Oeuvres

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LES AFFAIRES SONT LES AFFAIRES

Les affaires sont les affaires est une comédie en trois actes, représentée, avec un énorme succès, sur la scène de la Comédie-Française le 20 avril 1903. Elle a aussitôt été traduite en une vingtaine de langues et a triomphé sur toutes les grandes scènes du monde, notamment en Allemagne.. Ce succès s’est constamment confirmé lors des très nombreuses de la pièce, en France et à l’étranger. Mirbeau y reprend un personnage d’une nouvelle, « Agronomie », insérée en novembre 1885 dans ses Lettres de ma chaumière, mais Théodule Lechat est rebaptisé Isidore Lechat.

 

La bataille des Affaires

 

Ce n’est pas sans mal que Mirbeau a réussi à investir ce conservatoire de la tradition théâtrale qu’est alors devenue la Maison de Molière. Car, depuis 19 ans, il s’est mis à dos les Comédiens Français pour tout plein de raisons : ils n’ont, bien sûr, pas oublié « Le Comédien, son provocateur pamphlet de 1882, où il stigmatisait la société du spectacle et la cabotinocratie ; ils ont aussi en mémoire ses nombreuses attaques contre l’institution du comité de lecture, créée en 1812 par Napoléon, dans son fameux décret de Moscou (voir notamment « Les Faux bonshommes de la Comédie »,  La France, 19 mars 1885) ; et ils n’ont pas davantage oublié les incessantes moqueries dont ont été victimes plusieurs des artistes les plus cotés de la maison, accusés de « cabotinisme » et autres péchés véniels. Si néanmoins Mirbeau a accepté de pénétrer dans la fosse aux lions et de soumettre sa pièce à l’aval de cette bande de « Tabarins, de Paillasses et de Bobèches » qui constituent, à ses yeux, le comité de lecture, c’est parce qu’il pensait avoir le soutien indéfectible de l’administrateur Jules Claretie, qu’il avait côtoyé au cours du procès d’Alfred Dreyfus à Renne, en août 1899, et qui lui ouvrait les portes de la Comédie. La lecture a bien eu lieu, le 25 mai 1901, mais, savourant enfin leur vengeance, les comédiens ont infligé à l’auteur un cinglant camouflet en ne recevant sa pièce qu’ « à corrections », par quatre voix contre une, celle de Claretie. Il était clair pour tout le monde que cela équivalait à un refus pur et simple, car tous savaient pertinemment que jamais Mirbeau n’accepterait de corriger quoi que ce soit à la demande de comédiens méprisés, qu’il qualifiait jadis de « bandes de personnes ignares » (« Cabotinisme », La France, 25 mars 1885). Et, de fait, il ne leur a pas donné ce plaisir et il a repris sa pièce pour essayer de la caser dans un autre théâtre.

Mais, début octobre 1901, ce sont les déboires d’un autre auteur dramatique confronté aux exigences absurdes des comédiens qui suscitent un scandale, dont profite le journaliste Jules Huret, ami de Mirbeau, pour poser aux dramaturges la question du comité de lecture. Leur quasi-unanimité pour demander le retrait du décret de Moscou aboutit, le 12 octobre, à la suppression pure et simple du comité de lecture. Dans la foulée, Jules Claretie, devenu, seul maître à bord, accepte tout de suite de monter Les affaires sont les affaires. Mais les comédiens, furieux d’avoir perdu leur pouvoir de contrôle, se sont sentis floués par leur administrateur qui, à les en croire, aurait joué double jeu en persuadant deux d’entre eux de voter « à corrections », alors qu’ils étaient prêts à voter pour la réception, ce qui aurait permis à la pièce d’être reçue sans coup férir. Ils en informent aussitôt l’auteur qui, curieusement, attend huit jours pour demander des explications à Claretie. Sans doute espère-t-il, en échange de sa bonne volonté, obtenir un traitement privilégié pour Les Affaires : que sa pièce soit représentée le plus vite possible. Mais Claretie ne cède pas, et Mirbeau devra patienter dix-huit mois, comme c’est  la règle à peu près générale à l’époque.

 

La trame

 

Au centre de la pièce se trouve Isidore Lechat, richissime et vulgaire parvenu au passé compromettant, mais qui bénéficie désormais de l’impunité parce qu’il dispose d'un grand quotidien indispensable à ses affaires et aux vastes projets qu’il caresse, à l’échelle de la planète. Chaque fin de semaine, il reçoit ses nombreux invités dans un château entouré d’un parc bien entretenu et d’un très vaste domaine cultivé selon des méthodes modernes, où il fait tuer tous les oiseaux et espère, en agronome à la pointe du progrès, faire pousser un jour du riz et de la canne à sucre... Sa femme, qui est restée simple et qu’il méprise publiquement, se sent perdue au milieu d’un luxe qui la dépasse, mais elle se tait et, tout en le désapprouvant in petto, elle prend même la défense de son mari contre leur propre fille, Germaine, qui est cultivée et qui ose juger son père.

Au cours d’un week-end à la campagne, il mène de front deux affaires qui pourraient bien lui permettre de doubler sa fortune. Il est confronté tout d’abord à deux ingénieurs électriciens, Gruggh et Phinck, qui ont besoin d’un financeur pour pouvoir exploiter une chute d’eau au potentiel énorme, malheureusement située sur un terrain militaire, source de complications que seul Lechat, grâce à ses entrées, est en mesure de débrouiller. Alors qu’ils l’imaginaient stupide et facile à rouler, Isidore parvient à leur dicter ses conditions et à garder pour lui l’essentiel des profits espérés. Par ailleurs, tenant à sa merci  son aristocratique voisin, un noble décavé, le marquis de Porcellet, qui lui doit déjà une somme énorme et impossible à rembourser, il lui propose de marier sa fille Germaine au fils du marquis, histoire d’acquérir, fût-ce au prix fort, une respectabilité qui lui manque encore. Mais il se heurte à l’inébranlable résistance de la jeune femme, qui est en révolte contre les millions mal acquis de son père : intellectuellement et sexuellement émancipée, elle méprise le maquignonnage auquel se réduit le mariage bourgeois et elle a un amant, le chimiste Lucien Garraud, employé de son père, qu’elle se vante d'avoir choisi librement. Aux chaînes dorées dans lesquelles elle a toujours vécu, mais qu’elle ne supporte plus, elle préfère la liberté, fût-ce au prix de la précarité et de la misère.  Refusant le “beau” mariage concocté par son père, elle lui tient tête, fait fi de ses menaces et part avec son amant, la tête haute, au grand scandale des spectateurs de 1903.

Juste après, on annonce la mort, dans un accident d’automobile, du jeune Xavier, le fils pourri d’Isidore, bien-aimé de son père, à qui il fait une bonne publicité par ses fréquentations mondaines et qui paye ses colossales dettes de jeu. Lechat est écrasé par cette nouvelle, il a l’impression d’avoir tout perdu en un jour et il frise l’apoplexie. Mais quand Gruggh et Phinck tentent de profiter de son abattement pour lui faire signer un contrat beaucoup plus intéressant pour eux, Lechat se ressaisit brusquement, les foudroie du regard, se redresse et, les empoignant par le collet, leur dicte ses conditions, pendant que tombe le rideau. Dénouement extrêmement fort, que l’on a souvent qualifié de shakespearien.


Une comédie classique



La pièce de Mirbeau s’inscrit dans un cadre classique et rassurant, qui a fait ses preuves et  se situe dans la continuité des grandes comédies de mœurs et de caractères de Molière. Il y respecte les trois unités : unité de temps (l’action de la pièce est concentrée sur vingt-quatre heures, mais sur deux jours consécutifs) ; unité de lieu (le château de Vauperdu, du nom d’un manoir de Rémalard) ;  et unité d’action (les deux affaires qu’Isidore Lechat mène de front). Et il a placé au centre de l’intrigue un personnage emblématique, à la fois très théâtral et très vivant, qui tire toutes les ficelles et qui a une épaisseur humaine faisant de lui un type universel. Il est d’autant plus théâtral et humain, en même temps, qu’il est vraiment complexe : ses exceptionnelles qualités d’homme d’affaires cohabitent avec un aveuglement, dans sa vie privée, qui confine à la stupidité. 

Mais, si la forme de la pièce est classique, le sujet, les enjeux et les personnages sont éminemment modernes, au premier chef le personnage de Lechat, qui n’a plus rien à voir avec le Turcaret de Lesage ou le Mercadet de Balzac, ni, a fortiori, avec l’Harpagon de Molière. Fuyant les conventions aseptisées du théâtre de l’époque, Mirbeau a voulu peindre « des caractères modernes évoluant dans une société moderne » et aux prises avec des problèmes nouveaux, aussi divers que l’émancipation de la femme, le développement de la presse d’intoxication, l’exploitation des ressources des colonies ou la révolution induite par le développement de l’électricité.

 

La puissance de l’argent

 

Isidore Lechat, au patronyme symptomatique, est un brasseur d’affaires et un prédateur sans scrupules, produit d’une époque de bouleversements économiques et d’expansion mondiale du capital, première phase de ce que Lénine appellera bientôt l’impérialisme. Parti de rien, enrichi dans des conditions que le spectateur ignore précisément, mais qui ont visiblement été des crapuleries (il a même fait de la prison), il est doté d’un odorat spécial qui lui fait subodorer les affaires juteuses. Il fait argent de tout et constitue une puissance économique et médiatique qui préfigure les affairistes de l’avenir, du genre de Bernard Tapie ou de Silvio Berlusconi : il tient la dragée haute aux gouvernements et au haut État-Major, et il peut même s'acheter à bon compte la complicité de l'Église catholique, qui n’a que faire des vieux débris de l’ancien régule et qui sait reconnaître les siens. Mais la libido dominandi d’Isidore Lechat se révèle impuissante face à la mort – son fils chéri se tue dans un accident de voiture à 55 km à l'heure – et face à l’amour, qui pousse sa fille Germaine à s’évader de sa prison dorée. Abattu, accablé et humilié, Lechat a néanmoins la force de se ressaisir pour conclure brillamment l’affaire en cours et écraser les deux lascars qui entendaient mettre à profit sa douleur pour l’escroquer : les affaires sont décidément les affaires...

En tant que symbole d'un système économique où les faibles sont impitoyablement écrasés par le « talon de fer » des riches et où l’absence totale de scrupules assure l’impunité, il est odieux et répugnant, et, malgré ses côtés bouffons qui font rire, il suscite la peur. Mais il n'en possède pas moins des qualités exceptionnelles, une intuition, une lucidité en affaires et une force d'âme, qui peuvent susciter l'admiration des spectateurs, notamment dans les deux scènes avec Phinck et Gruggh, petits escrocs sans envergure. Mirbeau, qui refuse tout manichéisme, va même jusqu’à reconnaître que ce prédateur, « idéaliste » à sa très particulière façon, est tourné vers l'avenir et n'en contribue pas moins, malgré ses prédations, au développement des forces productives, dont les retombées peuvent profiter au plus grand nombre, alors que le marquis de Porcellet représente une classe parasitaire, engluée dans des traditions surannées, et qui tente dérisoirement de justifier son prestige terni au nom d'un prétendu « honneur » qui n'est que pure hypocrisie : pour retrouver la fortune qu’il a dilapidée, il est prêt à accepter le marché honteux que lui propose Lechat..

Comme le signifie la tautologie du titre, devenu proverbial, l’argent est à lui-même sa propre fin : les affaires excluent la pitié, le sentiment, le goût et la morale. Dans un monde où triomphe le mercantilisme et où tout est à vendre et a une valeur marchande, y compris l’honneur, les femmes et la bénédiction de l’Église romaine, sa puissance dévastatrice contribue à tout corrompre : les intelligences aussi bien que les cœurs et les institutions. Les affaires, qui permettent à des aventuriers sans foi ni loi, tel Isidore Lechat, d’accumuler, en toute impunité, des millions volés sur le dos des plus faibles et des plus pauvres, ne sont jamais que du gangstérisme légalisé. La démystification n’a rien perdu de sa force ni de son actualité, comme l'ont révélé les 400 représentations, lors de la reprise de la pièce en 1994-1995, et de nouveau, en novembre 2009, lorsqu’elle a été montée par la Comédie-Française, dans la salle du Vieux-Colombier : nombre de spectateurs croyaient y déceler des allusions à l'actualité immédiate !

P. M.

 

Bibliographie : Philippe Baron, « La Technique dramatique d'Octave Mirbeau », Actes du colloque Octave Mirbeau, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 369-377 ;  Philippe Baron,  « Les affaires sont les affaires d'Octave Mirbeau et Pétard d'Henri Lavedan », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, mai 1997, pp. 345-354  ; Philippe Baron,  « Les Corbeaux, d’Henry Becque, et Les affaires sont les affaires, d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, avril 2001, pp. 199-210 ; Pierre Michel, Introduction à Les affaires sont les affaires, Éditions de Septembre-Archimbaud, 1994, pp. 7-17, et Théâtre complet, Eurédit, 2003, tome II, pp. 25-35 ; Pierre Michel,   « Vauperdu, le premier manuscrit de Les affaires sont les affaires », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, mars 2003, pp. 233-255 ; Pierre Michel,  « L’Affaire Fua – Mirbeau accusé de plagiat », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, mars 2002, pp. 228-238 ; Jean-François Nivet, « Octave Mirbeau inédit », Dix-neuf / Vingt, n° 10, 2000, pp. 77-90.

 


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