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DINGO

Dernier roman publié par Mirbeau, Dingo constitue en quelque sorte son testament littéraire. Conçu dans des conditions difficiles car le romancier, accablé par les soucis pratiques (aménagement de sa propriété de Cheverchemont à Triel, suites de l’affaire du Foyer) est victime, en mars 1912, d’un accident vasculaire en partie invalidant. Incapable d’achever seul une œuvre commencée en 1909, il fait appel au jeune Léon Werth pour le seconder. Ce dernier rédigera, sous la direction de Mirbeau, les trois derniers chapitres sur les treize que comporte le roman. L’œuvre paraît le 2 mai 1913, chez Fasquelle, après avoir été publiée en feuilleton dans Le Journal, du 20 février au 8 avril 1913.

 

Un jeu de massacre

 

Après l’échappée belle de La 628-E8, roman publié en 1907, Mirbeau en revient avec Dingo aux limites hexagonales et exiguës de la province. Ce repli géographique reflète sans doute la diminution des forces vitales de l’auteur, mais il lui fournit de nouveau un cadre propice à l’épanouissement de sa verve polémique. L’action est située à Ponteilles-en-Barcis, toponyme fictif qui démarque en fait Cormeilles-en-Vexin, où Mirbeau a résidé de 1904 à 1908. Fort d’une expérience personnelle, le romancier laisse libre cours à son imaginaire satirique débridé pour métamorphoser le petit village en symbole d’une société entièrement soumise au lucre, à l’hypocrisie et au conservatisme. Le chien du narrateur, Dingo, a pour charge de démasquer tous ces individus réfugiés derrière une morale et un quant-à-soi qui ne trompent plus qu’eux-mêmes. Au propre comme au figuré, l’animal aligne ses proies chapitre après chapitre, que celles-ci aient été réellement occises ou métaphoriquement exécutées par ses soins. Ainsi quelques poules et force moutons succombent sous les coups de leur prédateur, tandis que, tour à tour, les villageois subissent l’implacable instinct du dingo qui les désigne à son maître comme autant de parasites. Le roman se compose comme un immense « tableau de chasse », dont, selon Herpett, le naturaliste qui a offert le chien au narrateur, l’espèce à laquelle appartient Dingo serait la créatrice.

 

Le portrait de l’artiste en jeune chien



Au travers des aventures de Dingo, Mirbeau semble avoir tracé le portrait idéal de l’homme qu’il aurait voulu être. Caractère indépendant, indifférence à tous les pièges que tend la société à l’individu (honneurs, mode, pouvoir…), farouche « en-dehors », telles sont quelques-unes des vertus du jeune chien, réfractaire à toutes les tentatives civilisatrices auxquelles s’essaye sur sa personne le narrateur. Ce regard rétrospectif porté, au soir de sa vie, par l’auteur sur son itinéraire est une leçon de philosophie adressée à tous ses semblables. L’écart entre la volonté, les rêves, les désirs et l’existence réelle est un thème que développe en filigrane cette ultime charge contre son temps. Elle est une nouvelle preuve de l’angoisse qui, toujours, a étreint Mirbeau quant à la valeur de son œuvre et à la qualité de son engagement. De surcroît, elle témoigne du pessimisme profond qui imprègne le regard qu’il porte sur lui-même et sur autrui. Le roman, en exaltant, dans un premier temps, la figure idéale de Dingo semble vouloir conjurer les vieux démons de l’auteur, mais la mort de l’animal, qui s’étiole une fois enfermé entre les quatre murs d’un appartement parisien, marque d’un sceau tragique la fin des illusions.

 

Instinct contre culture

 

L’opposition entre le jeune chien et la gent villageoise est une parabole de la supériorité de la nature sur la civilisation. Un rousseauisme patent imprègne tout le roman qui vante les mérites d’une éducation libérée des entraves morales imposées par une société figée dans ses valeurs. Ces dernières, qui plus est, supposées garantir la justice et l’esprit républicain ne sont en réalité que des outils de domination dont pâtissent les plus faibles. Mais la figure du peuple n’est pas épargnée. La servitude volontaire fait des humbles autant de cibles faciles, de marionnettes passives, dupées et heureuses d’être dupées par les apparences. Un notaire sera toujours respectable à leurs yeux, et tant pis si celui de Ponteilles-en-Barcis les a volés et si ses successeurs agissent de même : la force de l’habitude l’emporte. Seuls les êtres les plus frustes, comme le jardinier Piscot et le braconnier Flamant, échappent à cette malédiction que les mouvements progressistes ont bien du mal à briser.

Pour autant, la solution de la loi naturelle est loin d’être la panacée, et Mirbeau ne sombre pas dans l’angélisme. L’instinct de Dingo en fait un prédateur et la pulsion de meurtre est chez lui irrépressible. Miche, la jeune chatte du narrateur, fidèle amie de Dingo, incarne à sa manière l’éternelle domination du féminin sur le masculin et la nature n’épargne en rien aux animaux les jeux de séduction, de domination et de cruauté qui sont le lot de cet animal social : l’homme.

Œuvre vitaliste mais sombre, roborative et méditative à la fois, Dingo est un des textes les plus émouvants de Mirbeau et celui qui porte le plus haut la leçon humaniste de celui que ses contemporains ont réduit, parfois un peu vite, à être uniquement le contempteur excessif des vices de son temps.

A. V.

 

Bibliographie : Michel Contart, « Dingo vu par un vétérinaire cynophile », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 142-168 ; Pierre-Jean Dufief, « Le monde animal dans l’œuvre d’Octave Mirbeau », Actes du colloque d’Angers, Octave Mirbeau, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 281-293 ; Christopher Lloyd, « Octave Mirbeau et Jack London fabulistes : de Dingo à Croc-blanc », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, 281-291 ; Enda McCaffrey, « Le Portrait d’un artiste en jeune chien – Incarnation et mouvement dans Dingo d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 7, 2000, pp. 66-74 ; Pierre Michel, « Mirbeau et l’autofiction », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 121-134 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau le cynique », in Dix-neuf/Vingt, n° 10, 2002, pp. 11-26, et Un Moderne : Octave Mirbeau, Eurédit, 2004, pp. 171-185 ; Eléonore Roy-Reverzy, « Le mythe de la nature dans l’œuvre de Mirbeau », Actes du colloque de Clermont-Ferrand, Les Mythes de la décadence, CRLMC, 2000, pp. 23-36 ; Arnaud Vareille, « Éloge de la liberté », préface à Dingo, Palimpseste, 2009, pp. 5-40 ; Robert Ziegler, « L’Art comme violence dans Dingo », Cahiers Octave Mirbeau, n° 7, 2000, pp. 51-65 ; Robert Ziegler, « Non-human Narrative : Dingo », chapitre IX de The Nothing Machine - The Fiction of Octave Mirbeau, Rodopi, Amsterdam – New York, 2007, pp. 201-220.

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