accompli au cinquième, avec l'inévitable scène du trois, préparée,
amenée par les mêmes moyens scéniques. Or cette pièce unique, qui
porte mille titres différents, c'est la seule que les directeurs consentent
à recevoir ; c'est la seule aussi que les critiques consentent à louer.
Nous y voyons que des personnages en carton, mal articulés, gesticulent
au moyen de ficelles qu'on ne se donne même pas la peine de cacher.
Si, par hasard, un coin de chair apparaît sur un membre mécanique,
si un cri humain sort de ces bouches taraudées, alors on pousse des
exclamations d'horreur, les critiques se voilent la face : c'est
la déroute.
Très obscurément, mais obéissant à un instinct,
à un dégoût, à un ennui, le public se fatigue de ne considérer jamais
que les mêmes amoureux bêlant des fades romances ; la même ingénue,
minaudant ; la même grand-mère, le même ingénieur qui prêche ; le
même officier d'Afrique qui se dévoue ; le même gommeux, la même femme
adultère, le même tout. Le bâillement le prend à ces redites perpétuelles.
Rien qui l'étreigne au cœur, qui lui bouleverse le cerveau, qui réveille
en lui des pensées profondes et qui le force à songer malgré lui.
Alors le public, déconcerté, dupé, mal à l'aise dans les fauteuils
qui lui broient les genoux, les pieds écrasés, ne sachant que faire
de son chapeau, déserte peu à peu le théâtre. Et il va au café-concert,
sans enthousiasme, mais il sait que là du moins il pourra fumer et
boire, sans être exposé à subir, par longues averses, la pluie monotone
et lente de la littérature dramatique.
Mais donnez lui une bonne pièce, à ce public
blasé, énervé, ennuyé. Montrez lui de la vraie passion, et, à la place
de vos marionnettes, des hommes en vraie chair, vous le reverrez bientôt
remplir vos banquettes vides et animer le noir profond de vos loges.»
,
A propos de la censure, Le Gaulois – 20 juillet 1885
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Introduction |
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En
dépit de son génie du dialogue et de son sens de l'effet scénique, Mirbeau
n'est venu que tardivement au théâtre. Il était en effet convaincu que
le vieux théâtre avait fait son temps et qu'il était condamné à mort
: victime du mercantilisme des directeurs de théâtre ; du misonéisme
d'un public abêti, qui ne cherche au théâtre qu'un vulgaire divertissement
; de la cabotinocratie et du star system ; de l'incompétence
d'une critique tardigrade, qui se soumet aux exigences du public
au lieu de le guider ; et de l'industrialisme des auteurs dramatiques
qui, pour plaire aux directeurs, aux critiques, aux comédiens et au
grand public, fabriquent en série des pièces conçues sur le même modèle,
qui commence à s'effilocher.
Lettre à Claretie
Pour que le théâtre
renaisse, il faudrait donc, selon lui, une véritable révolution culturelle,
à laquelle Mirbeau ne croit pas. Pourtant il a fini par se décider à
se servir de cette forme moribonde comme il s'est servi du journalisme
et du roman pour travailler à éveiller les consciences.
Dans
son dispositif de combat, Mirbeau a conçu trois types de pièces :
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1.
Une tragédie prolétarienne : Les Mauvais Bergers |
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Le sujet est proche de celui de Germinal : c'est l'histoire
d'une longue grève ouvrière et de son écrasement par la troupe, appelée
au secours d'un patronat de droit divin. Mirbeau y proclame le droit
des ouvriers, non seulement au pain et au travail, mais aussi à la
santé, à l'éducation et à la beauté. Et il y fustige tous les meneurs
d'hommes, tous les "mauvais bergers", qui manipulent
les masses, y compris les députés socialistes et les leaders
anarchistes.
Mais il n'était
pas satisfait de sa pièce : il y renoue en effet avec le finalisme inhérent
à la tragédie, comme dans ses romans "nègres" ; on y trouve
trop de tirades et de formules grandiloquentes, ajoutées à la demande
de Sarah Bernhardt ; le dénouement, sanglant à souhait, touche la sensibilité
superficielle des spectateurs, sans pour autant les éduquer. C'est pourquoi
Mirbeau se cantonnera désormais dans la comédie et la farce, qui permettent
de distancier le spectateur, et, par conséquent, d'éveiller sa conscience
critique.
MICHEL,
Pierre, « Les Mauvais bergers, d'Octave Mirbeau : une tragédie prolétarienne
et nihiliste » 
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2. Deux comédies de caractères et de murs : |
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Les
affaires sont les affaires (1903)
Portrait extrêmement vivant et actuel d'un parvenu,
brasseur d'affaires sans scrupules, Isidore Lechat.
Pièce de théâtre qui décrit le
monde des hommes d'affaire arrivistes et sans scrupules, et qui a
triomphé sur toutes les scènes d'Europe.
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Dénonciation de la charité-business, de l'exploitation
des enfants et de la collusion entre politiciens et affairistes.
La pièce a suscité un énorme scandale et n'a été représentée
à la Comédie-Française qu'au terme dun procès, gagné par Mirbeau,
qui a divisé la France en deux.
Cette grande comédie de Mirbeau fit scandale en 1908 et donna lieu,
à Angers, à une véritable bataille, en février 1909.
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Pour
traiter des sujets à implications sociales immédiates, Mirbeau renoue
avec la tradition moliéresque des comédies de caractères. Il place au
centre de ses pièces des caractères complexes et vivants, des types
fortement individualisés, à la fois humains et théâtraux, que l'on
peut détester en tant qu'incarnations des pourritures sociales, mais
que l'on peut également plaindre en tant qu'individus accessibles à
la souffrance.
Mirbeau y respecte
un certain nombre de conventions théâtrales considérées alors
comme incontournables : concentration dramatique, conflits humains,
primauté du dialogue, répliques à effet, souci de la crédibilité...
Mais, dans un cadre classique, il n'en introduit pas moins des
audaces qui ont choqué :
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Il bafoue les hypocrites "bienséances"
: il évoque sans fard l'exploitation sexuelle des enfants et l'étouffement
des "affaires" par des gouvernements peu soucieux
d'éthique (dans Le Foyer) ; et il choisit pour personnage
positif des Affaires une femme intellectuellement et sexuellement
émancipée, Germaine Lechat, qui ose juger son père, qui refuse un
"beau mariage", et qui proclame fièrement qu'elle
a un amant.
-
Il tend à juxtaposer des scènes qui éclairent ses personnages,
ou qui mettent en lumière des abus sociaux, sans toujours les rattacher
à l'action. Il manifeste ainsi son mépris pour la "pièce
bien faite", selon les critères de Francisque Sarcey.
-
Il choque la "vraisemblance" dans le dénouement
"shakespearien", et profondément humain, des Affaires,
où l'on voit Isidore Lechat, abattu par la mort de son fils, se
ressaisir pour écraser deux lascars qui escomptaient profiter de
sa faiblesse pour le gruger.
Mirbeau est parvenu
à un équilibre rare entre la distanciation et l'émotion, la caricature
et la vérité humaine, la critique sociale et le refus du manichéisme,
le classicisme et la modernité.
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3. Autres pièces : Farces et Moralités |
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Vieux ménages (1894),
évocation de l'enfer conjugal, dont le dramaturge possède une riche
expérience.
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L'Épidémie (1898)
caricature féroce de l'égoïsme homicide des possédants, et anticipation
de laffaire du sang contaminé.
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Philippe Coulon |
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Le Portefeuille (1902)
démonstration du caractère intrinsèquement pervers de la loi, faite
par et pour les riches et les forts pour mieux écraser les pauvres
et les faibles.
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Scrupules (1902), qui démontre que le vol est le ressort
de toutes les activités les plus honorées :
la politique et le commerce, le journalisme et les affaires, sans
parler de la philanthropie-business...
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Interview (1904), caricature de la presse pourrie,
vénale et anesthésiante.
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Ces
pièces en un acte sont des moralités terme désignant des
uvres édifiantes du quinzième siècle. C'est-à-dire qu'elles ont
un objectif didactique avoué, et qu'elles invitent les spectateurs
à tirer une leçon morale ou sociale. Mais, en même temps, ce
sont des farces, qui visent à distancier le spectateur,
pour lui permettre d'exercer son jugement critique : parodie, emballement
et crescendo, renversements brutaux, symétrie voulue, cocasseries
verbales, grossissement, inversion des normes sociales et des valeurs
morales (en particulier au moyen de l'éloge paradoxal : éloge
du vol ou du petit bourgeois stupide, de l'adultère ou de la presse
de désinformation).
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y tourne en dérision tout ce qu'un vain peuple craint et révère
(la loi, la propriété, la police, le pouvoir politique, la presse).
Et il se livre à une démystification en règle des mythes de l'amour
(Les Amants), de la morale des Tartuffes et du mariage monogamique
(Vieux ménages).
Il remet également
en cause le langage :
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Il met à nu sa fonction mystificatrice et ses "grimaces",
portant ainsi la contestation au cur même du système de domination
de la bourgeoisie : car c'est par le langage qu'elle s'assure la
soumission des classes dominées.
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Il révèle son impuissance à rapprocher les sexes, les classes et
les cultures : les hommes sont condamnés à l'incommunicabilité.
Par ses Farces
et moralités, Mirbeau se situe dans la continuité
des farces de Molière et anticipe tout à la fois le théâtre
didactique de Brecht, le théâtre rosse d'Anouilh et de
Marcel Aymé, et le théâtre de l'absurde d'Ionesco.
Débat
avec Sarah Brun sur les farces (émission du 26/11/2017 sur
89,4 Radio Libertaire)
WIKIPEDIA et WIKISOURCE
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