Oeuvres
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CONTES CRUELS |
C’est sous ce titre qu’en 1990 ont été publiés, à la Librairie Séguier, deux volumes de 554 et 668 pages comportant 150 contes et nouvelles de Mirbeau, parus dans la presse entre 1882 et 1902 et dont seuls un petit nombre avaient été recueillis par Mirbeau de son vivant dans les Lettres de ma chaumière (1885) et les Contes de la chaumière (1894), comme s'il n'attachait aucune importance à sa production journalistique. D’autres, nettement plus nombreux, ont été publiés après sa mort par sa veuve, dans divers recueils et plaquettes parus chez Flammarion : La Pipe de cidre, La Vache tachetée, Un homme sensible, Chez l’Illustre Écrivain et Un gentilhomme. En gestionnaire avisé, soucieux de ne rien perdre de sa production, Mirbeau a réutilisé nombre de ses contes parus dans la presse en les insérant dans cette œuvre-patchwork qu’est Les 21 jours d’un neurasthénique. Pour ce recueil, Pierre Michel et Jean-François Nivet ont emprunté à Villiers de l’Isle-Adam le titre de Contes cruels, parce que la cruauté, sous toutes ses formes, est le thème unificateur de ces contes – par opposition aux Contes drôles, beaucoup moins nombreux. Ils entendent mettre en lumière la cruauté de l'inspiration mirbellienne : cruauté de la condition humaine, absurde et tragique ; cruauté des hommes, spontanément portés vers la violence et le meurtre ; cruauté de la femme, qui opprime et écrase l'homme ; cruauté, surtout, de la société, qui repose sur le meurtre et s'édifie sur l'écrasement du plus grand nombre, réduit à l'état de « croupissantes larves ». À quoi il conviendrait naturellement d'ajouter la cruauté du conteur et celle des différents narrateurs, qui se vengent, au moyen des mots, des maux que leur infligent la vie et la société. Choisissant un classement thématique, avec ce que cela peut parfois comporter d’inévitable arbitraire, ils ont donc regroupé les textes en six chapitres, en fonction des genres de cruauté qu’ils illustrent, et les ont présentés, à l’intérieur de chaque chapitre, dans l’ordre chronologique de leur publication. Ces chapitres s'intitulent : « L'universelle souffrance », « La férocité est le fond de la nature humaine », « La femme domine et torture l'homme », « L'écrasement de l'individu » et « Des existences larvaires ». La sixième parie est constituée par Les Mémoires de mon ami (voir la nootice), publié dans Le Journal pendant l’affaire Dreyfus.
Subversion du conte
Pour Mirbeau, comme pour beaucoup d’autres écrivains contemporains, le conte est avant tout une production alimentaire, car il joue alors un rôle de premier plan dans la grande presse, où il est, avec la chronique, un genre fort prisé du public. Pour les quotidiens, il est en effet une manière de fidéliser leurs lecteurs en leur offrant un espace ludique et en leur apportant une dose – modérée ! – d’émotion ou de gaieté. Mirbeau y voit aussi une occasion précieuse de faire ses gammes en y traitant des sujets et en y brossant des personnages et des décors auxquels il entend donner des développements dans ses œuvres romanesques : la rédaction de contes constitue donc un entraînement utile, comme naguère la négritude (voir la notice), et permet d’enrichir son « herbier humain » (Un gentilhomme) et d’accumuler une bonne réserve d’observations, d’anecdotes, de répliques et de descriptions susceptibles de servir dans des œuvres de plus longue haleine. Mais, pour lui, il n’est pas question pour autant de réduire ses récits de presse à de vulgaires divertissements. Il entreprend donc de subvertir le genre : au lieu de rassurer et d’entretenir le misonéisme et la bonne conscience de ses lecteurs, majoritairement petits-bourgeois, il va les inquiéter et les obliger à « regarder Méduse en face » : c’est sa façon à lui d’être cruel. L’humour grinçant et l’horreur qu’il affectionne n’ont rien de gratuit et servent au contraire à déranger l’anesthésiant confort moral et intellectuel du lectorat pour le contraindre à réagir : tout vaut mieux que cette indifférence des troupeaux que l’on mène à l’abattoir... ou aux urnes (voir « La Grève des électeurs »). C’est ainsi que l’accent est mis sur les aspects les plus noirs de la condition humaine et de l’humaine nature, afin de susciter un choc pédagogique : le tragique de notre condition mortelle et « l’horreur d’être un homme », selon la formule de Leconte de Lisle que Mirbeau se plaît à citer (« Les Bouches inutiles ») ; la souffrance consubstantielle à l’existence et l’aspiration au total détachement ou au retour au néant, conformément au pessimisme de Schopenhauer, que Mirbeau a fait sien (« Les Corneilles », « Tatou ») ; les impulsions homicides, qui peuvent saisir, à n’importe quel moment, chacun d’entre nous, et pas seulement la catégorie restreinte des professionnels de l’assassinat (« La Chanson de Carmen », « La Pipe de cidre » « Le Petit gardeur de vaches ») ; la loi du Meurtre (voir la notice), illustrée par les trois textes inauguraux du Frontispice, sur laquelle reposent toutes les sociétés, y compris celles qui se disent civilisées (« L’École de l’assassinat ») ; l’incommunicabilité et la guerre entre les sexes, qui font de l’amour une duperie (« Vers le bonheur ») et du mariage un enfer (Mémoire pour un avocat) ; et la dérisoire – et souvent douloureuse (« Un raté ») – existence de quantité d’êtres humains déshumanisés et larvisés par une société oppressive et aliénante, qui les réduit à un état de simples mécanismes dépourvus de réflexion et de libre arbitre (« La Table d’hôte », « Pour s’agrandir », « La Première émotion »). Mirbeau dresse ainsi l’inventaire des infamies humaines, des turpitudes sociales et de l’universelle souffrance, illustrant d’abondance la formule lapidaire dont il commentait un roman de Paul Bourget : « L’homme se traîne pantelant, de tortures en supplices, du néant de la vie au néant de la mort » (« Un crime d’amour » Le Gaulois, 11 février 1886).
Une entreprise de démystification
En même temps qu’il cherche à frapper l’imagination du lecteur pour à l’obliger à réagir, Mirbeau alimente sa réflexion en lui présentant les êtres et les choses sous un jour nouveau et en l’amenant à s’interroger sur le bien-fondé de ses habitudes et de ses préjugés. Ses contes contribuent à démystifier et à désacraliser quantité de valeurs et d’institutions que le lecteur moyen a été conditionné à respecter aveuglément et sans réflexion. Farcis de surcroît d’allusions polémiques à l’actualité, ils sont le complément de ses chroniques journalistiques et des combats éthiques et esthétiques qu’il y mène. Il s’y livre en effet à une contestation radicale de toutes les institutions et y attaque toutes les formes du mal social de la fin du siècle : le cléricalisme qui empoisonne les âmes (« Monsieur le Recteur » ou « Après 1789 ! ») , le nationalisme qui pousse au crime ; le revanchisme et le militarisme fauteurs de guerre (« La Guerre et l’homme », « La Fée Dum-dum ») ; la monstruosité de la guerre (« Le Tronc », « Ils étaient tous fous ») ; l’antisémitisme homicide ; le colonialisme génocidaire (« Colonisons », « Maroquinerie », « Âmes de guerre ») ; le cynisme des politiciens qui arnaquent les électeurs (« Un mécontent ») ; le sadisme des âmes de guerre ; l’effroyable misère des prolétaires des villes (« Paysage d’hiver », « Dépopulation (II) ») et des campagnes (« L’Enfant ») ; la férocité bourgeoise (« Agronomie », « Monsieur Quart ») ; la pitoyable condition des prostituées (« Pour M. Lépine ») ; l’exploitation des pauvres et l’hypocrite et criminelle exclusion sociale (« La Bonne », « Le Petit mendiant », « Les Abandonnés », « Rabalan ») ; l’absurdité kafkaïenne de la prétendue “Justice” (« À Cauvin », « La Vache tachetée ») et de lois foncièrement inégalitaires et oppressives par essence (« Le Portefeuille »), dont les conséquences peuvent être homicides (« Le Mur ») ; et aussi le despotisme criminel de notre ami le tsar de toutes les Russies (« ? », « Récit avant le gala »). La société française de la Troisième République apparaît alors dans toute sa folie, puisque tout y est à rebours de la justice et du bon sens, et dans toute son horreur méduséenne, puisqu’elle est à la fois criminelle et criminogène. Chez ceux que Mirbeau appelle des « âmes naïves », ou des « âmes simples », la lecture de ses contes, si cruelle qu’elle soit lors du premier choc, peut être l’élément déclencheur d’une prise de conscience civique. Du moins l’espère-t-il, mais sans se faire d’illusions sur la masse des lecteurs-électeurs. Un très grand nombre de ces contes sont accessibles sur Internet, sur les sites de Scribd, de Wikisource, de La Pensée Française, de In Libro Veritas, et surtout de la Bibliothèque électronique du Québec, qui les a regroupés en quatre volumes : Contes I, Contes II , Contes III et Contes IV. Voir aussi Les 21 jours d’un neurasthénique. P. M.
Bibliographie : Anne Briaud, « L’Influence de Schopenhauer dans la pensée mirbellienne », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 219-227 ; Fernando Cipriani, « Cruauté, monstruosité et folie dans les contes de Mirbeau et de Villiers », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, à paraître en mars 2010 ; Angela Di Benedetto, « La parole à l’accusé : dire le mal dans les Contes cruels », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, à paraître en mars 2010 ; Yves-Alain Favre, « Mirbeau et l'art de la nouvelle », Octave Mirbeau, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 343-350 ; René Godenne, « Mirbeau nouvelliste », Lettres romanes, Louvain--la-Neuve (Belgique), février-mai 2001, n° LV-1-2, pp. 67-73 ; Claude Herzfeld, « L’Ouest méduséen des nouvelles d’Octave Mirbeau », Actes du colloque L’Ouest dans la nouvelle, la nouvelle dans l’Ouest, Presses de l’Université d’Angers, juin 2000, pp. 143-156 ; Bernard Jahier, « La Caricature dans les Contes cruels d'Octave Mirbeau » Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, mars 2007, pp. 115-139 ; Samuel Lair, « Un obsédant refrain : sortilège d’Orphée chez Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, mars 2001, pp. 183-198 ; Pierre Michel, « Les Hommes de l’Ouest dans les nouvelles d’Octave Mirbeau », Actes du colloque L’Ouest dans la nouvelle, la nouvelle dans l’Ouest, Presses de l’Université d’Angers, juin 2000, pp. 157-168. ; Pierre Michel, « Mirbeau et Dans l’antichambre » Cahiers Octave Mirbeau, n° 5, mai 1998, pp. 223-237 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la marginalité », cahier n° 29 des Recherches sur l’imaginaire, Presses de l’Université d’Angers, décembre 2002, pp. 93-103 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, «Mirbeau conteur - Un monde de maniaques et de larves », préface des Contes cruels, Librairie Séguier, 1990, et Les Belles Lettres, 2000, pp. 7-31 ; Jean-François Wagniart, « Les Représentations de l’errance et des vagabonds dans l’œuvre d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, mars 2001, pp. 306-315 ; Robert Ziegler, « Jeux de massacre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, avril 2001, pp. 172-182.
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