Thèmes et interprétations

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Terme
TAUTOLOGIE

L’une des cibles privilégiées de Mirbeau est le langage, considéré dans ses limites et le détournement volontaire de ses formes. Les multiples écritures de la pensée bourgeoise aiguillonnent sa verve, et il serait superficiel de ne pas y voir une authentique réflexion sur l’expression d’une médiocrité ambiante.

Précisément, celle à laquelle on associe le plus aisément l’œuvre de Mirbeau est la tautologie. La phrase « Les affaires sont les affaires » – le titre existe déjà sous la plume de Théodore Barrière, en 1856, dans Les Faux Bonshommes, puis de Dumas fils, dans La Question d’argent, enfin sous celle d’Augier, dans Les Lionnes pauvres –,  est un propos de Germaine Lechat qui donne son titre à la pièce de 1903. Il se décline en une série de pensées mécaniques et redondantes, toutes exprimées de façon identique. Le cynique « La guerre, c’est la guerre », dans la nouvelle « Le Tronc » (Le Journal, 5 janvier 1896)), incarne la parole favorite des planqués et des bénéficiaires de traitements de faveur. L’amer « La vie, c’est la vie », scandé par William à Célestine dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), ou le pragmatique « L’argent est l’argent » du jardinier Piscot, dans Dingo (1913), symbolisent cette défection de l’entreprise explicative qui se retranche derrière la vacuité du langage. « La loi est la loi », dans « Le Portefeuille » (Le Journal, 23 juin 1901) fonctionne comme une invitation à la résignation et à la fatalité sociales. Plus terre-à-terre, « Un mari, c’est toujours un mari », concentre, dans « Il est sourd » (Le Journal, 18 août 1901), un prêche conjugal assez efficace en dépit de sa pauvreté rhétorique.

Selon Roland Barthes, « la tautologie fonde un monde mort, un monde immobile ». Mode d’annihilation du langage inféodé aux puissances de l’argent et à la pensée spéculatrice, plutôt que spéculative, une telle codification est débusquée par Mirbeau comme une vertigineuse et  dangereuse falsification de notre humanité.

S. L.

 

Bibliographie : Samuel Lair, Mirbeau et le mythe de la nature, Presses Universitaires de Rennes, 2004, pp. 231-240.

 


THEATRE

Le théâtre se meurt



Mirbeau n'est venu que tardivement au théâtre. Mais il n'a pas cessé pour autant de s'y intéresser et d'y mener aussi le bon combat. Les premiers articles signés de son patronyme, à L'Ordre de Paris, en 1875 et 1876, sont des chroniques dramatiques ; le premier pamphlet qui lui a valu d’emblée la notoriété, en 1882, est Le Comédien ; et l'une de ses dernières interventions publiques à scandale est un bilan des plus critiques de la production théâtrale du temps (dans Comoedia du 16 novembre 1911). De longue date, le théâtre a exercé sur lui une attirance qui ne s’est jamais démentie. Et pourtant, avec sa constance habituelle, il n'a cessé, pendant plus de trente-cinq ans, de crier à la mort du théâtre. En 1885, il constate par exemple que « le théâtre tout entier est en proie à une maladie lente, mais sûre, qui ne peut qu'empirer tous les jours et qu'il n'est au pouvoir d'aucun médecin de guérir » (« La Presse et le théâtre », La France, 4 avril 1885). Inutile d'incriminer des boucs-émissaires qui n'en peuvent mais : « Le théâtre ne meurt ni du billet de faveur, ni de la cherté des places, ni de la censure », comme s'obstinent à le croire ceux qui refusent de regarder en face une situation déplorable, « le théâtre meurt du théâtre » : « Depuis plus de trente ans, tous les soirs, sur tous les théâtres, on joue la même pièce. » (« À propos de la censure », Le Gaulois, 20 juillet 1885). Selon lui, « les directeurs ne veulent plus recevoir de belles œuvres, les auteurs ne veulent plus en faire, le public ne veut plus en entendre, les comédiennes ne veulent plus en jouer. [...] Les véritables auteurs aujourd'hui sont la couturière et l'entremetteuse [...]. Car c'est ça le théâtre, le théâtre d'aujourd'hui, c'est ça, c'est tout ça. De la chair nue, des chiffons, des ficelles, un peu de gaieté triste et beaucoup de dégoût ; la toute-puissance de la coterie, le triomphe de l'industrialisme sur le talent ; de la bêtise, de la vanité, de la vénalité, et cette blague grossière et basse qui, la bouche tordue, les joues fardées et la voix canaille, hurle sinistrement l'avilissement d'un peuple et la fin d'un monde » (« Le Retour des comédiennes », Le Gaulois, 15 septembre 1884).

La crise du théâtre ne fait en effet que refléter la crise générale d'une société décadente et moribonde.  Si « le théâtre, qui vit du public, ne peut être autre qu'il est actuellement », c'est parce qu'il témoigne d'« une crise sociale qui ne se modifiera que par une révolution radicale dans les mœurs et dans le goût ». Autrement dit, ce n'est pas demain la veille : « L'heure n'appartient pas aux don quichottismes inutiles », conclut-il avec un découragement qui ne lui est pas coutumier (« Chronique parisienne », La France, 23 octobre 1885). En attendant cette très hypothétique révolution culturelle qu'il appelle de ses vœux depuis 1877 et à laquelle il va oeuvrer, quoi qu'il en dise, avec son habituel « don quichottisme », il n'y a rien à espérer : « Le théâtre tel que vous l'aimez » – écrit-il à Edmond de Goncourt au lendemain de la première, fort chahutée, de Germinie Lacerteux, en décembre 1888 – « et tel que nous le rêvons est impossible. Et les chefs-d'œuvre n'y peuvent rien. Pour le conquérir et l'imposer, il faut conquérir et imposer des tas de choses que nous ne sommes pas près d'avoir. Il faut un public nouveau qui ne pourra se former que par une complète révolution sociale, une refonte entière de nos lois et de nos mœurs. Tout se tient. ». À défaut de cette « révolution sociale » problématique, il caresse un « rêve magnifique » et radical : la suppression pure et simple du théâtre (« Rêverie », Le Figaro, 21 octobre 1889) ! Et, pour aider à la mise à mort, indispensable à l'hypothétique résurrection, il appelle les spectateurs un tant soit peu lucides et exigeants à faire la grève des salles de spectacle : « Que chacun reste chez soi ! » (« La Presse et le théâtre », loc. cit.), de même que, parallèlement, il invite les électeurs à faire la grève des urnes.

 

Les causes profondes de la crise du théâtre



Quelles sont, selon lui, les causes profondes du mal  qui ronge et tue le théâtre ?

            * Le mal vient tout d'abord du triomphe de l'économie capitaliste et du mercantilisme généralisé, et, subsidiairement, de l'émergence de la nouvelle classe dominante : une bourgeoisie dépourvue de toute sensibilité esthétique et dont le seul moteur est la recherche du profit à n'importe quel prix. Elle a transformé toutes choses en vulgaires marchandises et elle soumet toutes les productions de l'esprit et les œuvres d'art à la dure loi de l'offre et de la demande. Le théâtre n'est donc plus qu'une industrie, y compris sur les scènes d'État, qui auraient dû donner le bon exemple, mais qui, la concurrence aidant, sont amenées à s'aligner sur les scènes privées.

            * Le public des théâtres, sans lequel aucun profit ne serait possible, a été modelé, conditionné, abêti, par des années d'aliénation et de mutilation, comme tout un chacun. Il a, comme Mirbeau l'écrit plaisamment à Goncourt, « une âme de mirliton et d'orgue de barbarie ». Certes, la fraction éclairée du peuple a su résister au rouleau compresseur du nivellement intellectuel en forgeant ses armes dans la lutte des classes. Mais le théâtre parisien n'est évidemment pas fait pour les prolétaires : « Il a été détourné de sa véritable fonction sociale. Il a subi la loi néfaste et injuste qui veut que tout soit pour les riches et qu'il n'y ait rien, dans la nature et dans la vie organisée, qui appartienne aux pauvres » ; il est donc devenu « un privilège de délassement pour les classes aisées » (« Le Théâtre Populaire », Le Journal, 9 février 1902). Or que vont chercher au théâtre les représentants de ces « classes aisées » en quête de « délassement » ? Les uns vont s'y montrer, exhiber leurs tenues à la mode, leurs bijoux, leurs maîtresses, ou jouer de la lorgnette à la recherche de tout ce qui pourrait alimenter les prochains cancans ; d'autres en attendent une digestion bien tranquille, que ne trouble aucune émotion vraie ni aucune réflexion ; d'autres encore viennent y renifler de jolies femmes dans la salle et, sur la scène, « de la chair nue » rendue encore plus affriolante par le talent des couturières. Tous exigent d'y trouver la confirmation de leurs préjugés de classe, la satisfaction de leur inébranlable bonne conscience, et un simple divertissement qui les rassure et renforce les mythes dont leur confort moral a besoin, à commencer par le mythe de l’amour, qui fait rêver les comtesses et les portières et qui est le sujet incontournable de toutes les pièces de boulevard.

            * Connaissant le profil des consommateurs de spectacles, les entrepreneurs qui possèdent les salles de théâtre et les gestionnaires avisés qui les dirigent n'ont pas d'autre choix, s'ils veulent faire de l'argent, que de leur offrir ce qu'ils attendent. Le mercantilisme entraîne inéluctablement un abaissement au niveau du public. Si « les directeurs ne veulent plus recevoir de belles oeuvres », c'est tout simplement parce qu'ils ne sont que « les chefs d'une exploitation commerciale » : peu soucieux de « compromettre l'argent qui [leur] est confié », ils évitent comme la peste « les hardiesses dangereuses » et, dans la pratique, jouent bel et bien le rôle de « censeurs » (« À propos de la censure », loc. cit.).

            * Dans cette tâche de castration du théâtre, la veulerie des directeurs est activement renforcée par les critiques dramatiques, qui sont de la même farine que les critiques d'art : aussi inutiles et aussi malfaisants : « Une des principales causes de l'infériorité si constatée du théâtre, c'est la critique [...]. Jamais la critique n'a su discerner un ouvrage remarquable, trouver un artiste, faire surgir un nom glorieux. Les grands, elle les a étouffés, toujours, sous ses quolibets de gavroche, et sous ses doctrinailleries de pion. Les médiocres, elle les a pris, choyés, élevés » (« La Critique et Théodora », Le Gaulois, 29 décembre 1884). Les détenteurs de la rubrique théâtrale des quotidiens sont en effet à l'unisson du public : « Au fond, que demande la critique à un auteur ? De l'amusement, une distraction de quelques heures, et c'est tout. Elle vient au théâtre pour se reposer. Son sacerdoce s'arrête là : son idéal n'est pas autre que celui du public. Elle considère un auteur dramatique comme un clown, un gymnaste, un prestidigitateur, et elle ne réclame de lui rien de ce que peut donner un artiste. [...] Alors, à quoi bon la critique, si, par l'éducation, le goût et la science, elle ne se montre pas supérieure au public, si elle ne le guide pas, ne l'éclaire pas, ne lui fait pas comprendre ce qu'il y a de beau dans une scène, une phrase, une observation, dût-elle heurter son sentiment et faire violence à son jugement hésitant ? » (« Auteurs et critiques », Le Gaulois, 9 février 1885). L’incarnation exécrée de cette critique tardigrade et malfaisante est le ventripotent Francisque Sarcey, une des têtes de Turcs préférées de Mirbeau.

            * Le cinquième responsable de la mort du théâtre est le cabotinisme, tel que l'incarnent par exemple Frédéric Febvre, vice-doyen de la Comédie Française, Sarah Bernhardt, Mounet-Sully et surtout Constant Coquelin, « notre grand cabotin national », qui prétend « incarner la France », et dont les « 2.809 portraits » et les « 3.046 bustes » se répandent comme la peste (« Dies illa », Le Journal, 17 juin 1894)... Au lieu d'être de modestes servants de l'œuvre d'art, ils tirent toute la couverture à eux. Dans le star system qui triomphe sur toutes les scènes d'Europe, ils oublient « l'humilité de leur rang social au point de se substituer à la littérature et de s'ériger en juges souverains » : « Ce qui pèse sur la littérature, ce sont les comédiens ; ce sont eux qui ouvrent ou ferment, suivant leur bon plaisir, la carrière d'un artiste et d'un écrivain. Les chefs-d'œuvre, et par conséquent une bonne partie de la gloire d'un siècle, sont à la merci d'une assemblée de Tabarins, de Paillasses et de Bobèches » (« Les Faux bonshommes de la Comédie-Française », La France, 19 mars 1885).

            * Mais si « aujourd'hui le comédien est tout », si on lui dresse « des statues, des palais et des panthéons », c'est parce que nous vivons dans une « époque de décadence » : « Plus l'art s'abaisse et descend, plus le comédien monte. Quand, au grand soleil de la Grèce, à la pleine clarté du jour, le peuple applaudissait, emporté dans le génie de Sophocle, le comédien n'était rien, il disparaissait sous le souffle superbe de l'œuvre » (« Le Comédien », Le Figaro, 26 octobre 1882). Bref, le triomphe du cabotin est lié en grande partie à l'absence d'auteurs dramatiques dignes de ce nom. Pour la plupart, ce ne sont que des fabricants qui façonnent une pièce sur le modèle courant, pour être sûrs de ne froisser ni les comédiens, ni les directeurs, ni les critiques, ni le public. Pour la quasi-totalité de ces industriels de la scène, le théâtre doit se conformer à des règles impératives, qui l'éloignent radicalement de l'art et de la littérature, et qui établissent « un infranchissable abîme » entre « le penseur » et « l'homme de théâtre », qui « ne connaît que les ficelles » et qui doit « soigneusement réprouver la noblesse du style et la vérité des caractères » (Les Grimaces, 28 juillet 1883). Ainsi, « le théâtre ne meurt pas uniquement du décret de Moscou », par lequel, en 1812, Napoléon a instauré le comité de lecture du Théâtre-Français, « pas plus que des comédiens, qui ne l'aident point à vivre, pourtant. Le théâtre meurt du théâtre, voilà tout. Il meurt de ceux qui le dirigent aussi bien que de ceux qui lui fournissent sa nourriture empoisonnée et quotidienne. [...] Ces gens ne comprennent pas que les dix ou douze situations, que les huit ou dix thèses dont le théâtre se vêt si misérablement depuis vingt ans, sont usées, étramées, en lambeaux, en guenilles, à force d'avoir été retapées, retournées, ressemelées par un tas de raccommodeurs dramatiques qu'on persiste à traiter de génies » (« La Question des comédiens et du théâtre », Le Gaulois, 22 mars 1886).

Malgré ce diagnostic vital, et malgré son profond pessimisme, Mirbeau va entreprendre de se battre pour rénover le théâtre et lui redonner vie : d’une part, en encourageant les metteurs en scène novateurs (Antoine, Lugné-Poe) et les auteurs qui renouvellent l’art dramatique (Ibsen, Maeterlinck) ; d’autre part, en frayant lui-même des voies nouvelles, avec ses Farces et moralités, ou en revitalisant et en actualisant le modèle de la grande comédie moliéresque de mœurs et de caractères, dans Les affaires sont les affaires et Le Foyer.

Voir aussi les notices Théâtre populaire, Bourgeois, Capitalisme, Amour, Censure, Marchandisation, Sarcey, Lugné-Poe, Maeterlinck, Ibsen, Théâtre complet, Farces et moralités, Les affaires sont les affaires et Le Comédien.

P. M.

 

Bibliographie : Nathalie Coutelet, « Octave Mirbeau propagandiste du théâtre populaire », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 185-203 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le théâtre », préface du Théâtre complet, Éditions InterUniversitaires, 1999, pp. 7-17, et Eurédit , 2003, t. I, II, III et IV, pp. 7-17 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le théâtre », in Un moderne : Octave Mirbeau, J.& S. éditeurs – Eurédit, 2004, pp. 187-218 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau critique dramatique », in Actes du colloque de Valenciennes de novembre 1999, Théâtre naturaliste - théâtre moderne ? Éléments d’une dramaturgie naturaliste au tournant du XIXe au XXe siècle,  Presses universitaires de Valenciennes, 313 pages, avril  2001, pp. 235-245

 

 

 


THEATRE POPULAIRE

Mirbeau a mené une lutte brève, mais dense, en faveur du théâtre populaire, au sein du comité réuni par la Revue d’Art Dramatique, en novembre 1899. À ses côtés, Romain Rolland, Maurice Pottecher, Louis Lumet, Maurice Bouchor, Camille de Sainte-Croix, Lucien Descaves ou Émile Zola, tous promoteurs d’une démocratisation du spectacle. L’objectif qui les rassemble : la construction à Paris d’un Théâtre du Peuple, pour lequel un concours doté d’un prix est lancé par la revue. Mirbeau rencontre donc, avec certains membres du comité, certaines personnalités du gouvernement, telles que Georges Leygues, ministre des Beaux-Arts, et Adrien Bernheim, inspecteur des Beaux-Arts et commissaire du gouvernement auprès des théâtres subventionnés. Ces derniers deviennent ses « têtes de Turcs » dans les articles particulièrement corrosifs qu’il consacre à la question du théâtre populaire dans la presse.

Mirbeau y affirme également une solide théorie du théâtre populaire, qui s’apparente pour lui au politique, au social, comme à la rénovation de l’art dramatique. En effet, le théâtre populaire constitue pour lui une émanation de la démocratie, un vecteur d’éducation culturelle et civique pour la population. Rappelant que le théâtre possède, par essence, une mission sociale, il refuse de le voir réservé à une élite et lutte pour l’édification d’un vaste lieu, égalitaire dans son architecture. Il s’oppose par ailleurs, finalement, au principe du subventionnement, après l’avoir recherché au sein du comité de la Revue d’Art Dramatique : « La participation de l’État, c’est la routine, le fonctionnarisme, l’étranglement » (La Revue bleue, 5 avril 1902). La subvention engendre selon lui d’inacceptables compromissions et entrave la liberté créative, d’autant plus que l’État et la Ville de Paris, en dépit de l’intérêt affiché, n’ont guère passé le stade des vœux pieux.

Lorsqu’il participe au Congrès international de l’Art théâtral, en juillet 1900, Mirbeau déplore que la section chargée de réfléchir aux modalités de fondation d’un théâtre populaire n’ait pas eu de répercussions au sein des instances supérieures du pays. Et il manifeste son hostilité au projet de Bernheim quant aux représentations à bas tarifs des spectacles émanant des quatre subventionnés. L’auteur dramatique, s’il ne dédaigne pas l’impact éducatif des chefs-d’œuvre du patrimoine, opte néanmoins pour la création d’un répertoire nouveau et spécifiquement composé pour le peuple : « L’art doit être socialiste, s’il veut être grand » (L’Écho de Paris, 22 avril 1891). D’où les tensions avec certains membres du comité, hostiles à toute forme de politisation du théâtre, comme Maurice Pottecher. Même si les membres du comité sont dreyfusards, à l’instar de Mirbeau.

C’est que ce dernier est aussi un auteur, qui a produit des pièces à forte teneur sociale et politique, telles que Les Mauvais bergers (1897), L'Épidémie (1898) ou encore Le Portefeuille, monté en 1902 par un autre grand défenseur du théâtre populaire, Firmin Gémier. Pièces qui trouvent logiquement asile dans les programmes de théâtres syndicalistes et anarchiste comme des universités populaires. En 1900, il joue personnellement L’Épidémie à la Maison du Peuple de Montmartre, lieu susceptible d’accueillir favorablement l’écho satirique et politique de l’œuvre. En 1903, on retrouve Mirbeau dans la liste des personnalités patronnant le Théâtre populaire de Belleville, initiative privée destinée à concrétiser un idéal toujours plébiscité par les autorités, mais jamais encore réellement mis en œuvre.

Mirbeau n’épargne donc pas les élus socialistes dans les diatribes qu’il rédige pour la presse ; il souligne leur inertie, comparable à celle de l’ensemble du gouvernement. Inertie qui explique peut-être son désintérêt pour la question du théâtre populaire, qui n’occupe que quelques années de son activité journalistique et son amertume : « En France, ce n’est qu’à force de dire et de redire les choses qu’on parvient à les faire entrer dans la cervelle des gens… C’est dur, mais cela finit toujours par rentrer… Il suffit d’attendre… un siècle ou deux » (Le Journal, 9 février 1902). Cependant, la question de la démocratisation du spectacle ne peut se résumer à cette période « visible ». Plus profondément, elle apparaît dans l’écriture dramatique de Mirbeau, dans ses textes politiques, dans sa croyance viscérale en une nécessaire reconsidération du théâtre. Mercantile et boulevardier, le théâtre se doit, selon lui, de retourner à son essence, celle d’un art politique et social, divertissant, certes, mais sans occulter sa mission éducative et citoyenne : « C’est une affaire où il n’y a pas d’affaire à faire ! » (Le Journal, 28 janvier 1900). Le théâtre populaire, ainsi, synthétise les engagements politiques et artistiques de Mirbeau, en dehors de son activité au sein du comité, car il constitue pour lui la voie de rénovation de l’art et des rapports sociaux.

N. C.

 

Bibliographie : Georges Bourdon, « M. Octave Mirbeau », Revue bleue, 12 avril 1902 ; Nathalie Coutelet, « Octave Mirbeau propagandiste du théâtre populaire », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 185-203 ; Nathalie Coutelet, «Octave Mirbeau et le théâtre populaire », in Actes du colloque de Cerisy Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Presses de l'Université de Caen, décembre 2007, pp. 103-115 ; Nathalie Coutelet, « Le Théâtre Populaire de la Coopération des Idées », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 139-150 ; Octave Mirbeau, « Le Théâtre Populaire », Le Journal, 28 janvier 1900 ; Octave Mirbeau, « Le Théâtre Populaire », Le Journal, 9 février 1902.

 

 

 

 

 


TINTEMENT

TINTEMENT

 

            Le motif du tintement, récurrent dans les romans de Mirbeau, renvoie, d’une part, à l’impressionnisme, en l’occurrence musical, qui caractérise l’esthétique de l’auteur et, d’autre part, à la complicité permanente, maladive, voire monstrueuse, entre un Éros effrayant et un Thanatos voluptueux.

Confondu, à la faveur d’une métonymie lancinante, avec la cloche qui le provoque, le tintement est d’abord et avant tout répétition d’un son lugubre et voué à reproduire les obsessions morbides des personnages. L’agressivité itérative d’un carillon réel ou fantasmé se présente sous de nombreuses modalités : les bégaiements et autres ânonnements abrutissants, comme ces paroles du curé qui « résonn[ent] toujours [aux] oreilles » de Sébastien Roch – « ‘‘Et les marquis ! … Y en a ! Y en a !’’ » (Mercure de France, 1991, p. 688) – ; les coups de sonnette que Célestine, dans Le Journal d’une femme de chambre, ne supporte plus d’entendre – « Drinn !...drinn !…drinn !… Et, si au coup de sonnette, on tarde un peu à venir, alors, ce sont des reproches, des colères, des scènes. » (Folio, 1984, p. 103) – ou, bien sûr, au paroxysme du bourdonnement mortifère, le supplice dont la perfide Clara explique le principe à son hôte : « ‘‘On ligote un patient…et on le dépose sous la cloche…Et l’on sonne à toute volée, jusqu’à ce que les vibrations l’aient tué ! …Et quand vient la mort, on sonne doucement, doucement, pour qu’elle ne vienne pas trop vite, comme là-bas !’’ » (Folio, 1991, p. 180). Simple balbutiement, sonnerie irritante ou insupportable grondement, le tintement met invariablement au supplice des personnages dont il révèle, plus qu’il ne provoque, le profond ébranlement.

Si le son de cloche stupéfie à ce point, c’est qu’il constitue une variante du regard médusant, annonce l’irruption imminente de la Grande Faucheuse ou son récent passage. Le « triste glas » (Le Calvaire, Mercure de France, 1991, p. 39) retentit sans cesse dans l’œuvre romanesque de Mirbeau et annule toutes les tentatives des personnages pour se divertir de leur condition. Le plus assourdissant est évidemment celui du Jardin des Supplices, dans lequel trône la cloche « énorme, trapue, d’un bronze mat lugubrement patiné de rouge » (p. 223), cloche « terrible [et] ressembl[ant] au profil d’un temple », « sinistre à voir [et] comme un gouffre en l’air, un abîme suspendu qui semblait monter de la terre au ciel, et dont on ne voyait pas le fond, où s’accumulaient de muettes ténèbres » (pp. 232-233). Cela dit, cette cloche ahurissante, dont le gigantisme assure une tragique visibilité, est ébranlée dans de nombreux autres récits : plus discrètement, voire en sourdine et comme miniaturisée, mais remarquablement présente et dérangeante. Le narrateur du Calvaire, lorsqu’il suit le cortège funèbre de sa mère, entend « les cloches tint[er] longtemps, longtemps » (p. 39). Plus tard, enrôlé dans l’armée et attablé parmi les soldats, il perçoit derrière leurs jurons le « tintement [d’une] clochette » mêlé à la vision d’un « petit garçon [aux] paupière enflées [qui] touss[e] et crach[e] le sang » (p. 58). De même, lorsque Sébastien Roch se bat dans la plaine, « chaque coup de clairon le fai[t] tressaillir, s’arrêter un instant » (p. 1064) ; quand il est blessé au combat, le jeune homme a « la sensation d’être mort, et d’entendre, au-dessus de lui, des rumeurs incertaines, assourdies, de la vie lointaine, de la vie perdue » (p. 1077). C’est sans doute dans une chronique de L’Écho de Paris intitulée « Sur la route » (23 janvier 1891) que cette symbolique morbide est la plus explicite. Deux petits ramoneurs se laissent mourir de froid et aspirer par le néant : « ‘‘Je ne vois plus rien…Je n’entends plus rien…Si…J’entends une cloche…Il y a une cloche qui sonne, très loin…Il y a des musiques, aussi, qui chantent très loin…’’ ». Le tintement, même et surtout lorsqu’il constitue un guilleret trompe-l’oreille, est toujours de mauvais présage. Celui, faussement léger, de « la tintenelle » emportée par l’abbé Jules, annonce l’agonie des paroissiens à qui le prêtre s’en va donner l’extrême onction (p. 633). Le « bruit de grelots, de vitres ébranlées [qui] tint[ent] » aux oreilles de Sébastien Roch, dans le train qui le conduit chez les Jésuites, se confond avec le « joli et léger tintement métallique d’un chapelet » égrené par le prêtre accompagnateur (pp. 733-734). Mais ce « bruit clair », que le lecteur ne peut décoder qu’a posteriori, sonne en réalité le glas de l’innocence.

À l’ambiguïté des présages s’en ajoute une autre, plus troublante encore, liée à la sensibilité exacerbée des personnages. Le cynique abbé Jules verse des larmes en entendant « les cloches tint[er] » : « À les écouter [il] éprouva une émotion délicieuse, dont il eût été incapable d’expliquer la nature et la cause. […] Les cloches tintaient, tintaient, et Jules pleurait, pleurait. » (pp. 478-479). Même « attendrissement » chez Célestine, qui se souvient de son séjour « chez les sœurs de Notre-Dame-des-trente-Six-Douleurs » : « C’est si gentil d’entendre tinter les cloches…ça remue dans le cœur des choses oubliées et si anciennes ! …Quand les cloches tintent, je ferme les yeux, j’écoute […] … Ding…din…dong ! Ça n’est pas très gai…[…] Mais j’aime ça. » (p. 307) Sébastien Roch éprouve un plaisir similaire en écoutant les bruits de l’océan : « Il en percevait toutes les notes, en recueillait toutes les vibrations, depuis le grondement sourd, plaintif, désespéré, venu du large mystérieux, jusqu’aux berceuses chansons des criques roses, jusqu’au gaietés d’harmonica, enfantines et rebondissantes, que l’eau égrenait sur les galets du rivage. » (pp. 832-833). Ces trois exemples sont fondés sur la réversibilité inquiétante de la volupté et du morbide : l’une et l’autre échangent leurs attributs à la faveur de vibrations aussi délicieuses que terribles. Les tintements sont alors les révélateurs qui permettent à la fois de « mesurer tout l’infini de la douleur, tout l’infini de la solitude de l’homme » (pp. 753-754) et de succomber, sur un mode quasi masochiste, à « un endolorissement […] plus doux qu’un baume, plus suave qu’une caresse » (pp. 832-833).

L’âme des personnages, en particulier celle des névrosés et mélancoliques qui hantent les romans de Mirbeau, est la caisse de résonance de l’univers, non seulement de l’excédent de vie dans lequel sont entraînés les êtres, mais aussi du néant qui est la fin de toute chose. En matière de sensibilité hystérique, il est d’ailleurs remarquable que Charcot, en 1884, ait donné le nom de « cloche » au schéma censé mettre en évidence l’interconnexion sensorielle et motrice, visuelle et auditive existant entre les différentes parties du cerveau. Jean Mintié, l’abbé Jules, Sébastien Roch, Clara, Célestine – dont les noms aux consonnes occlusives constituent parfois eux-mêmes un tintement – sont effectivement à l’image de cette rivière « sinueuse [et] débordée » devant laquelle Jules passe en voiture et dont le lecteur n’est guère surpris d’apprendre qu’elle s’appelle « la Cloche » (pp. 543-544).

C. G.

 

Bibliographie : Céline Grenaud, « Tintement et bourdonnement dans l’imaginaire mirbellien : une esthétique impressionniste du morbide et de la volupté », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, mars 2004, pp. 172-184.

 

   

TRAUMATISME

Deux traumatismes au moins valent d’être relevés dans les années d’apprentissage d’Octave Mirbeau.

* Le premier résulte de l’amère épreuve du collège des jésuites où, selon toute vraisemblance, il a été victime d’un maître d’études “pédophile”, expérience qui, un quart de siècle plus tard, lui inspirera son roman Sébastien Roch (1890). Les effets de ce traumatisme ont été durables, et l’abondance des récits de viol (voir ce mot), dans ses romans et ses contes, en atteste éloquemment. D’une part, il en a conçu un très vif sentiment de culpabilité, aggravé par l’empreinte (voir ce mot) d’une éducation religieuse pernicieuse. D’autre part, sa sexualité en a été visiblement perturbée, comme l’a été cette du fictif Sébastien Roch, sur deux points au moins : mélange de fascination et d’horreur pour l’homosexualité masculine et relations avec les femmes marquées au coin du masochisme (voir Gynécophobie et Masochisme).

* Le second est le produit de l’expérience de la guerre de 1870, qu’il évoque dans le scandaleux chapitre II du Calvaire, dans le dernier chapitre de Sébastien Roch et dans des contes tels que Au pied d’un hêtre, Le Tronc, Le Prisonnier et La Pipe de cidre. Il est possible que le lieutenant Mirbeau, des moblots de l’Orne, n’ait pas tiré un seul coup de feu, comme Sébastien Roch, mais les scènes d’horreur dont il a été le témoin ont suffi pour le vacciner durablement contre le trouble attrait de la guerre et contre toute idée de « revanche ». Il n’a plus cessé, jusqu’à sa mort, de démystifier la guerre, d’en souligner la profonde absurdité en même temps que les injustifiables atrocités, et de plaider pour le rapprochement des deux peuples de France et d’Allemagne.

À la différence du petit Sébastien, qui a été anéanti par le « meurtre d’une âme d’enfant » qu’a été son viol par le “père” de Kern, Mirbeau s’est révolté, comme Bolorec, le camarade de Sébastien, et il a fait de sa plume, non seulement une arme au service de ses idéaux, mais aussi un exutoire, un moyen d’expression thérapeutique, grâce auquel il a pu se sauver et atténuer les effets les plus corrosifs de ses deux traumatismes majeurs. La prise de conscience du caractère monstrueux de ses expériences traumatisantes et, par la suite, leur transmutation en mots, l’ont aidé, d’abord à se reconstruire et à rebondir, ensuite à s’engager et à se battre. À ce titre on peut considérer que le cas de Mirbeau constitue une bonne illustration du principe de la résilience chère à Boris Cyrulnik. Mais ses nombreuses phases dépressives nous montrent néanmoins qu’il a dû en permanence se battre aussi contre lui-même pour continuer à vivre, à écrire et, malgré son pessimisme radical, à poursuivre les luttes engagées : les traumatismes de la jeunesse n’ont jamais été totalement évacués.

Voir aussi les notices Pédophilie, Viol, Du Lac, Homosexualité, Guerre, Patrie, Armée, Le Calvaire et Sébastien Roch.

P. M.

 

Bibliographie : Marie-José Bataille, « Essai d'approche psychanalytique de Mirbeau », in Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 331-340 ; Christian Heslon, « Octave Mirbeau, un enfant rebelle dans les révolutions esthétiques », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 170-178.

 


TRAVAIL

TRAVAIL

 

            Pour Mirbeau, le travail idéal devrait être « une joie d’homme libre » et réaliser « l’union de toutes les forces créatrices » permettant de  « conquérir toute la nature et, avec toute la nature conquise, tout le bonheur », comme il l’écrit à propos du roman utopique d’Émile Zola, précisément intitulé Travail (« Travail », L’Aurore, 14 mai 1901). Malheureusement les conditions matérielles et sociales dans lesquelles s’effectue le travail, dans le cadre du salariat,  forme moderne de l’esclavage, et de l’économie capitaliste, dont le seul moteur est la recherche du profit, ont transformé le noble labeur en un « bagne » et un « enfer ».

 

L’enfer du travail

 

Mirbeau voit en effet dans le « régime actuel du salariat », qui lui semble « condamné », le « régime de la haine » et « le grand mal moderne, celui dont tout le monde souffre par répercussion ». Le travail du prolétaire servilisé est toujours, « plus ou moins, une souffrance, une abjection d’esclave », que ce soit à l’usine, ou dans le cadre de la « servitude civilisée » qu’est la domesticité, ou bien, pire encore, dans cet avilissement monstrueux qu’est la prostitution. Aussi Mirbeau s’est-il fait le défenseur indigné de ces éternels vaincus dont la sueur et le sang servent à engraisser les riches, comme l’observe la lucide Célestine du Journal d’une femme de chambre (1900) : « Les pauvres sont l'engrais humain où poussent les moissons de vie, les moissons de joie que récoltent les riches, et dont ils mésusent si cruellement, contre nous. » La peinture que Mirbeau nous fait du monde du travail est donc extrêmement critique et invite à la pitié. Non seulement les prolétaires, ouvriers ou domestiques, sont corvéables à merci, constamment humiliés, menacés en permanence par des accidents du travail, et perdent leur vie à la gagner, mais ils n’arrivent pas, bien  souvent, à assurer leur subsistance : l’insalubrité, la précarité, l’insécurité, la malnutrition, la pollution, la maladie et une mort prématurée sont leur lot. En cas de renvoi, ou en cas de crise entraînant un chômage croissant sans amortisseurs sociaux, comme celle qu’évoque Mirbeau dans ses chroniques de 1883-1885, c’est la misère noire, la faim, souvent la perte de leur modeste logis. Bref, c’est bien un enfer.

Au premier chef le travail en usine et à la mine. En 1885, à propos de Germinal, Mirbeau évoque ainsi le Moloch qu’est la mine, qui engloutit quotidiennement son contingent de victimes sacrifiées : « C’est dans l’enfer moderne, au fond sinistre des mines, dont les gueules béantes engloutissent chaque jour tant de proies humaines, que l’auteur a placé son drame effrayant. Il nous en reste un sentiment de terreur profonde, et aussi une pitié douloureuse pour ces déshérités des joies terrestres, pour ces condamnés aux ténèbres, qui peinent, halètent, succombent dans ces nuits sépulcrales, et qui jamais ne voient le soleil se coucher aux horizons lointains, ne respirant jamais l’air qui se vivifie aux sources de la vie et de la fécondation universelles » (« Émile Zola et le naturalisme », La France, 11 mars 1885).  Même son de cloche en 1907, dans La 628-E8, à propos du sculpteur Constantin Meunier, enfant du Borinage, « né au milieu d'un pays de travail et de souffrance », élevé «  dans une atmosphère homicide », où il avait « toujours sous les yeux le lugubre spectacle de l'enfer des mines » et « le drame rouge de l'usine », « auprès de quoi le bagne semble presque une douceur ». Mirbeau a évoqué cette terrifiante condition ouvrière dans sa tragédie prolétarienne de 1897, Les Mauvais bergers, où l’usine infernale, « enveloppée de fumées et de bruits », « flambe dans le ciel noir » et « crache des flammes ».

Autre enfer du salariat : la domesticité (un million de domestiques en France, en 1900), dont il est à peine moins ardu de s’extraire, sauf à tomber dans un cercle infernal pire encore : celui de la prostitution qui guette la chambrière Célestine du Journal d’une femme de chambre (voir les notices Domesticité et Prostitution).

 

Au-delà du salariat

 

Par quoi remplacer le système du salariat qui aboutit à ces situations monstrueuses à ses yeux ? Dans Les Mauvais bergers, Mirbeau prête à Jean Roule, le meneur des grévistes, des revendications immédiates, de type syndical et réformiste, qui ne faisaient pas, à cause de leur caractère limité, l’unanimité parmi les anarchiste, mais qui, jugées excessives ou absurdes, n’en faisaient pas moins sourire les belles âmes endimanchées venues assister au poignant spectacle d’ouvriers massacrés par la troupe : « la journée de huit heures sans diminution de salaire » ; « l’assainissement des usines » ; le remplacement du puddlage, qui est un « supplice » mortel ; la surveillance de la qualité de l’alcool, qui est bien souvent « du poison » ; « la fondation d’une bibliothèque ouvrière », car, « si pauvre qu’il soit, un homme ne vit pas que de pain » et « a droit, comme les riches, à de la beauté ». Le dénouement, sanglant à souhait, nous prouve que, pour Mirbeau, ces modestes revendications sont encore beaucoup trop pour le patronat et le gouvernement qui se dit “républicain”, car y céder, ce serait encourager les révoltes futures, et laisser le prolétariat accéder à la culture et à la liberté de l’esprit, ce serait le début de la fin pour la classe dominante... Dans ces conditions, comme il l’avoue lui-même, il n’y a aucune issue à la question sociale : « L’autorité est impuissante. La révolte est impuissante. [...] Le jour où les misérables auront constaté qu’ils ne peuvent s’évader de leur misère, briser le carcan qui les attache, pour toujours, au poteau de la souffrance, le jour où ils n’auront plus l’Espérance, l’opium de l’Espérance... ce jour-là, c’est la destruction, c’est la mort !... »    (« Un mot personnel », Le Journal, 19 décembre 1897). 

          Alors, pourquoi ne pas rêver d’autres relations socio-économiques que celles du salariat ? C’est ce que fait Zola dans un de ses Évangiles, Travail, où Mirbeau voit la « glorification  sublime » et la « magnifique épopée du travail, conquérant, peu à peu, avec toutes les résistances humaines, toutes les forces et toutes les richesses de la nature, pour en faire, non plus le privilège de quelques-uns, mais la jouissance et la propriété de tous !… » Il présente ainsi l’« idéal social » de son ami : « Émile Zola imagine de substituer à ce régime du salariat et de la haine un régime nouveau de liberté et d’amour, c’est-à-dire l’association, pour l’œuvre commune, du capital, du travail et du génie… l’union de toutes les forces créatrices qui furent si mal utilisées, séparément, et qui, par leur fusion intime, loyale, doivent conquérir toute la nature et, avec toute la nature conquise, tout le bonheur !… » Bien sûr, c’est là une utopie. Mirbeau récuse pour autant les critiques de ceux qui se piquent de réalisme, en leur rétorquant que, « en général, nous appelons utopies des choses qui ne sont point encore réalisées et dont notre pauvre et faible esprit ne peut même concevoir la réalisation future ». Certes ! Mais il est assez clair que, les choses, les classes et les hommes étant ce qu’ils sont au tournant du siècle, Mirbeau est sans illusions : cette utopie n’est pas près de jamais se réaliser ! Car elle suppose que, progressivement, les hommes sont tous devenus bons, honnêtes et travailleurs, et que le capital, humanisé, collabore avantageusement avec le travail, jusqu’à « l’apothéose de la petite ville transformée par la joie, réconciliée dans la richesse, sans rien qui puisse, désormais, diviser les hommes, puisque tous ont le même intérêt… et qu’ils peuvent puiser, à pleines mains et à pleines bouches, aux sources de vie !…» (« Travail », loc. cit.). Mirbeau, comme Zola d’ailleurs, sait fort bien qu’il ne s’agit là que d’un beau rêve.

P. M.

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la question sociale », in Intégration et exclusion sociale, Anthropos, 1999, pp. 17-28 ; Pierre Michel, Octave Mirbeau, Henri Barbusse et l’enfer, Société Octave Mirbeau, 2007 ; Octave Mirbeau, « Le Travail et la charité », La France, 20 février 1885 ; Octave Mirbeau, Les Mauvais bergers, Fasquelle, 1898 ; Octave Mirbeau, « Travail », L’Aurore, 14 mai 1901.

 

 

 

 

 

 


TRIPOT

Peu après sa rentrée dans la presse parisienne, pendant l’été 1884, Octave Mirbeau a lancé une offensive contre le danger représenté par les tripots, à un moment où le législateur hésite sur le droit à leur appliquer et où le préfet de police de Paris autorise certaines ouvertures, mais ferme un cercle. Il travaille encore pour le compte du Gaulois monarchiste d’Arthur Meyer, mais les thèmes du futur anarchiste sont déjà bien présents et sa critique des fausses promesses de la République n’est pas de nature à déplaire à son patron.

Dans une société déboussolée où « rien ni personne » n’est « à sa place » et où tous les gouvernements sont d’accord pour « démoraliser les masses » au lieu de « les moraliser »  (« Les Tripots revenus », La France, 28 janvier 1885), Mirbeau voit dans l’extension des tripots, non seulement à Paris, mais aussi dans les campagnes, le symptôme d’« une époque d’irrémédiable décadence » et de « décomposition » morale, « car c’est là que les volontés s’abrutissent, que les consciences se dégradent, que les énergies se domptent et s’avilissent »  (« Le Tripot aux champs », Le Gaulois, 25 août 1884), alors que « nous devrions avoir de plus hautes et plus nécessaires préoccupations que le plaisir » (« Le Jeu à Paris », Le Gaulois , 5 novembre 1884). Dans les grosses maisons parisiennes, où la tricherie est fréquente, y compris dans les maison les plus huppées qui se targuent d’être patronnées par de respectables personnalités du monde ou de la presse, telles que le Cercle de la Presse, ce sont de grosses fortunes « qui s’effondrent » et des « honneurs qui s’écroulent », cependant que, dans les minables cabarets des villages, « le paysan, sur un coup de cartes, risque ses économies, sa vache, son champ, sa maison » : partout, en effet, « il y a des filous qui trichent et des usuriers qui volent, toute une organisation spéciale et qui fonctionne le mieux du monde » (« Le Tripot aux champs »).

Dès lors, que faire ? Le journaliste envisage deux politiques qui auraient le mérite de rompre avec l’incohérence actuelle :

* Ou bien, comme on l’a fait pour la prostitution, on considère la passion du jeu comme impossible à dominer, et il convient alors de la canaliser le moins mal possible en encadrant très strictement les maisons de jeu que l’on tolère et en leur imprimant « un caractère d’infamie » pour bien mettre en garde quiconque s’y aventurerait à ses risques et périls.

* Ou bien, et c’est une solution de beaucoup préférable, on ferme les tripots, où règne  une « exploitation de la passion humaine dans ce qu’elle a de plus repoussant », afin d’essayer d’endiguer cette passion qui gagne de plus en plus les « cerveaux affolés » ; ce serait là une « mesure de salubrité et de protection publiques » (« Le Tripot », Le Gaulois, 13 octobre 1884). Pour Mirbeau, « le tripot est un accident maladif dans la société », et, s’il est vrai « que quelques-uns en vivent, et fort grassement », ce qui importe le plus, c’est qu’« il y en a beaucoup qui en meurent ». Alors que la réouverture des tripots à Paris « exalterait des passions dangereuses et les développerait chez ceux qui jusqu’ici en ont été préservés », il convient de prévenir « toutes les ruines qui en résulteraient » (« Le Jeu à Paris », Le Gaulois , 5 novembre 1884).

La dénonciation du rôle néfaste des tripots et du jeu participe, chez Mirbeau, de la critique de tout ce qui, dans la société bourgeoise, contribue à abrutir et crétiniser les larges masses pour mieux s’assurer de leur docilité.

Voir aussi les notices Jeu, Plaisir et Crétinisation.

P. M.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, « Trottoir et tripot »,  Le Gaulois, 28 février 1882 ; Octave Mirbeau, « Le Tripot aux champs », Le Gaulois, 25 août 1884  ; Octave Mirbeau, « Le Tripot », Le Gaulois, 13 octobre 1884 ; Octave Mirbeau, « Le Tripot », Le Gaulois, 16 octobre 1884 ; Octave Mirbeau, « Le Cercle de la presse », Le Gaulois, 25 octobre 1884 ; Octave Mirbeau, « Le Jeu à Paris », Le Gaulois, 5 novembre 1884 ;  Octave Mirbeau, « Les Tripots revenus », La France , 28 janvier 1885.


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