Familles, amis et connaissances

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Terme
BANSARD, alfred

BANSARD DES BOIS, Alfred (1848–1920) est l’ami et le confident de Mirbeau pendant toute sa jeunesse. Originaire de Bellême, du côté paternel, mais né à Rémalard, il est le fils d’un contrôleur des contributions et le petit-fils d’un médecin de Rémalard, collègue de Ladislas Mirbeau. Après une modeste carrière dans les contributions directes, il se lance dans la politique et il est élu député – républicain – de Bellême en 1881, battant alors l’ancien patron de Mirbeau, Dugué de la Fauconnerie. Battu par son concurrent en 1885 et 1889, il sera de nouveau élu en 1893 et siègera, très discrètement, à la Chambre jusqu’à 1914 et, n 1905, votera contre la loi de Séparation. Il a été aussi longtemps maire de Bellême, où un boulevard porte son nom.

            Enfants et adolescents, Alfred et Octave se sont probablement rencontrés régulièrement à Rémalard, à l’occasion des vacances scolaires. Puis, pendant de nombreuses années, c’est à l’ami Alfred Bansard que le jeune Mirbeau s’est confié par lettres, puisque les études, d’abord, des carrières professionnelles différentes, ensuite, les ont éloignés géographiquement l’un de l’autre. Mais beaucoup plus que des confidences sur ses chastes amours ou sur l’ennui mortifère du cercueil notarial de Me Robbe, ou des récriminations contre l’étroitesse de la vie provinciale, les frustrations sexuelles qu’entraînent la promiscuité et l’apartheid social, ou encore les bondieuseries dignes de Charenton, ses missives apparaissent comme de véritables essais littéraires. Mirbeau s’entraîne et fait brillamment ses gammes. Tout ce qu’il observe, entend ou ressent lui sert de prétexte à des développements superbement enlevés, souvent spirituels et cocasses, destinés sans doute à faire rire ou sourire son correspondant, et peut-être aussi à l’impressionner, mais surtout à faire ses preuves de jeune maître de la phrase. Tout est transmué en littérature, et les poses romantiques adoptées parfois donnent l’impression de n’être qu’un jeu. Son humour, son ironie, son style étincelant font merveille et contrastent avantageusement avec le brouillon de quelques laborieuses réponses d’Alfred, qui a probablement essayé, sans y parvenir, de rivaliser d’esprit avec son ami. À l’extrême, on est en droit de se demander si Alfred lui-même n’est pas autre chose, pour le jeune Octave, Rastignac doublé d’une Emma Bovary, qu’un prétexte commode, qu’une utilité transparente, tels les confidents de tragédie, pour pouvoir jeter sur le papier les phrases qui bouillonnent en lui et ont besoin d’un lecteur capable d’en jouir.

La guerre de 1870 va les séparer définitivement et, hors une banale lettre de condoléances, mettre un terme à ces échanges épistolaires inégaux. Comme si cette amitié de jeunesse n’avait été que superficielle et occasionnelle. Comme si Mirbeau, lancé dans la vie parisienne et dans une ambitieuse carrière journalistique et littéraire, n’avait plus le moindre besoin de cet ancien compagnon égaré en politique.

            Les Lettres de Mirbeau à Alfred Bansard ont été publiées une première fois aux Éditions du Limon, en 1989, puis insérées en 2003 dans le premier volume de la Correspondance générale de Mirbeau, parue à l’Âge d’Homme. 

P. M.

Bibliographie : Alexandre Lévy, « Mirbeau épistolier : Lettres à Alfred Bansard des Bois », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 33-45 (sites Internet http://mirbeau.asso.fr/darticlesfrancais/Levy-bansard.pdf ; Pierre Michel, préface des Lettres à Alfred Bansard, Éditions du Limon, 1989, pp. 9-32 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau de Rémalard », Colloque Octave Mirbeau, Actes du colloque du Prieuré Saint-Michel de Crouttes, Éditions du Demi-Cercle, 1994, pp. 19-34.

 


BANVILLE, théodore de

BANVILLE , Théodore de (1823-1891), poète funambulesque et critique littéraire. D’inspiration romantique à ses débuts, il a ensuite évolué vers l’Art pour l’Art du Parnasse et s’est spécialisé dans les acrobaties rythmiques, afin d’exploiter au mieux la richesse de la langue et de se débarrasser de la sensiblerie à la mode : Odes funambulesques (1857), Les Exilés (1867), Trente-six ballades (1873). Il a aussi composé des contes (Contes héroïques, Contes pour les femmes, Madame Robert), une comédie médiévale, Gringoire (1866), qui a connu un vif succès, et un Petit traité de poésie française (1872). Il a collaboré au National, à La République des Lettres, à La Vie moderne, au Gil Blas, à L’Écho de Paris et au Supplément littéraire du Figaro, et a exercé une certaine influence sur la vie littéraire de son temps. Il a aussi hébergé un temps Arthur Rimbaud (novembre 1871) et réédité Les Fleurs du mal.

            Entre Mirbeau et celui qu’il appelait « le poète à la lyre d’or et aux couleurs de rose », les relations ont été fort rares et les échanges épistolaires des plus restreints. Mirbeau était peu sensible à la poésie en général, et à celle de Banville en particulier, mais il avait de l’estime pour l’homme et pour le conteur. Quand Banville lui a adressé une chaleureuse lettre de félicitations pour L’Abbé Jules, il en a été fort touché et très reconnaissant : « Vous êtes, dans mon esprit, parmi les cinq ou six artistes dont j'attendais le jugement avec impatience. [...] Votre modestie m’oblige à vous dire que je vous  tiens pour un écrivain de la grande et fière race, et j’ai compris, tout de suite, avec quelques articles de vous, vos aspirations de poète, et votre caractère d’homme. [...] Je vous remercie avec émotion de votre lettre. Elle a, pour moi, un prix énorme, car je sens que tous les deux, nous sommes ravagés par le même mal, abominable et délicieux, qui est ce que j’appelle le Kyste d’art. »   

P. M.

 

            Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau s’explique sur L’Abbé Jules », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 191-196.


BARBUSSE, henri

BARBUSSE, Henri (1873-1935), journaliste et écrivain français, qui a épousé une des filles de Catulle Mendès. Il a commencé par un recueil de poésies, Pleureuses (1895), mais c’est son premier roman, d’une inspiration tout à fait mirbellienne, L’Enfer (1908), qui l’a fait connaître. Mobilisé en 1914, il a été envoyé au front malgré son âge et a tiré de cette terrifiante expérience la matière de son œuvre la plus célèbre, Le Feu, qui donne une image très réaliste et démystificatrice de la guerre et qui a obtenu le prix Goncourt en décembre 1916. Rallié au Parti Communiste au lendemain de la Guerre, il a fondé et présidé l’Association républicaine des anciens combattants, fondé la revue Monde et animé la revue Clarté.

Il ne semble pas que Mirbeau et Barbusse se soient fréquentés. Mais il est peu probable qu’ils ne se soient jamais rencontrés, ne serait-ce que par le truchement de Catulle Mendès. Toujours est-il que Barbusse a rendu compte des Mauvais bergers dans la Revue du Palais, en février 1898, et que, dix ans plus tard, il a adressé L’Enfer à son aîné. Or, chose curieuse, malgré l’inspiration commune, Mirbeau n’a pas voté pour L’Enfer, pour le prix Goncourt 1908, parce qu’il savait que Barbusse était financièrement à l’aise, et, paradoxalement, il a, sans le savoir, voté par correspondance pour le richissime Valery Larbaud, auteur anonyme des Poèmes par un riche amateur... En décembre 1916, alors qu’il est très malade  et incapable d’écrire, il vote, de nouveau par correspondance, pour Le Feu de Barbusse. L’engagement communiste de Barbusse, devenu sur le tard l’apologiste de Staline, a évolué dans une direction que n’eût pas approuvée Mirbeau. Mais le noir pessimisme existentiel et social de L’Enfer, titre symbolique de la monstrueuse condition infligée à l’homme, et le refus de toute composition arbitraire pour laisser défiler des personnages emblématiques dans une chambre d’hôtel, dénotent indéniablement une influence de l’auteur des 21 jours d’un neurasthénique.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, Octave Mirbeau, Henri Barbusse et l’enfer, Société Octave Mirbeau, 2006 ; Pierre Michel,  « L’Enfer, selon Mirbeau et Barbusse », in Actes du colloque de Cerisy Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Presses de l’Université de Caen, 2007, pp. 45-56.

 


BARRES, maurice

BARRÈS, Maurice (1862-1923), romancier et politicien lorrain, d’inspiration aristocratique, individualiste et nationaliste. Ancien député boulangiste de Nancy, il a commencé sa carrière littéraire en pratiquant le « culte du moi » et en développant à sa façon l’égotisme stendhalien, visant à multiplier les jouissances par l’analyse intellectuelle qu’on en fait. Son individualisme a fait croire un temps qu’il était proche des anarchistes. Mais il a vite évolué vers le nationalisme et le culte de la terre et des morts, et s’est fait « professeur d’énergie » : viscéralement et intellectuellement « patriote » et revanchard,  il a été vigoureusement anti-dreyfusard, alors que Léon Blum était allé naïvement le solliciter au début de l’Affaire. Parmi ses œuvres,  Sous l’œil des barbares (1888), Un homme libre (1889), Le Jardin de Bérénice,(1891), apprécié par Mirbeau, L’Ennemi des lois (1893), Du sang, de la volupté et de la mort (1894), et, plus tard, Les Déracinés (1897), Colette Baudoche (1909) et La Colline inspirée (1913).

Mirbeau a longtemps manifesté de l’admiration pour Barrès, malgré leur éloignement politique, appréciant en lui « un dandysme spirituel », « une âme particulière d’artiste » et « des habitudes d’élégance intellectuelle, des raffinements d’idées, qui risquent fort de rester incompris, ridiculisés même, pour l’unique raison qu’ils seront originaux et curieux ». Même après l’affaire Dreyfus, il a continué d’admirer son style. Mais il a toujours déploré qu’il se soit amoindri, voire avili,  en entrant en politique et en devenant député. En 1905, pour l’obliger à dévoiler sa belle âme, il lui a proposé, par lettre, de signer la pétition pour Gorki emprisonné, dont il avait pris l’initiative :  le refus de Barrès, dans une lettre que Mirbeau montrait à ses amis pour mieux discréditer son auteur, les a définitivement éloignés. Cela n’a toutefois pas empêché Barrès d’offrir un exemplaire de Les Bastions de l’Est (1905), dédicacé « À Octave Mirbeau / hommage de son admirateur littéraire / Maurice Barrès ».

P. M.

 

Bibliographie : « Octave Mirbeau, « Rêverie », Le Figaro, 21 octobre 1889.


BARTET, julia

BARTET, Julia (1854-1941), née Jeanne Julie Regnault, célèbre actrice française, surnommée « la Divine ». Entrée au Conservatoire en 1871, elle a débuté dans L’Arlésienne en 1872 et joué dans des pièces de Victorien Sardou et Gondinet, avant d’être admise à la Comédie-Française en 1879 (elle ne la quittera qu’en 1919). Elle y a interprété un très grand nombre de premiers rôles féminins, dans les pièces du répertoire classique, notamment dans le rôle de Bérénice, qu’elle a tenu pendant trente ans, aussi bien que dans des créations d’œuvres contemporaines (Dumas fils, Hervieu, Lavedan, Bernstein et Mirbeau).

Avant même de faire sa connaissance et de nouer tardivement amitié avec elle, Mirbeau avait admiré l’actrice et, en 1885, avait timidement et anonymement déposé dans sa loge un bouquet de fleurs à la fin de la représentation de Denise, d’Alexandre Dumas fils. En 1901, alors qu’il vient à peine d’en finir avec la première mouture de Les affaires sont les affaires, il songe à elle, avec enthousiasme, pour le rôle de Germaine Lechat, proposition qui n’aura pas de suite. En revanche, c’est bien Julia Bartet qui incarnera Thérèse Courtin dans Le Foyer en 1908, après s’être montrée très enthousiaste du rôle et avoir soutenu le dramaturge dans son combat contre Jules Claretie, l’administrateur de la Comédie-Française.

P. M.


BASTIEN-LEPAGE, jules

BASTIEN-LEPAGE, Jules (1848-1884), peintre français d’inspiration naturaliste. Surnuméraire à la Poste, il a été reçu à l’École des Beaux-Arts et a fréquenté l’atelier de Cabanel (voir ce nom). Pour vivre, il  dû d’abord dessiner pour des réclames. Du fait de sa formation académique, il a été souvent considéré comme l’antithèse de l’impressionnisme, bien qu’il ait subi, sur le tard, son influence superficielle, histoire de se mettre au goût du jour en en affadissant les nouveautés. Il a été souvent surestimé, parce que beaucoup voyaient en lui un exemple d’équilibre entre le classicisme et la peinture nouvelle. Parmi ses toiles les plus célèbres, outre des portraits (de son grand-père, du prince de Galles, de Juliette Drouet et de Sarah Bernhardt) et des scènes religieuses (Annonciation aux bergers, 1875, qui lui vaut un second prix de Rome) on trouve surtout des scènes de la vie paysanne peintes sur le motif, en plein air : Au printemps (1873), Les Foins (Musée d’Orsay, 1878), Les Ramasseuses de pommes de terre, Amoureux au village, et La Faneuse au repos (1881). Il est mort de la tuberculose en décembre 1884 et c’est Auguste Rodin qui a été chargé de réaliser, à Damvillers (Meuse), où il est né, le monument  érigé à sa mémoire. 

Mirbeau a consacré deux articles à Bastien-Lepage. Dans le premier, paru au lendemain de sa mort, le 13 décembre 1884, il reconnaît en lui, non pas, certes, un « grand peintre », mais du moins « un sincère et un convaincu, un honnête homme et un brave cœur », « un exemple de haute probité », « un chercheur inquiet, un passionné du vrai », qui a été confronté aux « amertumes de la vie » et à l’ingratitude des hommes. Son « talent » est « très réel », mais limité par les œillères de son réalisme : il « rendait ce qu’il voyait exactement, sans passion, sans enthousiasme, sans élan » et « rapetissait » la vie « en des scènes, souvent charmantes », mais anecdotiques, chargées de détails insignifiants et qui « rétrécissaient son horizon ». Dans la seconde chronique, rédigée à l’occasion d’une exposition rétrospective, le 21 mars 1885, il continue de déplorer qu’on rende un mauvais service au peintre défunt en surestimant son talent et, tout en le jugeant supérieur à Meissonier (voir ce mot), et en rendant de nouveau  hommage  à ce « très sincère artiste », il termine par cette formule lapidaire et définitive : « Un peintre qui n’a été qu’un peintre ne sera jamais que la moitié d’un artiste. »

P. M.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, « Bastien-Lepage », La France, 13 décembre 1884 ; Octave Mirbeau, « Bastien-Lepage », La France,  21 mars 1885.

 

 


BAUDELAIRE, charles

BAUDELAIRE, Charles (1821-1867), célèbre poète et critique d’art, qui a fait la transition entre le romantisme et le symbolisme et qui a exercé une influence considérable sur tout le deuxième dix-neuvième siècle, non seulement sur toute la génération de poètes symbolistes et décadents, qui s’est réclamée de lui, mais aussi sur des écrivains matérialistes tels que Mirbeau, qui l’admirait vivement et a fait siens les principes de sa critique d’art. Publié en 1857, son recueil de poèmes, au titre provocateur autant que programmatique, Les Fleurs du mal, lui valut d’être condamné par la “Justice” impériale à une amende et à la suppression de six poèmes jugés contraires à la « morale publique », alors qu’il se réclamait du catholicisme, que sa philosophie sous-jacente était explicitement platonicienne (voir surtout « L’Albatros », « Élévation », « Correspondances » et « La Vie antérieure »),  et que son inspiration était nettement spiritualiste (voir par exemple « La Charogne »). Ses principaux articles de critique artistiques et littéraire sont le Salon de 1846, le Salon de 1859 et L’Art romantique, où il exprime notamment son admiration pour Eugène Delacroix et Constantin Guys, en qui il voit « le peintre de la vie moderne ». Après sa mort prématurée, ont paru les Petits poèmes en prose, connus aussi sous le titre de Le Spleen de Paris. Baudelaire a également traduit et fait connaître en France les Contes fantastiques d’Edgar Poe et Les Aventures d’Arthur Gordon Pym.

Quoique peu porté sur la poésie, Mirbeau a toujours manifesté son admiration pour « le plus profond des poètes », auquel il a notamment voulu rendre hommage en acceptant de faire partie du comité chargé de lui ériger un monument (La Plume, le 15 août 1892). Il fait explicitement référence au Spleen de Paris dans ses Petits poèmes parisiens de 1882 et, dans Le Jardin des supplices (1899), il revisite à sa façon Les Fleurs du mal. Il doit à son grand aîné son analyse du spleen, qu'il appelle « névrose », « mal du siècle » ou « neurasthénie » ; il développe dans toute son œuvre la même conception du plaisir, qui est indissolublement lié à la mort, et dont « le fouet » met en branle le « bétail ahuri des humains » ; il fait siens les objectifs de sa critique d'art – qui, selon Baudelaire, « doit être partiale, passionnée, politique » ; et surtout nombre de ses critères esthétiques dérivent directement des articles recueillis dans L'Art romantique : l'artiste est, pour lui comme pour Baudelaire, « un être d'exception », « privilégié par la qualité de ses jouissances », et qui, au terme d'une douloureuse ascèse, s'arrache aux pesanteurs de son conditionnement socioculturel et « voit, découvre, comprend, dans l'infini frémissement de la vie, des choses que les autres ne verront, ne découvriront, ne comprendront jamais » (« Le Chemin de la croix », Le Figaro, 16 janvier 1888) ; son hypersensibilité, préservée depuis l'enfance, est une source perpétuelle d'« émerveillements » et d' « émotions » – mais aussi de souffrances –, qu'il lui appartient de faire partager par la « magie » des mots, des formes et des couleurs ; au lieu de se contenter de la surface des choses, il pénètre jusqu'à leur « beauté cachée », jusqu'à leur « mystère », leur « âme », leur « essence », par-delà leurs « apparences », et il en révèle les  secrètes analogies (les « correspondances » verticales de Baudelaire) ; l'œuvre d'art est personnelle et subjective et reflète le tempérament de l'artiste, sa vision unique des choses, reconnaissable entre toutes,  c'est « la nature réfléchie par un artiste », de sorte que, selon la formule de Baudelaire, elle « contient à la fois l'objet et le sujet, le monde extérieur à l'artiste et l'artiste lui-même », car, selon Mirbeau, « la Nature n'est visible, elle n'est palpable, elle n'existe réellement qu'autant que nous faisons passer en elle notre personnalité, que nous l'animons, que nous la gonflons de notre passion » (« La Nature et l'art », Le Gaulois, 29 juin 1886) ; l'artiste, qui se sert de la nature comme d'« un dictionnaire », selon la formule baudelairienne, associe dans son œuvre les « matériaux » qu'elle lui fournit et s'emploie à « les mettre en ordre », pour les « faire passer de la nature transitoire dans la convention de l'art éternisé » (« Le Salon du Champ-de-Mars », Le Figaro, 6 mai 1892).

Ce qui est surprenant, dans ces convergences entre Baudelaire et Mirbeau, c'est que leurs présupposés philosophiques sont radicalement opposés : le premier est un idéaliste, un spiritualiste, et se rattache, par-delà Swedenborg, à la tradition platonicienne ; le second, fils des Lumières et voltairien impénitent, est un réaliste, au sens philosophique du terme, et un athée convaincu, qui appelle de ses vœux un enseignement rationaliste et matérialiste, libéré des séquelles du spiritualisme et des « fantômes religieux », poisons mortels pour l'esprit. Il est donc clair que Mirbeau a laïcisé l'esthétique baudelairienne :  quand il parle de « l'essence des choses », il ne se réfère aucunement aux Idées platoniciennes, mais, plus prosaïquement, il veut signifier leur nature profonde, qui échappe aux regards du commun des mortels, dûment crétinisés, et qui, pour être perçue, exige l'œil pénétrant de l'artiste, débarrassé des verres déformants du conditionnement.

P. M.


BAUER, henry

BAUËR, Henry (1851-1915), journaliste et auteur dramatique, était le fils naturel d’Alexandre Dumas père. Déporté en Nouvelle-Calédonie pour sa participation à la Commune, il n’est rentré en France qu’en 1880. Bien payé, il a abondamment chroniqué dans les grands journaux de l’époque, notamment L’Écho de Paris, où il a perdu sa place à cause de l’affaire Dreyfus, puis Le Journal, adoptant souvent des positions voisines de celles de Mirbeau. Il est l’auteur d’un roman, La Comédienne (1889). Malgré ses dimensions imposantes, voire éléphantesques, il a pratiqué la bicyclette, qu’il a baptisée « la petite reine ».

Il y a, dans les rapports entre Mirbeau et Bauër, un aspect curieux : c’est que Mirbeau, pendant longtemps, ne l’aimait pas du tout et le méprisait, lors même que Bauër défendait, sur des tas de sujets, littéraires, sociaux et éthiques, des points de vue qui auraient pu être les siens ; de surcroît Bauër avait applaudi Les Grimaces en 1883, leur apportant du même coup une précieuse caution de gauche. À l’instar de Marcel Schwob, il lui reprochait apparemment son hypertrophie du moi, sa perpétuelle autosatisfaction et son paternalisme plein de vanité dans son comportement à l’égard des jeunes écrivains qu’il entendait promouvoir. Les deux hommes ont failli se battre en duel, en 1892, mais ils se sont réconciliés à l’occasion de l’affaire Dreyfus, et Bauër est venu, à la demande de Mirbeau, lui prêter main-forte lors de la vente du mobilier de Zola, en octobre 1898.

P. M.


BAUQUENNE, alain

BAUQUENNE, Alain, est le pseudonyme d’un certain André Bertéra, né en 1853, dont nous ne savons rien, si ce n’est qu’il a publié en 1880, chez Ollendorff, un roman intitulé L'Amoureuse de Maître Wilhelm et qui ne semble pas être de la main d’Octave Mirbeau (mais l’étude reste à faire). Car il se trouve que, pendant plusieurs années, Mirbeau a fait le “nègre” pour ce Bertéra, lequel a publié, sous le pseudonyme d’Alain Bauquenne, et toujours chez Ollendorff, six volumes qui, par leur style et leur imaginaire autant que par les thèmes traités et la vision du monde et de la société qui s’en dégage, sont du pur Mirbeau : trois recueils de nouvelles (Ménages parisiens, 1883, Noces parisiennes, 1883, et Amours cocasses, 1885, les deux derniers republiés en 1995 chez Nizet, en un seul volume) ; et  trois romans, qui ont été réédités en annexe de l’Œuvre romanesque de Mirbeau et ont ensuite été mis en ligne par les Éditions du Boucher : L’Écuyère (1882), La Maréchale (1883) et La Belle Madame Le Vassart (1884), remake de La Curée, de Zola.

Le nom d’Alain Bauquenne est totalement inconnu par ailleurs, et c’est  Otto Lorenz qui, dans son Catalogue de la librairie française de 1885, précise curieusement, contre tous les usages, qu'il est, outre celui d'André Bertéra, le « Pseudonyme de M...... » La mention de ce M suivi de six points ne manque pas d’étonner, car en principe les “nègres” ne sont pas supposés connus et aucune mention n’est jamais faite de leur participation à une œuvre parue sous un autre nom, fût-ce celui d’un négrier connu comme tel. Autre étrangeté : il se trouve que le même pseudonyme de Bauquenne sert à la fois à (mal) camoufler le “nègre” et le négrier, André Bertéra, comme si, au lieu de profiter d’une notoriété certes usurpée, mais légalement acquise moyennant phynances, celui-ci préférait tenir honteusement cachée une paternité qui lui pèse ! Force nous est de conclure qu’en l’occurrence le secret habituel en ce genre d’affaires a été fort mal gardé et que la mèche a bel et bien été vendue, sans quoi ce genre de fuite n’aurait pas été possible. Probablement par le romancier lui-même qui, se voyant dépouillé par contrat de tout droit sur son œuvre, rageait sans doute de ne pouvoir proclamer sa paternité frustrée sur des volumes dont il connaissait mieux que personne la valeur, à l’instar du personnage, nommé Jacques Sorel, d’un des premiers contes parus sous le nom de  Mirbeau en 1882, « Un raté » : « Je voudrais aujourd’hui reprendre mon bien ; je voudrais crier : “Mais ces vers sont à moi ; ce roman publié sous le nom de X… est à moi ; cette comédie est à moi.” On m’accuserait d’être un fou ou un voleur. » Un fou qui se prendrait pour Victor Hugo, Balzac ou Molière. Un voleur qui tenterait abusivement de récupérer un bien qu’il a pourtant vendu en bonne et due forme en échange d’espèces sonnantes et sur lequel il n’a donc pas plus de droit que l’ouvrier d’une usine Renault sur la Clio qu’il a contribué à fabriquer moyennant salaire.

Ne connaissant pas le contrat de négritude qui a été signé par les deux parties (un seul contrat de ce type est parvenu jusqu’à nous et concerne Xavier de Montépin), nous ignorons quels en ont été les termes, ni quelles exigences a pu manifester le commanditaire. Mais, pour tous les romans et recueils parus sous la même signature, il y a fort à parier que le romancier a bénéficié de la plus grande latitude, tant les thèmes qu’il y traite lui tiennent à cœur, et tant l’écriture est caractéristique de sa manière.

Voir aussi les notices Négritude, Raté, Domesticité, Prostitution, Conte, Roman, Amours cocasses, Noces parisiennes, L’Écuyère, La Maréchale et La Belle Madame Le Vassart.

P. M.

 

Bibliographie : Sándor Kálai,  « Sous le signe de Phèdre : La Belle Madame Le Vassart et La Curée », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003, pp. 12-30 ; Pierre Michel, préface d'Amours cocasses, Nizet, 1995, pp. 7-13 ; Pierre Michel, « L’Écuyère : tragédie et pourriture », introduction à L’Écuyère, Éditions du Boucher, 2004, pp. 3-21 ; Pierre Michel, « La Maréchale : au-delà d’Alphonse Daudet », introduction à La Maréchale, Éditions du Boucher, 2004, pp. 3-15 ; Pierre, Michel, « La Belle Madame Le Vassart, ou Zola revisité , introduction à La Belle Madame Le Vassart, Éditions du Boucher, 2004, pp. 3-27 ; Pierre Michel,  « Quelques réflexions sur la “négritude” », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 4-34 ; Arnaud Vareille, « Amours cocasses et Noces parisiennes : la légèreté est-elle soluble dans l’amour ? », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 34-52 ; Robert Ziegler, « Pseudonyme, agression et jeu dans La Maréchale », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 4-16

 

 


BECQUE, henry

BECQUE, Henry (1837-1899), auteur dramatique, dont la production est restreinte et qui est passé du romantisme à une forme de réalisme. Il est l’auteur d’un vaudeville, L’Enfant prodigue (1868), de Michel Pauper, drame social encore passablement mélodramatique, de La Navette (1878), des Honnêtes femmes (1880), et surtout des Corbeaux (1882), forte pièce qui, par certains aspects, préfigure Les affaires sont les affaires, et de La Parisienne (1885), comédie dont le thème a fait scandale. Il a publié ses chroniques théâtrales sous la forme de Souvenirs d'un auteur dramatique (1895) et laissé une pièce inachevée, Les Polichinelles. Son Théâtre complet a paru en 1890 chez Charpentier.

Mirbeau a été l’ami et l’admirateur de Becque, dont il a signé l’acte de décès, et il lui a consacré plusieurs articles très élogieux, notamment « Entr’actes »  (Gil Blas, 28 décembre 1886), « Henry Becque » (Le Figaro, 29 novembre 1890), « Ça les embête ! » (Le Figaro, 1er décembre 1890) et « L'Idée de M. Henry Becque » (Le Figaro, 22 décembre 1890). Son propre théâtre s’est inscrit dans la continuité de celui de Becque, et les qualités qu’il loue chez son ami sont celles-là mêmes qui brilleront dans ses comédies à venir : la profondeur de l’observation – souvent appelée « rosserie » –, la vérité de la langue, le refus de céder aux conventions théâtrales en vigueur et, en particulier, de proposer des dénouements consolants, « la science approfondie de son art, la connaissance de l’homme, l’intelligence lumineuse de la vie, le style concis, nerveux, éloquent » (« Henry Becque », loc. cit.). Il voit en Becque un éveilleur de conscience comme il tente lui-même de l’être : « M. Becque a des mots terribles, des motifs qui troublent, qui vous forcent à penser, à réfléchir, qui ouvrent, tout d’un coup, sur les caractères des gouffres abominables. […] Il a des raccourcis qui terrifient, des sensations impitoyables sur les êtres et sur les choses, il nous oblige à descendre avec lui dans le mystère de la vie profonde. […] On dirait que M. Becque a été invité à dîner chez l’humanité, que celle-ci lui a confié bien des secrets et qu’il les raconte au public » (« Entr’actes », loc. cit.). 

Dès 1883, Mirbeau loue Henry Becque d’avoir « eu l’honneur d’une chute à la Comédie-Française parce que son drame, Les Corbeaux, était trop supérieur au public, et qu’en parlant la langue implacable de la vérité, il avait troublé les femmes dans leur névrose et les hommes dans leur ahurissement » (« Tourgueneff », Les Grimaces, 8 septembre 1883). D’emblée il relève un décalage, voire un abîme, qui ne fera que se confirmer, entre les exigences d’un public avachi et d’une critique tardigrade, qui ne cherchent qu’un vulgaire divertissement compatible avec de bonnes digestions, et un théâtre fait d’observation sur l’homme et sur la société et qui dévoile des vérités désagréables à entendre. D’où les échecs répétés des deux chefs-d’œuvre de Becque, « le seul, parmi les auteurs dramatiques de ce temps, qui ait donné à ses pièces des vibrations de vie profonde, à ses personnages des accents terribles d’humanité » (« Le Public et le théâtre », Le Gaulois, 20 avril 1887). Bien sûr, force est de reconnaître que Les Corbeaux est une « âpre, tragique et précise évocation de l’âme bourgeoise » et La Parisienne une pièce d’« une admirable simplicité » et d’« une observation  profonde, si juste, si amère de la vie ». Mais, note Mirbeau avec ironie, « il s’y mêle un peu trop d’amertume au rire et la digestion de la critique en est incommodée » : décidément, « M. Becque n’a pas le secret de verser le baume des consolations sur le cœur endolori de la critique » (« Auteurs et critiques », 9 février 1885)... Aussi son ami et défenseur pourfend-il la critique misonéiste incarnée par « l’éminent bafouilleur du Temps », Francisque Sarcey, et approuve-t-il « l’idée » de Becque de porter plainte contre lui pour préjudice matériel et moral.

P. M.

 

Bibliographie : Philippe Baron, « Les Corbeaux, d’Henry Becque, et Les affaires sont les affaires, d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 199-210.


BERAUD, jean

BÉRAUD, Jean (1849-1936), peintre français. Élève de Léon Bonnat, il a commencé à exposer au Salon en 1872. Ami de Manet, il s’est inspiré de l’impressionnisme, mais superficiellement, et a tenté une forme de compromis avec l’académisme de sa formation. Il est surtout connu comme le peintre de la vie quotidienne à Paris, dont il a abondamment peint les rues (les Champs-Élysées, le boulevard des Capucines, le boulevard Saint-Denis), les cafés (Au café, Au bistro, La Lettre), le Mont-de-Piété, les théâtres (Les Variétés), et divers autres lieux de plaisir (La Pâtisserie Gloppe, Femmes patinant). Il a aussi réalisé un très grand nombre de portraits (La Pierrette, Armand Silvestre). Sur le tard, il a produit de nombreuses toiles religieuses, mais en les mettant à la sauce moderne, avec des personnages en habit et dans un décor parisien, ce qui a suscité bien des réticences, ainsi que l’ironie de Mirbeau : La Madeleine chez le pharisien (1891), Descente de croix (1892), etc. Proust lui a emprunté quelques traits pour son personnage d’Elstir.

Dans son « Salon » de 1876, signé Émile Hervet, Mirbeau est plutôt louangeur pour Retour de l’enterrement, première toile de Béraud à connaître le succès, qu’il qualifie, en dépit d’une réserve, de « très bon petit tableau » (L’Ordre de Paris, 21 juin 1876). Mais six ans plus tard, dans le Salon de 1882, signé Demiton, il accuse Béraud de copier De Nittis dans sa toile de l’Arc de Triomphe, au point d’être pris de « vertige » et d’en être « tombé », et il trouve son Monologue de Coquelin « sec, sec, sec ». Il ne cessera plus désormais de dauber sur son compte. En 1885, il le présente en ces termes rédhibitoires : « Jean Béraud. – Articles de Paris, poupées mécaniques, polichinelles articulés. Demandez le jouet de l’année » (« Aquarellistes français », 7 février 1885). Trois mois plus tard, il exécute sa toile du Salon, Les Fous : « C’est lourd et sec, sans originalité, sans cette perversité  curieuse et spéciale des lumières parisiennes. Il manque de verve, de hardiesse, de subtilité, et surtout de flair, de ce flair qui s’aiguise par un continuel éveil de la pensée » (« Le Salon IV », La France, 17 mai 1885). En 1892, particulièrement irrité de ce que le jury du Salon du Champ-de-Mars ait refusé Le Christ aux outrages, de Henry de Groux, sur les « injonctions de M. Béraud », sous prétexte que l’originalité de la toile compromettrait la bonne tenue du Salon, Mirbeau tournera en dérision les toiles religieuses, « comédie sinistre » et « exécrable peinture », du responsable de cet interdit aberrant : « M. Béraud ne semblait pas, par son œuvre antérieure, voué à se constituer le pictural historiographe de la vie de Notre Seigneur ni de sa mort. Le fait est que de peindre de petites poupées en bois, des scènes de brasseries, des paysages urbains, d’une utilité contestable et d’une nullité avérée, cela le préparait mal à de si augustes entreprises. » Mais, comme « le goût du Christ vint à Béraud », le voilà qu’il « s’instaure le grand spécialiste de la Passion, le seul et unique christographe pour salons et clubs, se réservant d’accommoder le fils de Dieu au goût du jour, de le mener, comme un grand-duc, d’un cabinet de chez Bignon au Chat Noir »  (« Le Salon du Champ-de-Mars II », Le Figaro, 9 mai 1892). Les années suivantes, Mirbeau évoque « les imaginations mort-nées de M. Béraud », qui  « ravigote ses mysticités de ce fameux accent parisien ». Mais c’est en 1901 qu’il l’achève, en donnant la parole au Christ, qui proteste énergiquement contre les odieux traitements que lui inflige le peintre, dans une prosopopée du plus haut comique : « Mon père, éloignez de moi ce Béraud... [...] Qu’est-ce que j’ai fait à ce Béraud, mon dieu ?... Pourquoi s’acharne-t-il sur moi avec une si persistante férocité ? Que ce Béraud peigne des petites femmes nues ou décolletées, dans des tableaux à réhabiliter toutes les chromolithographies de la terre, je n’ai rien à y voir... Mais moi ? Est-ce que cela le regarde, ce Béraud si parisien ? [...] Si, avant de commencer mon sacrifice pour le rachat des hommes, j’avais pu supposer que, deux mille ans plus tard,  je serais peint, repeint et surpeint par ce Béraud... ma foi !... je t’avoue que j’y eusse renoncé... Car enfin c’est intolérable ! » (« Le Christ proteste », Le Journal, 28 avril 1901).

P. M.

 

 

 


BERGERAT, émile

BERGERAT, Émile (1845-1923), écrivain polyvalent, poète et pamphlétaire, doté d’humour et de fantaisie. Il était le gendre de Théophile Gautier depuis 1872. Entré au Journal officiel en 1874, il y a tenu la rubrique artistique, avant de prendre la direction de La Vie moderne jusqu’en 1880. Il a été avant tout chroniqueur de journal, signant L’Homme masqué dans le Voltaire, puis Caliban dans Le Figaro, et collaborant enfin au Journal. Honorablement connu comme poète (Poèmes de la guerre, 1871, Enguerrande, 1884), il a connu, en tant qu’auteur dramatique, de multiples fours et déconvenues diverses, qui ont alimenté sa verve caustique : La Nuit bergamasque, Myrane, Premier baiser, Le Capitaine Fracasse etc. Il a aussi publié des romans (Le Viol, 1886, Le Petit Moreau, 1887), peu appréciés par Mirbeau, et les tardifs Souvenirs d’un enfant de Paris, en quatre volumes (1911-1913).

Bergerat était un des très rares amis que Mirbeau tutoyât, pour l’avoir fréquenté au cours de ses années de bohème. Ils avaient en commun le goût de la dérision, la fantaisie et l’humour, ainsi que quelques haines tenaces, et Octave appréciait souvent ce qu’écrivait son confrère chroniqueur. Il semble même que cette fraternité littéraire les ait incités à envisager un temps, en 1885, de reprendre de conserve Les Grimaces. Bien que peu sensible à la poésie, Mirbeau a rendu compte élogieusement d’Enguerrande dans « Le Rêve » (Le Gaulois, 3 novembre 1884).  Mais il est probable que la camaraderie y a plus de part que la sincérité, et la publication du poème de son ami a surtout été pour lui une nouvelle occasion de stigmatiser le naturalisme. Pas du tout aveuglé par l’amitié, il jetait un œil critique sur les romans de Bergerat, et ce n’est que sur sa très vive insistance qu’il a fini par accepter d’écrire sur lui un nouvel article de pure complaisance, qui lui a beaucoup coûté et que Magnard, le directeur du Figaro, a eu la délicatesse de refuser. Il a alors paru au Gil Blas, le 12 avril 1889, sous la forme d’une lettre ouverte « À M. Émile Bergerat ».

P. M.


BERNARD, émile

BERNARD, Émile (1868-1941), peintre symboliste français. Il a été l’ami de Gauguin, qu’il a côtoyé à Pont-Aven (Pardon de Pont-Aven, 1888) et avec qui il a fini par se brouiller, en 1891, et avec Van Gogh, qu’il a pu influencer (Vincent a même fait une copie du Pardon) et dont il a entretenu la mémoire. Après avoir créé le « cloisonnisme » (contours sombres, tendances géométriques), avec Louis Anquetin, il s’est fait le théoricien du « synthétisme », qui vise à simplifier le plus possible le dessin et les couleurs par la suppression pure et simple de ce qui n’a pas été retenu par la mémoire, une fois enregistrée la vue du motif. Après une crise mystique, il s’est tourné vers la peinture religieuse d’inspiration symboliste et a participé aux salons de la Rose-Croix. Il a passé onze ans en Égypte, et, de retour en 1904, il a aussitôt rendu visite à Cézanne, à Aix-en-Provence ; il est bien possible que ce soit sa présence qui ait empêché Mirbeau de s’arrêter aussi au Jas de Bouffan, comme il le souhaitait. Bernard a aussi écrit de la poésie et de nombreux articles de critique d’art.

Mirbeau était totalement réfractaire à la peinture de Bernard. Ainsi prête-t-il à son double Kariste ces propos démystificateurs : « Pourquoi va-t-il copier, sur les frises des palais khmers,sur les moulages des antiques monuments d’Angkor, ces têtes camuses de guerriers et de bayadères pour en faire des christs cambodgiens et des vierges du Haut-Mékong ? Non, pour cela, c’est de la mystification ! » (« Les Artistes de l’âme », Le Journal, 23 février 1896). Dans son article du 17 mars 1901 sur « Van Gogh », il qualifie bien Bernard d’« esprit très curieux, très séduisant et très chercheur, très érudit » et reconnaît en lui une « intelligence spéciale et vive », mais c’est pour la juger aussitôt « infiniment chimérique » et « pervertie par toute sorte de religiosités vagues », qui ont pu « troubler » Van Gogh « à de certaines heures », sans pour autant détraquer son art, comme « il avait détraqué celui de Gauguin et de tant d’autres qui sombrèrent dans l’imagerie mystique, et dans cette folie ingénue de vouloir exprimer, je ne dis pas par la peinture, mais par la déformation, les mystères que la philosophie, la littérature et la science ne peuvent même pas exprimer. » Quant au peintre, Mirbeau le qualifie de « médiocre » et même d’« impuissant ».

On comprend que Bernard n’ait pas apprécié cette volée de bois vert. Il écrit aussitôt à Mirbeau pour se plaindre de l’injustice commise à son encontre : « Tout ceci ne me semble pas basé sur une opinion suffisamment vérifiée. Je me permets une question : Comment pouvez-vous, vous critique pourtant d’un nom et d’une autorité qui font loi, écrire si légèrement, sur de simples on-dit ?  Comment pouvez-vous agir ainsi, vous critique qui se dit honnête et consciencieux ? J’implore, en ce cas, le réveil de votre conscience, de votre responsabilité vis-à-vis du public et de moi. Cette responsabilité, il me semble, vous ne l’avez pas suffisamment pesée. » Il ne faut pas le juger sur ses « ébauches » quand il avait vingt ans et « balbutiait devant la nature », fort en peine de détraquer Gauguin et Van Gogh, qui étaient plus âgés que lui. Quant à l’accusation d’avoir fondé « le symbolisme » pictural, c’est une légende : « Si j’ai crée le symbolisme en peinture, cela a été sans le vouloir, sans préméditation, à mon insu. Je voyais comme je peignais, comme ma raison et mon esprit m’ordonnaient de peindre. Voilà la Vérité. Ma vie était par les grandes routes, à l’auberge, parmi les paysans. J’avais horreur de vos villes, de vos vices. Voilà ce que vous trouverez en moi si vous me connaissiez dans mon œuvre, si vous l’aviez vue. » Pour ce qui est  de sa « religiosité », il précise qu’il est « croyant », mais non « bigot » : « Je crois en Dieu, pas aux hommes. Je crois à la Nature, comme au langage divin et beaucoup à la piété de mon cœur. C’est tout. Je suis, vous le voyez, un cagot de bonne composition. »

Nous ne savons pas si Mirbeau a répondu à cette lettre, ni s’il s’est rendu chez Vollard, en juin 1901, pour visiter l’exposition Bernard à laquelle l’invite le peintre. Toujours est-il qu’il ne le citera plus son nom qu’une seule fois, en 1908, à côté de celui de Gauguin, en tant que peintre symboliste, et qu’il ne possédait, dans sa collection, aucune œuvre de lui.

P. M.

 

Bibliographie : Neil McWilliam, « Mirbeau et Émile Bernard », Cahiers Octave Mirbeau, n° 18.

BERNHARDT, sarah

BERNHARDT, Sarah (1844-1923), célèbre actrice française, surnommée « la Divine » et qui s’est surtout distinguée dans des rôles tragiques. Sortie du Conservatoire en 1862, elle entre alors à la Comédie-Française une première fois, puis une seconde fois dix ans plus tard, et s’y illustre notamment dans le rôle de Phèdre, ce qui lui vaut de vifs éloges de Mirbeau, néanmoins tempérés par une réserve (L’Ordre de Paris, 6 juillet 1875). Elle en claque la porte définitivement en 1880, au prix d’un énorme dédommagement de 160 000 francs, et fait aux États-Unis une grande tournée, qui sera suivie de beaucoup d’autres à travers l’Europe. En 1893, elle prend la direction de théâtre de la Renaissance, où elle monte  et interprète notamment Les Mauvais bergers, de Mirbeau, en décembre 1897. Un an plus tard, elle obtient de la ville de Paris la disposition du théâtre des Nations, qu’elle rebaptise de son nom. En 1915, on doit l’amputer d’une jambe. Toute sa vie elle a alimenté la chronique scandaleuse par ses excentricités, sa vie tapageuse et ses multiples liaisons (notamment avec Paul Bonnetain et Jean Richepin), dont certaines grassement rémunérées, comme l’attestent les archives de la police des mœurs. Mais son talent supérieur d’actrice a toujours fait l’unanimité, et elle a fait preuve de lucidité et de détermination en s’engageant courageusement dans la bataille dreyfusiste – même si, contrairement à ce qu’affirme Louis Verneuil, ce n’est pas elle qui a convaincu Mirbeau de s’engager !

            Les jugements de Mirbeau sur la grande Sarah sont globalement admiratifs, mais toujours atténués par des réserves, car il est sans illusions sur une femme impossible et capricieuse et une cabotine toujours à court d’argent, mais jamais à court de réclame. En 1882, dans un de ses Petits poèmes parisiens signés Gardéniac, « Lendemain d’hyménée », il présente son mariage avec le bellâtre Damala comme une façon originale de regagner la faveur du public. En décembre 1883, il prend néanmoins la défense de l’actrice, parce qu’elle est méchamment diffamée dans le roman à clefs et à scandale de la théâtreuse Marie Colombier, Les Mémoires de Sarah Barnum, et il va jusqu’à se battre en duel avec le “nègre” et préfacier de la Colombier, Paul Bonnetain, le 18 décembre 1883 (voir « Un crime de librairie », Les Grimaces, 15 décembre 1883). Tout en appréciant son courage littéraire quand elle monte La Glu d’après le roman de Richepin (voir « Entr’actes », Le Gaulois, 1er février 1883), il n’en rappelle pas moins, un an plus tard, que, « dans la vie de Mme Sarah Bernhardt », on ne trouve nullement la folie de l’idéal et de l’art pur auquel elle prétend avoir tout sacrifié, mais « beaucoup de calcul » et « la passion de l’argent » : « Il n’est pas un acte de Mme Sarah Bernhardt qui n’ait eu l’argent pour mobile impérieux. […] Elle a dépassé la mesure permise, même à ces enfants gâtés et prodigues qu’on appelle des artistes » (« La Fin d’une apothéose », Le Gaulois, 29 septembre 1884). Un mois plus tard, dans « Jouets de Paris », il la compare à Paris, avec ses « fugitifs caprices », son « vertige du bruit » et son « détraquement cérébral » (Le Gaulois, 27 octobre 1884,  ). 

Lorsque Mirbeau commence à travailler à ce qui deviendra Les Mauvais bergers, Lucien Guitry se fait fort de faire représenter ce drame au théâtre de la Renaissance. Et de fait, à peine la pièce est-elle achevée que Sarah demande à l’auteur de la lui lire, le 30 octobre 1897, et décide de la monter sans attendre : « Bref Sarah dit : “Qu'on arrête la répétition de La Ville Morte ! Une dépêche à d'Annunzio. Nous répétons Mirbeau demain !” Et elle est prise d'une crise de nerfs, elle se tord sur son fauteuil. On lui jette des bouteilles de vinaigre à la tête, etc,. etc. », écrit le dramaturge, un peu surpris, à son confident Paul Hervieu. Il lui en sera évidemment fort reconnaissant et ne manquera pas de lui rendre hommage, peu après la première (« Un mot personnel », Le Journal, 19 décembre 1897), puis lors de la publication de la pièce en volume : « Il faut aimer, il faut acclamer Mme Sarah Bernhardt, non seulement d’avoir incarné en d’inoubliables figures tous nos rêves, toutes nos ivresses, tout notre amour, et aussi toute notre haine du médiocre, du vulgaire et du laid, il faut l’aimer, il faut l’acclamer parce que, dans ce temps si plein de lâchetés, parmi tous ces théâtres qui se sont faits si docilement les serviteurs soumis, les esclaves d’un art transitoire et bas, elle seule a osé le grand, le noble, le sublime drame, décrié parce qu’il pense, honni parce qu’il pleure » (« Sarah Bernhardt », Le Journal, 20 avril 1898). Un an plus tard, il l’aidera comme il pourra pour lui permettre d’acquérir le théâtre des Nations.

Et pourtant il se repent amèrement d’avoir donné sa tragédie prolétarienne dans un théâtre de boulevard, devant un public de nantis. Et surtout d’avoir cédé aux exigences de la diva et d’avoir ajouté, à sa demande, des répliques particulièrement emphatiques et « de mauvais goût » qui, par la suite, lui donneront envie de supprimer sa pièce de la liste de ses œuvres. C’est ce qui ressort d’une lettre de décembre 1900 à Suzanne Desprès, qui doit reprendre le rôle de Madeleine : « Je verrai, enfin, une Madeleine telle que je l’ai rêvée, telle que je l’ai conçue… Il faudra que je supprime dans le quatrième acte quelques déclamations de mauvais goût, et que j’avais ajoutées lâchement, pour Mme Sarah Bernhardt. » Comme quoi la reconnaissance obligée n’interdit pas la lucidité et l’esprit critique...

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave, Sarah et Les Mauvais bergers », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 227-231 (http://start5g.ovh.net/~mirbeau/darticlesfrancais/PM-Octaveetsarah.doc) ; Octave Mirbeau, Gens de théâtre, Flammarion, 1924 ; Gilles Picq, « Mirbeau au XXe siècle », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003, pp. 187-197 (http://mirbeau.asso.fr/darticlesfrancais/Picq-Articles%20de%20Mirbeau%20au%20XXe%20siecle.pdf).




BERNSTEIN, henry

BERNSTEIN, Henry (1876-1953), dramaturge français, qui a remporté de grands succès sur les théâtres de boulevard et a été productif pendant un demi-siècle. Il a voulu porter à la scène des conflits intérieurs et des problèmes sociaux, mais en ne situant ses pièces que dans la grande bourgeoisie et en abusant des situations fortes et des coups de théâtre. Sa réputation de brutalité était bien établie et sa richesse ostentatoire faisait jaser. Parmi ses pièces de la Belle Époque, citons : Le Détour (1902), Le Bercail (1904), La Rafale (1905), Le Voleur (1906), Samson (1907), Israël (1908), Après moi (1911), qui donna lieu à des manifestations antisémites, etc.

Mirbeau a été deux fois aux prises avec Bernstein, en qui il voyait un requin de la scène. D’abord, à l’automne 1906, quand, après le refus du Foyer par Claretie, il a accepté de donner sa comédie à Lucien Guitry, qui lui proposait de la monter au Théâtre de la Renaissance.  Malheureusement, il fallait attendre la saison suivante, le temps que fût créé Le Voleur de Bernstein, qui exigeait la priorité pour sa pièce, apportée du Gymnase, et pour son interprète féminine, Mme Le Bargy, future Madame Simone, ce qui risquait de renvoyer la première du Foyer aux calendes grecques. Dès le 20 octobre, Mirbeau s’est donc résigné à reprendre son manuscrit, sans pour autant exiger de Guitry les indemnités auxquelles il avait droit et que ce dernier voulait lui verser. Ce mauvais coup de Bernstein trouva sa conclusion un an plus tard, en décembre 1907, dans l’hôtel de la Société des auteurs : Thadée Natanson, co-signataire du Foyer, refusa de rendre son salut à Bernstein qui s’en offusqua, d’où une vive altercation et un duel, dans lequel le dramaturge fut légèrement blessé.

Mirbeau, lui, refusa de se battre avec l’auteur du Voleur, qui l’avait pourtant insulté bassement en le comparant à Monsieur Alphonse, personnage de la pièce homonyme de Dumas fils (créée au Gymnase en 1873), et qui exigeait une réparation par les armes pour un article paru le 25 octobre 1907 dans Comoedia, « Le commissaire est sans pitié », où il était critiqué en tant que commissaire de la Société des Auteurs dramatiques, à la fois juge et partie. Aux injures du jeune blanc-bec, Mirbeau répondit par une très sèche lettre publique admirée de Léautaud, « À Henry Bernstein »  (Comoedia, 26 octobre 1907) : « Monsieur, / Si ordurier que soit le ton de votre provocation, il ne pouvait ajouter au mépris que j'ai pour vous. Vos menaces me laissent aussi indifférent que votre talent. Je suis résolu à ne pas vous fournir l'occasion d'une réclame de plus. Je me suis battu assez souvent pour que personne ne se méprenne au sens de mon refus. / Octave Mirbeau ».

P. M. 

 

 

 

 

 

 

 

 


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