Oeuvres
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UN GENTILHOMME |
Un gentilhomme est un roman inachevé, publié par les éditions Flammarion en 1920, après la mort du romancier. Ce volume posthume de 247 pages comprend également sept contes parus dans la presse et que Mirbeau n'a pas lui-même recueillis en volume – à l'exception d'un seul – et qui ont été insérés en 1990 dans les Contes cruels : « La Table d'hôte », « La Chambre close », « Un Joyeux drille », « Précocité », « En promenade », « Pauvre voisin » et « Clotilde et moi ». Un gentilhomme stricto sensu a été inséré dans le tome III de mon édition critique de l’Œuvre romanesque de Mirbeau, en 2001, puis, comme ses autres romans, publié une troisième fois aux éditions du Boucher, en décembre 2003. Il peut sembler curieux que ce roman soit resté en rade, car le projet en est fort ancien. C'est au milieu des années 1890 qu' il a commencé à réfléchir à un roman « sur la grande propriété », comme il le confie au journaliste Jules Huret. Au tournant du siècle, il a envisagé de lui donner des dimensions considérables et songé apparemment à faire, pour la France du dernier quart du XIXe siècle, à partir du du coup d'État mac-mahonien du 16 mai 1877, l'équivalent de ce que son maître Tolstoï a fait, dans Guerre et paix, pour la Russie du premier quart : « Je m'attelle à un roman très gros, très lourd, trop lourd pour moi, peut-être. Mais je me sens du courage, et je vais tenter cet effort. / Je voudrais montrer tout l'effort du parti catholique depuis le 16 mai. Politique, finances, religion, antisémitisme, Congrégations. Deux cents personnages... une action grouillante... sans théories. Rien que des récits et des types... tous les types ! Vous voyez quelles difficultés j'assume ! », écrit-il à Jules Claretie le 2 septembre 1902. Mais il se trouve, curieusement, que les trois chapitres publiés par Alice Mirbeau s'arrêtent à la veille de ce coup d'État !… Autre chose curieuse : en août 1901, Mirbeau a inséré dans Les 21 jours d’un neurasthénique, au chapitre XVII, quatre épisodes qui devaient visiblement prendre place dans Un gentilhomme, comme s’il avait alors abandonné le projet dont il reparlera un an plus tard à Claretie : c’est en effet sous le titre général d’« Un gentilhomme » qu’ont paru, dans Le Journal, du 19 mai au 6 juin 1901, quatre chapitres qui ne font pas partie du volume publié en 1920 et qui sont sous-titrés « La Blouse et la redingote », « Entre gentilshommes », « Monsieur le duc d’Orléans » et « La Croix de Binder ». Comme si son projet avait eu du plomb dans l’aile. Il serait certes bien tentant d’accuser la veuve abusive d’avoir procédé à un nettoyage du manuscrit ou à une destruction de chapitres rédigés : on ne prête qu’aux riches !. Mais il est plus plausible que Mirbeau a laissé en plan son entreprise au profit d’autres projets littéraires (Le Foyer et La 628-E8). Pourquoi cet abandon ? Il n’est pas impossible, comme le suppose Monique Bablon-Dubreuil, qu’il ait perdu tout intérêt pour une noblesse en déclin et qui aurait cessé de le fasciner. Mais l’explication la plus plausible est d’ordre littéraire. L'entreprise de grande ampleur envisagée par Mirbeau a dû lui paraître très vite au-dessus de ses forces, et de surcroît pas vraiment dans ses cordes, comme jadis La Rédemption qui devait constituer la suite du Calvaire. Et puis, tel qu’il était parti, Un gentilhomme allait à contre-sens de son évolution en matière de roman : alors que, de plus en plus, Mirbeau s'oriente vers des œuvres narratives déconcertantes par leur refus de la construction et d'un sens univoque, le sujet choisi l'aurait sans doute obligé à en revenir à un récit plus classique, plus balzacien, et à donner quantité d'explications pour rendre compte de l'histoire contemporaine, comme si la réalité historique était intelligible, comme si l’histoire avait un sens. L'intérêt majeur des trois chapitres rédigés vient du retour du romancier sur ses débuts de professionnel de la plume. Un gentilhomme peut en effet être lu comme un roman-confession, qui devait lui permettre d’évacuer un passé qui avait du mal à passer : ses années de prostitution politico-journalistique. Comme lui, son personnage-narrateur, Charles Varnat, entre, comme secrétaire particulier, au service d'un hobereau normand aux vastes ambitions politiques, le marquis d'Amblezy-Sérac, qui devait être un homme-clef de l’Ordre Moral mac-mahonien, à l’instar du baron de Saint-Paul (voir la notice) dans l’Ariège. Comme lui, Varnat a dû, pour assurer sa pitance (et même pour ne pas « crever littéralement de faim »), mettre sa plume au service d'employeurs successifs, ce qui lui a laissé des souvenirs durables d'humiliations et de frustrations. De nouveau, comme dans ses articles et contes des années 1880, Mirbeau assimile ce prolétariat intellectuel à de la prostitution (Varnat est même sur le point de « mettre [s]es complaisances au service de vieux messieurs débauchés et si respectables ») et la condition de secrétaire particulier à celle d'un domestique, mais en plus salissant encore : « La première condition, la condition indispensable pour remplir, à souhait, une si étrange fonction, implique nécessairement l'abandon total de soi-même dans les choses les plus essentielles de la vie intérieure. Vous n'avez plus le droit de penser pour votre compte, il faut penser pour le compte d'un autre, soigner ses erreurs, entretenir ses manies, cultiver ses tares au détriment des vôtres, pourtant si chères; vivre ses incohérences, ses fantaisies, ses passions, ses vertus ou ses crimes qui, presque toujours, sont l'opposé de vos incohérences à vous, de vos fantaisies, de vos passions, de vos vertus ou de vos crimes, lesquels constituent, pourtant, la raison unique, l'originalité, l'harmonie de votre être moral ; ne jamais agir pour soi, en vue de soi, mais pour les affaires, les ambitions, le goût, la vanité stupide ou l'orgueil cruel d'un autre; être, en toutes circonstances, le reflet servile, l'ombre d'un autre... Moyennant quoi, vous êtes admis à vous asseoir, silencieux et tout petit, les épaules bien effacées, à un bout de sa table, grignoter un peu de son luxe, vous tenir, constamment, vis-à-vis de lui, de ses invités, de ses chevaux, de ses chiens, de ses faisans, dans un état de différence subalterne, et recevoir mensuellement avec reconnaissance – car vous n'êtes pas un ingrat – un très maigre argent qui suffit, à peine, à l'entretien de vos habits. Un peu – si peu ! – au-dessus des valets d'antichambre qui vous méprisent en vous enviant; beaucoup au-dessous des amis, des invités les plus indifférents qui vous écartent, avec une ostentation humiliante, de leur intimité, vous restez perpétuellement en marge de la vie des uns et des autres... » Voir aussi Dugué de la Fauconnerie, Domesticité, Prostitution et Négritude. P. M.
Bibliographie : Bablon-Dubreuil, Monique, « Un gentilhomme : du déclin d'un mythe à l'impasse d'un roman », Cahiers Octave Mirbeau, n° 5, 1998, pp. 70-94 ; Jean-Pierre Bussereau, « Un gentilhomme : impressions d’un lecteur », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 168-173 ; Pierre Michel, « Introduction » à Un gentilhomme, in Œuvre romanesque, Buchet/Chastel – Société Octave Mirbeau, 2001, t. III, pp. 867-872 ; Pierre Michel, « Du prolétaire au gentilhomme », introduction à Un gentilhomme, Éditions du Boucher, pp. 3-17 ; Pierre Michel, « Quelques réflexions sur la négritude », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 4-30 ; Anita Staron, « La Servitude dans le sang.. L'image de la domesticité dans l'œuvre d'Octave Mirbeau », Actes du colloque de Lublin des 27-28 octobre 2003, Statut et fonctions des domestiques dans les littératures romanes, Lublin, Wydawnictwo UMCS, 2004, pp. 129-140 ; Robert Ziegler, « Du texte inachevé à l’interprétation intégrale – La créativité de la lecture dans Un gentilhomme », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, mars 2003, pp. 131-144 ; Robert Ziegler, « From texte inachevé to l’interprétation intégrale - The Creativity of Reading in Un gentilhomme » ; Robert Ziegler, « A Way Out : Un gentilhomme », ch. V de The Nothing Machine - The Fiction of Octave Mirbeau, Rodopi, Amsterdam – New York, septembre 2007, pp. 95-116.
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UN HOMME SENSIBLE |
Cette brochure de 64 pages, parue en 1919 chez Ernest Flammarion, dans la collection « Une Heure d'oubli… », n° 13, comporte pour l’essentiel une longue nouvelle grinçante, au titre ironique, Un homme sensible, parue en neuf feuilletons dans Le Journal, du 25 août au 20 octobre 1901. Elle est complétée par trois contes : « Rabalan », « Piédanat » et « La Folle ». Tous ces textes ont été recueillis en 1990 dans les Contes cruels. Le narrateur d’Un homme sensible est un assassin et un sadique, qui a toujours pris un plaisir pernicieux à frapper et persécuter les estropiés et les handicapés. Mais cela ne l’empêche pas pour autant d’affirmer qu’il n’a « jamais été méchant », ni de se prétendre doté « d’une sensibilité excessivement, exagérément douloureuse, qui [le] portait à plaindre – jusqu’à en être malade – les souffrances des autres… », sensibilité dont il fournit de multiples preuves remontant à son enfance. Il est amené à tuer, par jalousie et sous le fouet de l’humiliation, un pauvre bossu, que lui préfère la jolie Marie qu’il « désire », puis la jeune fille elle-même, dont l se lasse vite une fois qu’elle s’est donnée au meurtrier de son amant. Pour justifier ses crimes odieux, il invoque l’harmonie de l’univers, la beauté de l’Espèce, la « haine du pauvre » ordonnée par la société et « toutes les données de la science moderne », qui prouvent que la nature doit impitoyablement éliminer « tous les organismes inaptes à une vie harmonieuse et forte ». Le lecteur est délibérément mis mal à l’aise. D’abord, parce que, au lieu de s’identifier au narrateur, comme c’est le plus souvent le cas, il ne peut que le détester. Ensuite, parce qu’il découvre que, contrairement à une vision simpliste et rassurante de la psychologie, la cruauté et la sensibilité ne s’excluent pas forcément et peuvent fort bien coexister chez le même individu. Enfin et surtout parce qu’il ne sait pas très bien comment prendre le plaidoyer de l’assassin. Certes, il peut commodément l’accuser d’être de mauvaise foi. Mais cela ne saurait suffire pour se mettre à l’abri, car les arguments des « lois de la vie » justifiant l’écrasement des faibles sont courants à l’époque dans la société bourgeoise, où triomphe un capitalisme inhumain, qui prétend trouver des légitimations dans le darwinisme. Comme dans Le Portefeuille et Scrupules, Mirbeau a entrepris une démonstration par l’absurde : si le lecteur est révolté par les actes monstrueux du narrateur, il ne peut que rejeter ses justifications théoriques, et donc condamner la « morale » bourgeoise et l’économie capitaliste qui reposent sur les mêmes présupposés ; corollairement, il doit faire de la pitié pour les plus faibles et les plus démunis le fondement de son éthique. Voir aussi les notices Morale, Darwin, Contradiction, Capitalisme et Contes cruels et Les Vingt et un jours d’un neurasthénique. P. M.
Bibliographie : Angela Di Benedetto, « La parole à l’accusé : dire le mal dans les Contes cruels », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, à paraître en mars 2010.
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