Oeuvres
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LA 628-E8 |
Avec son titre de « roman de police », La 628-E8 est une œuvre singulière, dont la modernité ne cesse de nous surprendre et de nous séduire un siècle après sa parution, alors que tant de romans de la Nouvelle Vague attendent au purgatoire la limite de péremption. Publié en 1907, deux ans après le voyage en France, en Belgique, en Hollande, en Allemagne qui en est le support, le prétexte, La 628-E8 est une œuvre singulière, improbable. Mirbeau s’est refusé à préciser les contours, les limites, la nature et même le genre de ce « Journal […] d’un voyage en automobile » : « Est-ce bien un journal ? Est-ce même un voyage ? N’est-ce pas plutôt des rêves, des rêveries, des souvenirs, des impressions, des récits qui le plus souvent, n’ont aucun rapport, aucun lien visible avec les pays visités… » En dépit de cette mise en garde qui annonce Proust et son travail sur la mémoire enfouie, peut-être même Freud, Mirbeau reste attentif aux grands problèmes de l’époque. Certaines de ses prises de position feront scandale. Sur les Belges, qui paient un peu injustement la véritable haine portée par l’auteur à leur souverain Léopold II, en raison de son exploitation cruelle de la population de l’État libre (!) du Congo. Sur nos compatriotes eux-mêmes, dont le laisser-aller est comparé à l’efficacité et au sérieux des Allemands. Mirbeau est en effet convaincu, peut-être le seul Français à son époque, des avantages d’un axe franco-allemand. Dans le climat de revanche qui préparait chez nous l’hécatombe de 1914-1918, il fallait un grand courage – on pense à l’assassinat de Jaurès – pour exalter les « boches » et la joie de vivre à Strasbourg sous occupation prussienne. Autre scandale, l’insertion des trois sous-chapitres de La Mort de Balzac (voir la notice), grâce à un subterfuge littéraire digne du théâtre romantique. Las ! Les bonnes feuilles choqueront, à juste titre peut-être, la pudeur victorienne, une descendante imprévue de madame Hanska, de sorte que nous sommes condamnés, après le retrait contraint et forcé autant qu’onéreux des chapitres incriminés des exemplaires déjà reliés, de nous reporter à la magnifique Œuvre romanesque éditée par la Société Octave Mirbeau avec Buchet-Chastel. Même en faisant abstraction de La Mort de Balzac, La 628-E8 reste un ouvrage composite, baroque, dans lequel Mirbeau, au sommet de son art, écarte en toute souveraineté les règles conventionnelles de la composition – mais pas de l’écriture ! Sa maîtrise lui permet de nous offrir à l’arrivée, au retour en France, un récit onirique dans lequel sont serties les scènes les plus diverses, où coexistent les récits les plus dissonants, par exemple le pogrom, des comparaisons entre marques automobiles, des jugements lapidaires sur des souverains étrangers, etc., sans que jamais le lecteur se perde en route. Cette œuvre est, par rapport à une œuvre conventionnelle, ce qu’est un hologramme par rapport à la photo classique : même fragmentée elle reste entière. Par-delà un XIXe siècle souvent empesé, on retrouve la jubilation procurée par Jacques le fataliste, de Diderot ou Tristram Shandy, de Sterne. Cette singulière liberté de l’écrivain est mise au service de la modernité éclatante de La 628-E8. Découvrant avec ivresse l’automobile qu’il consomme à satiété, Mirbeau, l’homme qui a le mieux écrit sur l’impressionnisme, puis sur l’expressionnisme d’un Van Gogh, découvre que, à la différence de son ami Monet, immobile devant des paysages changeants, il est en mouvement dans sa « maison roulante » et combine sa propre mobilité, encore fortifiée par la grande vitesse du déplacement de l’automobile, avec celle inhérente aux paysages qu’il traverse, décuplant ainsi ses sensations. Dépassant même la « révolution copernicienne » mentionnée dans la biographie de l’écrivain, on pensera à la théorie de la relativité révélée par Einstein en 1905, l’année même du voyage de Mirbeau, et qu’on peut ainsi présenter : l’étude impossible du mouvement absolu d’un objet par rapport à un autre pris comme point de repère. On comprend l’enthousiasme de Marinetti, le pape du Futurisme, et on mentionnera encore, comme gage complémentaire de modernité, Les Demoiselles d’Avignon, de Picasso, préfiguration du cubisme en 1907, année de parution de La 628-E8, quelques années avant le coup de tonnerre du Sacre du Printemps. Malgré l’avis au lecteur inséré par Mirbeau, tant de nouveauté, tant de singularité ne pouvaient que surprendre les conformistes comme Remy de Gourmont, le spécialiste du jugement hâtif, André Gide (en attendant les duchesses de Proust) et, plus décevant, Valery Larbaud, le futur traducteur de Joyce. Jusque-là prévenu contre Mirbeau par sa célébrité et ses éclats, Paul Léautaud découvrira dans la dédicace au génial Charron – une œuvre en soi – des raisons d’admirer son humanisme et son indépendance d’esprit. Avec plus de 40 000 exemplaires vendus en dix ans, le public sera finalement le plus avisé des critiques. Pour l’autre Dictionnaire, le Robert, l’adjectif « épatant » désigne ce « qui provoque l’admiration, donne un grand plaisir ». Ce qualificatif délicieusement daté nous paraît merveilleusement convenir à La 628-E8, qui nous transporte d’aise et d’étonnement depuis plus d’un siècle. A. Ge.
Bibliographie : Lola Bermúdez, « 628-E8 : un viaje en automóvil por la Europa de principios des siglo XX », préface de 628-E8, Cádiz, U.C.A, 2007, pp. 7-27 ; Raffaella Cavalieri, « Una nuova percezione del mondo attraverso un automobile : il caso Mirbeau », préface de Viaggio in automobile attraverso il Belgio e l’Olanda, Edimond, Città di Castello, 2003, pp. 7-20 ; Raffaella Cavalieri, « L’Automobile, nouvelle héroïne romanesque - De Mirbeau à Pirandello et Bontempelli », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003, pp. 124-130 ; Claude Foucart, « Le Musée et la machine : l'expérience critique dans La 628-E8 », in Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 269-280 ; Samuel Lair, « La 628-E8, “le nouveau jouet de Mirbeau” », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 54-67 ; Christopher Lloyd, « Travelling man : Octave Mirbeau and La 628-E8 », in Occasional papers in literary and cultural studies, n° 2, E. S. R. I., University of Salford, mars 1994 ; François Masse, « L’automobile “vous met en communication directe” avec le monde : la relation au proche et au lointain dans le voyage automobile d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 68-76 : Enda McCaffrey, « La 628-E8 : la voiture, le progrès et la post-modernité », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 122-141 ; Pierre Michel, « Introduction » à La 628-E8, in Œuvre romanesque de Mirbeau, Buchet/Chastel - Société Octave Mirbeau, 2001, tome III, pp. 269-277 ; Pierre Michel, Pierre, « La 628-E8 : de l’impressionnisme à l’expressionnisme », introduction à La 628-E8, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-31 ; Pierre Michel et Jean-Claude Delauney, « Les épreuves corrigées de La 628-E8 », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 209-217 ; Marie-Françoise Montaubin, « Impressions de route en automobile : variations sur l’esthétisme chez Proust et Mirbeau autour de 1907 », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 138-153 ; Charles Muller, « Le Vocabulaire automobile d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 88-91 ; Éléonore Reverzy, « La 628-E8 ou la mort du roman », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 257-266 ; Éléonore Reverzy et Guy Ducrey, sous la direction de, L'Europe en automobile – Octave Mirbeau écrivain voyageur, Actes du colloque de Strasbourg de Strasbourg de septembre 2007, Presses de l'Université de Strasbourg, 2009, 320 pages ; Antigone Samiou, « L'Autre » La 628-E8 d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 77-87 ; Anita Staron, « Octave Mirbeau : la douleur ou la douceur de vivre », in Octave Mirbeau : passions et anathàmes, Actes du colloque de Cerisy de septembre 2005, Presses de l’Université de Caen, décembre 2007, pp. 227-236 ; Anne-Cécile Thoby, « La 628-E8 : opus futuriste ? », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 106-120 ; Alain Verjat, « Une histoire de la préhistoire : La 628-E8 », in Automobile et littérature, Presses Universitaires de Perpignan, 2005, pp. 37-48 ; Robert Ziegler, « The Artist in Utopia : J.-K. Huysmans’ Là-bas and Octave Mirbeau’s La 628-E8 », in Beauty raises the Dead - Literature and Loss in the Fin-de-siècle, University of Delaware Press, Newark, et Associated University Presses, Londres, 2002, pp. 114-145 ; Robert Ziegler, « The Novel as Machine : La 628-E8 », chapitre IX de The Nothing Machine - The Fiction of Octave Mirbeau, Rodopi, 2007, pp. 173-200.
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