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LETTRES DE L'INDE

C’est sous ce titre qu’ont été publiés, en 1991, aux éditions de L’Échoppe, à Caen, onze pseudo-lettres prétendument envoyées d’Inde et qui ont été publiées en 1885 en deux temps, dans deux quotidiens supposés sérieux : Le Gaulois, où elles sont signées Nirvana (du 13 février au 22 avril), et Le Journal des débats, où la signature se réduit à N. (le 31 juillet et le 1er août). Le pseudonyme de Nirvana est particulièrement révélateur de l’idéal de sagesse dont rêve Mirbeau à cette époque, où il aspire à parvenir à un état de parfaite quiétude et de total détachement, qui aille au-delà l’ataraxie des stoïciens et des épicuriens. Mais, pas plus que l’abbé Jules, du roman homonyme de 1888, il n’a la moindre chance d’y parvenir, étant beaucoup trop sensible et passionné pour pouvoir être indifférent à quoi que ce soit.

Les Lettres de l’Inde constituent une mystification littéraire, car en réalité Mirbeau n'a jamais mis les pieds en Inde. Et, lorsque paraissent les quatre dernières lettres, où il rapporte une randonnée censée avoir été effectuée dans le Sikkim, les seuls rhododendrons de douze mètres qu’il aperçoive n’ont rien d’himalayen : ce sont ceux qu’il découvre de sa fenêtre, dans sa chaumière normande du Rouvray, près de Laigle (Orne).... Il vient alors d’achever sa mue et entreprend sa rédemption par le verbe en entamant ses grands combats pour son idéal de Justice et de Vérité dans tous les domaines, mais, étant lourdement endetté, il n’en a pas encore fini avec les besognes alimentaires, dont font précisément partie ces pseudo-lettres. Par la même occasion, il a le plaisir de damer le pion à un journaliste mondain qu’il n’apprécie guère, Robert de Bonnières (voir la notice), qui, lui, au même moment part réellement pour l’Inde, mais dont les reportages, fades et anodins, ne paraîtront que bien après ceux de Niirvana.

Travaillant sans vergogne pour un politicien opportuniste, son ami François Deloncle (voir la notice), à des conditions pécuniaires que nous ignorons, Mirbeau y met intelligemment à profit les rapports que celui-ci a adressés à Jules Ferry, alors président du Conseil, lors des missions officieuses qui lui ont été confiées en 1883, en vue d'inciter le gouvernement français à contrecarrer l'expansionnisme britannique. Son rôle de nègre consiste à donner une forme littéraire et à conférer le plus d’écho possible aux recommandations de son commanditaire, dont les rapports sont conservés dans les archives du ministère des Affaires étrangères. Dans les années 1960, ils ont été photocopiés, puis reliés en un volume, par les soins du petit-fils de Deloncle, Michel Habib-Deloncle, alors ministre des Affaires étrangères du général de Gaulle, lequel a accepté aimablement de me les confier pour les besoins de cette édition.

Dans ses lettres, le pseudo-Nirvana fait le récit de son voyage vers l’Inde mystérieuse à bord du Saghalien (dont Mirbeau reprendra le nom dans Le Jardin des supplices). Il fait d’abord escale à Aden, puis fait route vers Ceylan, visite Colombo et Kandy et rend notamment visite à un sage bouddhiste du nom de Sumangala. Puis il gagne Pondichéry, présenté comme le joyau de la colonisation française, avant de se rendre, en train et en sept jours, à Peshavar, aux confins de l’Afghanistan, puis dans l’Himalaya, à Darjeeling, et d’entreprendre la randonnée qu’il évoque dans les dernières lettres. Les lettres VI et VII sont des tentatives de synthèse sur l’Hindou, qui souffre certes de la faim infligée par les Anglais et qui, pour l’heure, se résigne à sa misère, mais qui, grâce au système des castes, finira bien par recouvrer sa liberté, et sur l’Afghan, fanatique et ignorant, qui a su arrêter quatre fois les Anglais et leur préfère les Russes, beaucoup moins brutaux..

Porte-plume de Deloncle, qui est un partisan convaincu des conquêtes coloniales et qui est doublement soucieux d’étendre la domination française et de stopper l’expansion anglaise, Nirvana se plaît à opposer le colonialisme homicide et ethnocide des Anglais à la conquête coloniale française, supposée civilisatrice et respectueuse des hommes et des cultures, notamment à Pondichéry – opposition que l'on retrouve, la même année, dans certaines des Chroniques du Diable. Néanmoins, il est beaucoup moins interventionniste que son commanditaire, qui a élaboré un vaste plan englobant notamment l’annexion rampante du Siam et une espèce de partage de la Perse avec la Russie. Il est difficile de savoir si cette modération du nègre résulte d’un partage des tâches entre un faucon et une colombe, ou bien est due à la libre initiative de Mirbeau, qu’auraient effrayé les projets de son ami. Reste qu’en donnant une image idéalisée du colonialisme français, il contribue, à sa façon, à la mystification colonialiste qu’il combat par ailleurs…

Par-delà la besogne alimentaire et la prostitution idéologique qu'elle implique, Mirbeau y exprime sa fascination pour la civilisation indienne, qui lui a inspiré, en 1885, une douzaine d’articles, dans La France et Le Gaulois. Il en admire en particulier le détachement, qui constitue une force admirable sur laquelle viendront buter les Anglais, et manifeste son intérêt pour le bouddhisme cinghalais, incarné par Sumangala, qui lui apparaît comme une forme de sagesse athée, bien préférable à l’intolérance des chrétiens et au fanatisme des musulmans du Soudan ou d’Afghanistan.

Voir aussi Inde, Colonialisme, Mystification, Deloncle et Bonnières.

P. M.

 

Bibliographie : Ioanna Chatzidimitriou, « Lettres de l’Inde : Fictional Histories as Colonial Discourse », Dalhousie French Studies, Halifax, Canada, n° 84, automne 2008, pp. 13-21  ; Pierre Michel et  Jean-François Nivet, préface des Lettres de l’Inde, L’Échoppe, Caen, 1991, pp. 7-22 ; Pierre Michel,  « Les Mystifications épistolaires d’Octave Mirbeau », Revue de l’Aire, n° 28, décembre 2002, pp. 77-84 ; Christian Petr, L'Inde des romans, Éditions Kailash, Paris-Pondichéry, 1995, pp. 39-47 ; Christian Petr, « L’Être de l’Inde », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, mai 1997, pp. 329-337 ; Jean-Luc Planchais, « Les Tribulations d’un Normand aux Indes », in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Actes du colloque de Cerisy de septembre 2005, Presses de l’Université de Caen, décembre 2007, pp. 35-44.

 

 


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