Thèmes et interprétations

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Terme
MORALE

MORALE

 

            Mirbeau se méfie énormément de ce que l’on a l’habitude d’appeler « morale », parce qu’il n’y voit qu’une pure hypocrisie et qu’une menace pour la liberté de penser et d’écrire. Cette prétendue « morale » est en fait un des instruments de domination dont disposent les classes dominantes – en France, la bourgeoisie. Servant à camoufler toutes les turpitudes imaginables des nantis, elle ne vise qu’à légitimer et faire accepter par le bon peuple un ordre social qui est en réalité profondément immoral aux yeux de l’anarchiste Mirbeau. À cette fausse morale, inculquée par l’autorité des pères et des professeurs, imposée par les pouvoirs politiques et judiciaires, et sacralisée par les religions institutionnalisées, il convient d’opposer une éthique humaniste, individualiste et eudémoniste, qui se propose de favoriser l’épanouissement de chaque individu, comme Mirbeau l’explique en 1907, dans son interview par Paul Gsell : « La société entière ne doit tendre qu’à un seul but : rendre l’individu libre et heureux, assurer plus de liberté et de bonheur à chacun » (La Revue, 15 mars 1907).

            Malheureusement, dans les sociétés réelles, c’est tout le contraire qui se passe : « Tout être, à peu près bien constitué naît avec des facultés dominantes, des forces individuelles, qui correspondent exactement à un besoin ou à un agrément de la vie. Au lieu de veiller à leur développement, dans un sens normal, la famille a bien vite fait de les déprimer et de les anéantir. Elle ne produit que des déclassés, des révoltés, des déséquilibrés, des malheureux, en les rejetant, avec un merveilleux instinct, hors de leur moi ; en leur imposant, de par son autorité légale, des goûts, des fonctions, des actions qui ne sont pas les leurs, et qui deviennent non plus une joie, ce qu'ils devraient être, mais un intolérable supplice. Combien rencontrez-vous dans la vie de gens adéquats à eux-mêmes ? » (Dans le ciel, chapitre VIII). Parmi toutes les pulsions naturelles qui sont impitoyablement réprimées chez l‘enfant, ou dûment canalisées chez l’adulte, figurent au premier chef les besoins sexuels. Il s’ensuit une frustration douloureuse, qui est une source, non seulement de misère sexuelle, de souffrances et de perversions en tous genres, mais aussi de fléaux sociaux tels que les viols, le harcèlement, la prostitution et la criminalité.

            La morale n’est pas seulement hypocrite et oppressive : elle est aussi relative et à géométrie variable, ce qui permet de s’en réclamer à bon compte en vue de censurer tout ce qui sort des normes en vigueur à un moment donné, dans une société donnée. Bien malin celui qui serait en mesure d’en proposer une définition qui vaille pour tous les hommes, toutes les sociétés et toutes les classes sociales. Ainsi, en 1895, lorsqu’il prend la défense d’Oscar Wilde victime de la tartufferie victorienne, Mirbeau s’interroge sur ce qu’il faut entendre par « immoralité » et souligne, à la façon de Voltaire, la relativité fort élastique et arbitraire des notions de morale : « Qu’est-ce que l’immoralité ? Je voudrais bien qu’on me la définisse une bonne fois, car on ne s’entend guère là-dessus, et, pour beaucoup de braves gens que je pourrais nommer, l’immoralité, c’est tout ce qui est beau. Pour le crapaud, l’immoralité, c’est l’oiseau qui vole dans l’air et chante dans les branches ; pour le cloporte, ignoblement condamné aux murs visqueux des caves, ce sont les abeilles qui se roulent dans le pollen des fleurs. “Un livre n’est point moral ou immoral ; il est bien ou mal écrit : c’est tout.” Je m’en tiens à cette définition qu’Oscar Wilde inscrivit dans la préface de son livre, et j’ajoute : “L’immoralité, c’est tout ce qui offense l’intelligence et la beauté.” » (« Sur un livre », Le Journal, 7 juillet 1895). Les pires des immoralistes, à ses yeux, ce ne sont évidemment pas des écrivains tels qu’Oscar Wilde, mais les puritains qui l’ont condamné au hard labour et dont les actions sont une insulte à ce qu’il y a de plus beau et de plus intelligent...

            Six ans plus tard, Mirbeau en remet une couche lorsque Le Journal d’une femme de chambre se voit à son tour taxer d’immoralité par un journal à scandale, Le Fin de siècle : « Le Fin de siècle voudrait bien savoir ce que c’est que la morale, et il demande à ce qu’on la définisse enfin, d’une façon “légale”. On pourrait savoir alors ce qui est moral et ce qui ne l’est pas, ce qu’il est permis et ce qu’il est défendu de dire… Nous n’avons là-dessus d’autre critérium que la disposition d’humeur, d’esprit ou d’estomac, plus ou moins passagère, plus ou moins réflexe, d’un des membres de la Ligue contre la licence des rues… Ce n’est pas suffisant, en vérité, et c’est souvent contradictoire, et presque toujours arbitraire… L’artiste et l’écrivain dépendent donc uniquement d’une chose qu’il ignore absolument, d’un malheur privé, d’un perte à la Bourse, d’une infidélité de maîtresse, d’une digestion pénible… de toutes ces choses extérieures qui ont tant d’empire sur le jugement des hommes… Il serait à désirer que la morale ne fût pas exclusivement livrée à la seule appréciation, à la seule fantaisie variable et instable d’un homme ou d’une Ligue, mais que son caractère, et, par conséquent, les garanties de l’écrivain et de l’artiste fussent enfin établies sur des bases solides et fixes, de façon à ce que personne – juges et jugés – ne pût désormais s’y tromper. » Et Mirbeau de conclure : « Ô brave et honnête morale, que de bêtises… et aussi… que de crimes on commet en ton nom ! » (« Le Secret de la morale », Le Journal, 10 mars 1901).

            La morale est décidément une chose beaucoup trop dangereuse à ses yeux pour qu’on en confie la défense au zèle liberticide de “moralistes” auto-proclamés.

P. M.

 

 


MORALISTE

Mirbeau n’est pas un moraliste aux deux sens habituels du mot : il ne fait pas partie de cette engeance qui, au nom d’une prétendue « morale » à géométrie variable, hypocrite et liberticide, prétend traquer et pourfendre la supposée « immoralité » sous toutes ses formes ; et il n’est pas non plus de ces analystes qui, dans la lignée de La Bruyère ou La Rochefoucauld, se sont attachés à décortiquer les âmes et à dégager les caractéristiques profondes de l’humanité, dans des œuvres à portée générale et dans l’intention de contribuer à la correction de leurs vices, car il n’a jamais eu l’ambition de théoriser ni de généraliser. Néanmoins, il n’est pas totalement interdit de voir quand même en lui un moraliste.

- D’abord, parce que, dans toute son œuvre littéraire comme dans tous ses combats politiques et esthétiques, il a pris soin d’opposer, à l’oppressive « morale » des puissants et des religions constituées, une éthique humaniste, individualiste et eudémoniste, qui doit avoir pour seul objectif de favoriser l’épanouissement de chaque individu au sein d’un corps social harmonieux, comme il l’explique, en 1907, à Paul Gsell : « La société entière ne doit tendre qu’à un seul but : rendre l’individu libre et heureux, assurer plus de liberté et de bonheur à chacun » (La Revue, 15 mars 1907). Si Mirbeau, avant Camus, a incarné la figure nouvelle de « l’intellectuel » en affirmant la responsabilité sociale de l’écrivain, c’est parce qu’il a, lui aussi, mis l’éthique au poste de commande. Chaque fois que ses exigences de justice étaient blessées, il en souffrait s’indignait, se révoltait et se battait avec la seule arme des mots contre tous les maux, en mettant en œuvre une esthétique de la révélation. Entreprise morale, s’il en est.

- Ensuite, parce que, dans toute son abondante production, il nous tend un miroir pour que nous y reconnaissions toutes nos faiblesses, nos tentations malsaines, nos comportements absurdes, nos pratiques foncièrement égoïstes, et il nous invite à prendre horreur de nous-mêmes et, par-delà les cas individuels, horreur de la société qui a façonné ces peu ragoûtants « échantillons de l’animalité humaine ». Le grotesque et le terrible sont les deux faces d’une même réalité humaine, qu’il s’emploie, très moralement, à châtier par le rire ou l’horreur. Bien sûr, on l’a accusé d’exagérer, comme si la réalité du vingtième siècle n’avait pas dépassé cent fois en horreur tout ce qu’il avait imaginé de pire. On l’a aussi accusé d’être un caricaturiste et de déformer la réalité, comme si la caricature ne permettait pas, au contraire, de débusquer la vérité enfouie derrière les apparences.

- Enfin, parce qu’il a fait jouer six petites pièces qu’il a publiées sous un titre symptomatique de ses intentions de moraliste : Farces et moralités (1904). Comme l’indique le titre adopté, elles ont bien un objectif didactique avoué, mais le dramaturge laisse aux spectateur de tirer eux-mêmes la moralité de la représentation, ce qui est d'autant plus aisé que les personnages, presque tous anonymes, ou dotés de noms symboliques ou très fortement suggestifs, n'existent qu'en tant qu'illustrations de fonctions sociales, et non pas en tant qu'incarnations de types humains individualisés : leur exemple particulier est donc susceptible de généralisation.

À partir de son grand tournant de 1884-1885, Mirbeau a fait siens des principes éthiques auxquels il est resté constamment fidèle et qui lui ont inspiré ses grands combats pour la Justice et la Vérité dans tous les domaines. Ce sont ces mêmes principes éthiques qui l’ont amené à remettre en cause des normes esthétiques et des genres littéraires dont les formes lui semblaient incompatibles avec son rôle de satiriste, de caricaturiste et d’inquiéteur, soucieux de dessiller les yeux de ses aveugles contemporains et qui met en œuvre une pédagogie de choc pour secouer leur force d’inertie et les obliger à réagir. Il a dit tout haut ce qui ne se murmure qu’in petto et il a exhibé sur la place publique ce qui, d’ordinaire, se cache hypocritement, au fond des alcôves ou dans les coulisses du theatrum mundi. Il a donc été, pendant des décennies, celui par qui est arrivée la vérité, et, partant, le scandale. Bref, un véritable moraliste !

Voir aussi les notices Morale, Éthique, Cynisme, Engagement, Intellectuel et Moralité.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, Albert Camus et Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, 2005, 67 pages ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau est-il un moraliste ? », in Les Moralistes modernes (XIXe-XXe siècles), Presses de l'Université de Belgrade, à paraître fin  2010.

 

 


MORALITE

Le mot « moralité » désigne un genre théâtral qui a été pratiqué en France pendant près de deux siècles, de la fin du quatorzième siècle à la moitié du seizième. Il recourait à l’allégorie et à des personnages incarnant les vices et les vertus pour exercer une action pédagogique sur les spectateurs et tenter de les ramener dans le droit chemin de la morale religieuse. Il s’agit donc, en principe, d’un théâtre édifiant. Mais il existait aussi des moralités qui avaient des objectifs nettement satiriques, comme l’explique Jean-Pierre Bordier : « Le but que s'assigne la moralité, et que l’allégorie lui rend aisément accessible, consiste à dégager des apparences et de l'obscurité les forces profondes qui agissent dans le monde et dans l'homme, au service du bien ou au service du mal. La moralité dissipe les ténèbres et les illusions du sensible, elle fait tomber les masques et remplace les apparences trompeuses par la réalité. Cette révélation peut prendre le ton sérieux du sermon, mais le théâtre est plus efficace quand il fait rire. »

On comprend mieux, dès lors, que Mirbeau ait pu qualifier de « moralités » les six petites pièces en un acte qu’il a regroupées, en 1904, sous le titre de Farces et moralités. Il n’y est, bien sûr, pas question de morale religieuse et elles n’ont rien d’édifiant au sens habituel du terme : Mirbeau ne se soucie aucunement de morale et ne cherche évidemment pas à. Renforcer le respect des valeurs consacrées, bien au contraire. Mais elles ont un objectif didactique avoué, comme les pièces de Bertolt Brecht, et le spectateur est invité à tirer lui-même les leçons des faits qui lui sont présentés. C'est d'autant plus aisé que les personnages, presque tous anonymes, ou dotés de noms symboliques ou très fortement suggestifs, n'existent qu'en tant qu'illustrations de fonctions sociales, et non pas en tant qu'incarnations de types humains individualisés : le Maire et les Conseillers municipaux (L'Épidémie), le Commissaire et le loqueteux Jean Guenille (Le Portefeuille), le Voleur et le Volé (Scrupules), l'Amant et l'Amante (Les Amants), l'Interviewer et le marchand de vins (Interview), le Mari et la Femme (Vieux ménages). Leur exemple particulier est donc susceptible de généralisation.

D’autre part, comme dans les moralités satiriques d’autrefois, et comme dans toute l’œuvre de Mirbeau, ces pièces nous obligent à percevoir les êtres et les choses sous un jour nouveau et contribuent donc à détruire certaines mystifications entretenues par le conditionnement social : sur le mariage (Vieux ménages)., sur l’amour (Les Amants), sur la loi (Le Portefeuille), sur la presse (Interview), sur les politiciens (L'Épidémie), sur le vol et la philanthropie (Scrupules). Du coup, elles remettent en question les catégories traditionnelles du bien et du mal et interpellent l’esprit et la conscience du spectateur de bonne volonté.

Enfin Mirbeau se livre à de véritables démonstrations par l’absurde. Ainsi, dans Le Portefeuille, ou bien le spectateur est partisan de l'ordre social à n'importe quel prix, et il doit en accepter toutes les conséquences, si révoltantes qu'elles soient pour sa raison et pour ce qui lui sert de conscience morale ; ou bien, au contraire, il s'en scandalise, et alors il lui faut impérativement remonter de l'effet à la cause et condamner, non pas seulement des dysfonctionnements conjoncturels, mais, plus généralement, l'ensemble du système social, dont le fonctionnement normal et légal rend de tels abus, non seulement possibles, mais encore inévitables. Autre démonstration par l'absurde de la nocivité et du caractère intrinséquement pervers de la société bourgeoise dans Scrupules, où un gentleman-cambrioleur aux manières raffinées n'a aucun mal à démontrer à son “hôte” d'une nuit, « philanthrope » enrichi par ses crapuleries, que, dans une société reposant tout entière sur le vol et où l'on honore la politique, la finance, le commerce, le journalisme et la vie mondaine, qui n'ont pas d'autres objectifs que de se remplir les poches au détriment des gogos,  c'est encore en assumant courageusement son métier de voleur qu'on est le moins malhonnête.

 P. M.

 


MORT

Sur l’œuvre entier de Mirbeau plane la mort. À mi-chemin entre inspiration décadente et naturaliste, elle s’offre comme une thématique récurrente et durable, présentant un vivier de représentations assez romanesques, à travers la mort du Prussien dans Le Calvaire (1886), les  exécutions complaisantes du Jardin des supplices (1898) ou l’hécatombe finale des Mauvais Bergers (1897). Du reste, cette mort-événement détermine en partie la réputation subversive d’une œuvre romanesque que certains jugent encore scandaleuse.

À rebours de cette distanciation strictement littéraire, la mort figure aussi une réalité appréhendée par le cœur et l’esprit de Mirbeau. La mort des siens et de ses proches – sa mère, Maupassant, Zola… – le montre tâchant de dire le phénomène en l’articulant intimement à son antithèse, l’amour, c’est-à-dire la vie. La portée profondément affective de cette exploration éclate quand il s’agit de figurer la mort comme sanction d’un trop-plein ou au contraire d’une carence en amour.

Qu’en est-il dans l’œuvre ? Les romans dits autobiographiques montrent la mort, non seulement dénuée de toute connotation d’effroi, mais comme un possible objet du désir. Mintié, l’abbé Jules, Sébastien Roch, partagent épisodiquement ou de façon durable une même aspiration suicidaire, à laquelle seuls Lucien, dans Dans le ciel (1893), et le petit bossu, dans Sébastien Roch (1890) donneront une réalisation effective. C’est que, dans les premières œuvres, la pensée de la mort fait partie intégrante d’une tentation régressive de rompre avec l’hostilité du monde, à quoi elle permet de tourner le dos : à l’accablante misère de tout, à la pesanteur du réel, la bienheureuse mort s’impose comme un espace d’affranchissement complet. Elle offre la consolante perspective d’une délivrance, d’une fin irrévocable, à des personnages en quête de libération, voire d’échappatoire.

Différente est l’approche romanesque de la mort dès les dernières années du siècle. Plus question d’une mort qui ne serait qu’une fin, scandaleuse d’inutilité. Un mouvement se met en branle, par lequel la mort est à l’origine d’une renaissance potentielle en impulsant un cycle. Dans le ciel développe le paradigme littéraire du fumier où grouillent les formes de vie se nourrissant de la mort ; les fleurs du Jardin des supplices s’épanouissent elles aussi sur un terreau identique, à l’instar de la beauté de Clara, dont la spectaculaire mise en scène de la mort est au service de la formulation d’une esthétique et d’une philosophie panthéistes. La mort devient promesse de vie, et cet avatar décadent, qui fait de la fin une possibilité de renouveau, se décline sur plusieurs modes. L’union de la mort et de la vie se lit notamment dans les représentations du rituel de la mort et du mariage mêlé : les désirs de mort de Clara, dans Le Jardin des supplices, de Juliette dans Le Calvaire, voire du père Roch dans Sébastien Roch, disent les formes multiples et prégnantes de cette intrication d’Éros et Thanatos.

À cet infléchissement de la représentation mentale correspond un renouvellement de la figuration littéraire, faite dorénavant d’échos et de reprises, comme si la mort incarnait un solide fil conducteur. C’est, par exemple, au sein de la conscience chaotique de Célestine que se dévide ce fil rouge, dans Le Journal d’une femme de chambre, en 1900, de la mort de son père à celle de la petite Claire, fille du cantonnier, en passant par le sacrifice du furet du colonel Mauger. L’effroyable infanticide en appelle un autre, facilité par un cantonnier, cette fois, dans Dingo, en 1913. De loin en loin, la mort œuvre, pose des jalons, se moule aux évolutions de la pensée et de l’œuvre mirbellienne : elle en est sans conteste l’un des moteurs, l’un des foyers ardents de l’inspiration de l’écrivain.

Voir aussi les notices Suicide, Meurtre et Viol.

S. L.

 

Bibliographie : Jennifer Forrest, « “La mort plutôt que le déshonneur” dans L’Écuyère d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 4-21  ; Samuel Lair, « À propos d’une représentation dans l’œuvre de Mirbeau : la mort, de la sanction à la renaissance », in Les Représentations de la mort, Actes du colloque de Lorient, Presses Universitaires de Rennes, 2002, pp. 213-222 ; Samuel Lair, « Une illustration littéraire du mythe de l'Éternel Retour : Le Jardin des supplices, d'Octave Mirbeau (1899) », in Studia Romanica Posnaniensa, Poznan, volume XXV, 2008, pp. 49-65 ; Yannick Lemarié, « Lazare en Octavie : le roman du mort vivant », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, 2010, pp. 51-67 ; Pierre Michel, « Mirbeau, Camus et la mort volontaire », in Actes du colloque de Lorient Les Représentations de la mort, Presses Universitaires de Rennes, 2002, pp. 197-212 ; Robert Ziegler, « The Landscape of death in Octave Mirbeau », L'Esprit créateur, hiver 1995, vol. XXXV,  n° 4, pp. 71-82 ; Robert Ziegler, « Vers la mort et la perfection dans Sébastien Roch », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 36-54 ; Robert Ziegler, « The Perfect Death : Sébastien Roch », chapitre III de The Nothing Machine - The Fiction of Octave Mirbeau, Rodopi, Amsterdam – New York, 2007, pp. 57-74.

 

 

 

 


MOTS

MOTS

 

            En tant que professionnel de la plume et que journaliste et écrivain prolifique, Octave Mirbeau a eu, toute sa vie, recours aux mots et s’en est abondamment servi, à la fois comme d’un instrument de travail et comme d’une arme au service de ses combats politiques, éthiques et esthétiques. Et pourtant, paradoxalement, il est parfaitement conscient des insuffisances et des dangers des mots.

 

Les insuffisances des mots

 

            Il est clair, à ses yeux, que les pauvres mots ne parviendront jamais à restituer la richesse inépuisable de la vie. On aura beau se mettre en quête des mots les plus rares, des combinaisons les plus « évocatoires », des images les plus synthétiques, des rythmes les plus suggestifs, comment de pauvres mots pourraient-ils jamais réaliser le rêve de Flaubert et rivaliser avec l'écrasante complexité et l'infinie diversité de la vie qu'ils prétendent restituer ? Ce sentiment d'impuissance, Mirbeau le ressent en permanence : « La nature est tellement merveilleuse qu'il est impossible à n'importe qui de la rendre comme on la ressent , et croyez bien – écrit-il à Monet en 1887 – qu'on la ressent moins belle encore qu'elle n'est, c'est un mystère ». On en entend l'écho dans les lamentations du peintre Lucien de Dans le ciel (1892-1893) : « Je me sens de plus en plus dégoûté de moi-même. À mesure que je pénètre plus profond dans la nature, dans l'inexprimable et surnaturel mystère qu'est la nature, j'éprouve combien je suis faible et impuissant devant de telles beautés. La nature, on peut encore la concevoir vaguement, avec son cerveau, peut-être, mais l'exprimer avec cet outil gauche, lourd et infidèle qu'est la main, voilà qui est, je crois, au-dessus des forces humaines. ». Or le cas du peintre et du sculpteur est moins désespéré que celui de l'écrivain, car ils disposent d'un matériau brut à transformer, qui donne une dignité à leur art, et  avec lequel, à l'aide des formes et des couleurs, ils peuvent espérer rendre matériellement l'impression du monde extérieur. Tandis que les mots ne seront jamais « qu'une plate, mensongère et absurde contrefaçon de la vie » (propos rapportés par Albert Adès). Dès lors, que vaut la littérature ? Mirbeau en arrive souvent à blasphémer ce qu'il a adoré : « Rien de plus parfaitement abject que la littérature. Je ne crois plus à Balzac, et Flaubert n'est qu'une illusion de mots creux », écrit-il à Claude Monet...

 

Les mensonges des mots

 

            Et puis les mots sont souvent utilisés afin de cacher les choses, qu’ils devraient au contraire avoir pour fonction de révéler. Et le conditionnement à s’en servir pour camoufler les hideuses réalités commence dès l’enfance : ainsi les parents Dervelle sont-ils « très sévères sur le choix des mots » en présence de leur petit Albert, le narrateur de L’Abbé Jules (1888). Résultat : il s’avère, dans la pratique, que les mots sont les outils privilégiés de la mauvaise foi ; qu’ils signifient souvent le contraire de ce qu’ils devraient signifier (par « amour », on désigne la guerre des sexes, par « civilisation » le massacre de populations qualifiées de barbares, par « défense » une guerre de conquête, par « démocratie » l’asservissement d’un peuple, etc.) ; et qu’ils servent le plus souvent à véhiculer des mensonges :

            * Mensonges des religions, qui reposent toutes sur des mystifications légitimées, aux yeux des naïfs, par leur propre durée (voir la notice).

            * Mensonges de la propagande politique, qui sévit à la Chambre et se déchaîne tout particulièrement lors des campagnes électorales (voir les notices Politique et Élections).

            * Mensonges de la « réclame », qui crée des besoins artificiels et qui permet de porter aux nues des artistes ou des écrivains médiocres (voir en particulier « Le Manuel du savoir écrire », Le Figaro, 11 mai 1889).

            * Mensonges de la presse, où la désinformation, voire le chantage, sont trop souvent la règle (voir la notice Journalisme).

            * Mensonges des affaires, où tous les moyens sont bons pour gruger les concurrents et exploiter les gogos (voir Les affaires sont les affaires, 1903).

            * Mensonges de l’amour, comédie que se jouent les pseudo-amoureux (voir Les Amants, 1901).

            * Mensonges de la science, quand elle se dégrade en scientisme (voir la notice) ou quand elle est instrumentalisée par des ingénieurs ou des médecins irresponsables.

            * Mensonges des valeurs sacralisées que sont la famille, le travail, la patrie, l’argent, le pouvoir, l’État, etc., d’où la nécessité, pour Mirbeau, de les désacraliser (voir la notice Désacralisation).

 

La tentation du silence

 

            Déchiré en permanence entre l'aspiration à un mode d'expression idéal et la conviction de ne jamais pouvoir y atteindre, entre la conviction que les mots ne peuvent que trahir la vérité et la nécessité de s’en servir pour exprimer sa perception personnelle des choses et mener à bien ses divers combats, Mirbeau éprouve bien souvent la tentation du silence. De même que, devant une oeuvre d'art, il faudrait « admirer » et « se taire », de même, face à l'infinie richesse d'une vie en perpétuel renouvellement, il vaudrait mieux se contenter de la contempler et d'en jouir en silence. Cette tentation est d'autant plus forte que l’allergie de Mirbeau au psittacisme de ses contemporains et sa conscience aiguë de la vacuité des échanges verbaux – dont témoignent en particulier ses Farces et moralités (1904) – l'incitent à se détourner de ce truchement salissant et dérisoirement incomplet que sont les mots.

Mais les impératifs du métier dont il vit, et ceux de ses multiples engagement politiques et esthétiques, lui interdisent ce qui serait à ses yeux « une lâche et hypocrite désertion du devoir social », selon une formule de Dans le ciel. Il écrit donc, contraint et forcé, mais avec la conscience lancinante de n'être jamais à la hauteur des objectifs, tant littéraires que politiques, qu'il s'est présomptueusement fixés, car, si insuffisants qu’ils soient, les mots n’en sont pas moins le seul outil dont il dispose pour essayer de combattre les maux de l’humanité et de la société.

Encore faut-il, pour cela, « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », selon la belle formule de Mallarmé, et, par conséquent, les débarrasser de tout ce qui les souille et les dénature. Le mot propre, qui permet de désigner les choses exactement telles qu’on les perçoit, sans peur de choquer et sans souci du qu’en dira-t-on, peut bien être perçu par les bien-pensants de tout poil comme « sale » et par les esthètes raffinés comme « plat », mais il est le seul à pouvoir produire l’effet émancipateur souhaité. Mirbeau n’hésite donc jamais à désigner les choses par le mot qui les révèle le mieux, quitte à choquer roidement les hypocrites conventions ou à faire la nique au style « empanaché » qu’il méprise : « Il faut écrire simplement... chercher des mots tout simples, tout ordinaires, qui ne vieillissent pas... des mots justes... Ça fait si joli, des mots justes ! » (propos rapportés par George Besson, Les Cahiers d’aujourd’hui, n° 9, 1922, p. 152).

P. M.

 

            Bibliographie : Pierre Michel, Les Combats d’Octave Mirbeau, Annales littéraires de l’université de Besançon, 1995, chapitre VIII (pp. 277-320).



MOYENNE

En tant que critique d’art soucieux d’ouvrir les yeux de ses contemporains sur les innovations des peintres qu’il entend promouvoir, Mirbeau sait pertinemment, dès ses Notes sur l’art de 1884-1885, qu’il va se heurter tout à la fois à l’hostilité des peintres académiques et pompiers qui contrôlent l’École des Beaux-Arts et le Salon, au misonéisme des critiques tardigrades, qui sont peu ou prou partie prenante du système en place, et à l’indifférence du public, dûment conditionné et crétinisé, et par conséquent incapable de voir et de comprendre. Cet obstacle culturel à l’émergence et à la reconnaissance des artistes novateurs, il a trouvé un terme pour le qualifier : la moyenne, dont « les arts sont rongés ». Elle correspond, socialement, à la « suffrage-universalisation de l’art », et, politiquement, à l’avènement d’une pseudo-démocratie niveleuse et mystificatrice (voir la notice Élections), où l’électeur est supposé être roi et où, pour conquérir ses faveurs en s’abaissant jusqu’à lui, l’on pratique volontiers « la chasse au génie », comme Mirbeau l’affirme à propos de Rodin (« Au conseil municipal », Le Journal, 12 juillet 1899).

Et d’expliquer les méfaits de cette mortifère moyenne : « La moyenne, c’est-à-dire ce qui flatte, ce qui caresse, ce qui réjouit l’âme bornée du public : la moyenne, cet abominable niveau, placé entre ce qui est ni tout à fait bon ni tout à fait mauvais et d’où personne ne peut tenter de sortir seulement la tête, sans être vilipendé ; la moyenne, cette démocratie haineuse qui ne permet à aucune aristocratie de s’élever, à aucune supériorité de s’affirmer ; la moyenne qui tortura Delacroix, Millet, Corot. [...] Tout ce qui pense par soi-même, tout ce qui vit, tout ce qui ressent, tout ce qui exprime des formes d’êtres et de choses  vus à travers ses rêves propres, tout cela n’existe pas. Pour conquérir le succès, il faut, au peintre comme au littérateur, l’amour de la banalité compliquée, il doit avoir les qualités basses, et le vil esprit du vaudeville, la tristesse pleurnicheuse de la romance » (« Le Pillage », La France, 31 octobre 1884).

C’est cette mortifère moyenne qui explique que le Salon annuel ne soit plus qu’une foire aux médiocrités, que la littérature ne soit plus qu’un commerce et que le théâtre se meure, faute de pièces qui lui redonnent vie. Mais ce diagnostic fort pessimiste n’a pas empêché Mirbeau de se battre pendant un tiers de siècle, quoique sans illusions, pour faire reconnaître les artistes et les écrivains qui lui avaient procuré de riches émotions.

Voir aussi les notices Peinture, Académisme, Art, Artiste, Salon, Critique, Système marchand-critique, Théâtre, Littérature, Notes sur l’art, Combats esthétiques et Combats littéraires.

P. M.

 


MUSEE

Comme beaucoup de choses de ce bas monde, le musée, en tant qu’institution culturelle, présente des aspects contradictoires auxquels Mirbeau est trop sensible pour en donner une image univoque, qui serait forcément mensongère. C’est dans La 628-E8 (1907) qu’il en dégage le mieux le double visage.

* D’un côté, le développement des musées correspond à un indéniable progrès social et contribue à une démocratisation de l’art, que Mirbeau appelle certes de ses vœux – sans pour autant croire que la majorité du public soit accessible à la beauté –, mais qui n’en a pas moins des effets pervers :

- D’une part, le musée fait partie du parcours obligé du touriste consciencieux, en proie à la « manie traditionnelle qui nous pousse, à peine arrivés dans une ville, à nous précipiter dans ses musées, c’est-à-dire à nous inquiéter des morts, avant de nous mêler aux vivants ». De surcroît, certains de ces visiteurs se croient obligés d’« écrire, en marge de leurs guides, au jour le jour, leurs émotions de voyage, ou ce qu’ils croient être leurs émotions », et « vont, de salle en salle, dans les musées, un stylographe d’une main, un carnet de l’autre, le Baedecker en poche, les yeux ailleurs et l’esprit nulle part ». Autrement dit, il y a une bonne part de snobisme à fréquenter les musées : c’est un signe extérieur de distinction, révélateur de ce que l’on croit être une supériorité intellectuelle et sociale et qu’il convient donc d’afficher, et il n’est pas évident, dans ces conditions, que les visiteurs ainsi motivés éprouvent la moindre émotion sincère devant les chefs-d’œuvre de l’art qu’ils ont pour devoir d’admirer béatement.

- D’autre part, la promiscuité imposée oblige le véritable amateur à côtoyer une masse d’imbéciles prétentieux et à  subir « toutes les sottises, épaisses, gluantes, que sécrètent hideusement », non seulement les béotiens et autres philistins, mais aussi «  les critiques d’art, lorsqu’ils se trouvent en présence des œuvres d’art, de n’importe quelles œuvres d’art, sottises indélébiles qui, bien mieux que les poussières accumulées et les vernis encrassés, encrassent à jamais vos chefs-d’œuvre, et finissent par vous dégoûter de vous-mêmes… » Dans une prosopopée cocasse, Mirbeau fait parler l’Homère  de Rembrandt, exposé à La Haye, qui lui confie son exaspération : « Éloigne de moi – ah ! je t’en supplie, toi qui sembles m’aimer silencieusement – éloigne de moi tous ces sourds bourdonnements de moustiques, toutes ces douloureuses piqûres de mouches, qui rendent ma vie si intolérable, dans ce musée. »

- Et puis, les grands musées sont si riches qu’ils exposent des centaines de toiles qu’il est impossible de contempler aussi attentivement qu’elles le mériteraient, de sorte que le visiteur amateur de peinture risque de finir par se lasser ou par avoir le tournis : « Des salles, des salles, des salles, dans lesquelles il me semble que je suis immobile, et où ce sont les tableaux qui passent avec une telle rapidité que c’est à peine si je puis entrevoir leurs images brouillées et mêlées… » Dès lors le « dégoût » menace : « En voyage, il y a des moments où les plus magnifiques musées ne vous disent plus rien ; des moments où l’on ne ferait point un pas pour découvrir le plus émouvant chef-d’oeuvre. L’art vous fatigue, vous énerve, comme les caresses d’une femme, après l’amour. Au sortir d’un musée, où je viens de me gorger d’art, comme au sortir d’un lit, où j’ai cru épuiser toutes les joies – toutes les joies ? – de la possession, je n’éprouve plus qu’un besoin, mais un besoin impérieux : marcher, marcher, et fumer, fumer des cigarettes, afin de mettre de la distance et un nuage entre ces mêmes décevantes illusions et moi. » L’excès même des émotions éprouvées finit par produire l’effet inverse de celui qu’on en attendait et l’art risque d’apparaître alors comme une simple « illusion », au même titre que l’amour (voir ce mot).

* Mais, d’un autre côté, il est indéniable que le musée permet aux passionnés du beau tels que Mirbeau lui-même de connaître des « jouissances » incomparables, quand ils sont confrontés aux chefs-d’œuvre éternels de l’art. Aussi commence-t-il généralement ses visites des villes hollandaises  « par les musées, n’est-ce pas ?… par ces musées magnifiques où, devant le génie de Rembrandt et de Vermeer, je suis venu oublier les Expositions parisiennes, les pauvres esthétiques, essoufflées et démentes, de nos esthéticiens… » Mais ces émotions sont des joies solitaires et silencieuses, que l’amateur d’art a envie de garder pour lui, sous peine de risquer de les profaner : « Je ne dirai rien des visites que j’ai faites aux Musées. Je veux garder secrètes en moi, au plus profond de moi, les jouissances et les rêveries que je vous dois, ô Van Eyck, ô Jordaens, ô Rubens, ô Teniers, ô Van Dyck !… » Ainsi, quand  Mirbeau est sorti « du musée de La Haye », où il a passé « presque toute la journée », il était « ivre de Vermeer, ivre surtout de Rembrandt » : « La tête me tournait. L’Homère et, davantage, le portrait du frère de Rembrandt me poursuivaient… Ce visage si prodigieusement humain, à la fois si dur et si doux, si mélancolique et si obstiné, cette effigie, aux plans si larges et sûrs, plus vivante que la vie, ce front encore tout chaud de la double pensée qui l’anima et qui le modela, et ces yeux où l’on voit tout ce qu’ils ont regardé !… Le génie de Rembrandt est si fort qu’il en devient douloureux… » On peut alors parler, comme le fait Claude Foucart, d’une « expérience humaine » sans pareille, « à laquelle se soumet l’écriture » de l’amateur-écrivain : le musée « est l’autre monde, celui de l’émotion poussée à son paroxysme », « la découverte d’une sensation extrême qui échappe à la parole » et qui « arrache » le visiteur « aux objets et lui donne ainsi l’impression d’un vécu  nouveau ». Enrichissement sans prix qui, par-delà les œuvres qui le procurent, permet, comme l’automobile et la vitesse sur un autre plan, de partir à la découverte de soi-même.

Voir aussi les notices Voyage et La 628-E8.

P. M.

 

Bibliographie : Claude Foucart, « Le Musée et la machine : l’expérience critique dans La 628-E8 », in Actes du colloque Octave Mirbeau, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 269-280 ; Octave Mirbeau, La 628-E8, Fasquelle, 190

MYSTICISME

Il peut sembler incongru de consacrer une entrée de ce dictionnaire au mysticisme, dans la mesure où Mirbeau était radicalement matérialiste. Et pourtant il n’est pas interdit de relever dans son œuvre des traces de ce que l’on peut qualifier de mysticisme, si l’on entend par ce mot « l’appel du grand ciel ».

Souffrance et création sous-tendent l’œuvre fictionnelle d’Octave Mirbeau. Elle est peuplée de personnages qui s’abstraient du monde et révèle explicitement les causes et les circonstances qui les élèvent, notamment, au rang d’artistes. Les états qu’ils traversent, et que l’on pourrait qualifier de mystiques, sont décrits par Mirbeau, par exemple dans Sébastien Roch, Dans le ciel, Le Calvaire ou L’Abbé Jules : ils comportent en particulier la perte de soi, l’ascension vers l’infini, l’extase ou le ravissement cataleptique.

De même, l’importance des « grands horizons » du « grand ciel », qui, chez Mirbeau, sont empreints de spiritualité, constitue une métaphore de la perte de soi, un état propice à la création, qui pourrait, d’une certaine façon, s’apparenter au « désert silencieux », « au néant innommé » de maître Eckart, du prieur Ruysbroeck, des Béguines ou de Jean de la Croix, qui cherchaient là toutes formes de déité. Plusieurs personnages mirbelliens redéfinissent perpétuellement leur place au sein d’un monde, où, tout en explorant ainsi leurs propres limites corporelles, ils cernent l’origine de leur souffrance et de leur différence : c’est le cas, par exemple, de Sébastien Roch et de son ami Georges, de Lucien de Dans le ciel, de Jean Mintié dans Le Calvaire, ou encore de l’abbé Jules.

Cette évocation du rapport Moi - Infini – dans le sens du dualisme défini par Aristote, puis repris par Spinoza – reste omniprésente, mais trouve également ses racines dans l’œuvre du néo-platonicien Plotin, qui offre l’une des premières définitions du mysticisme, signifié, quelques siècles plus tard, par les mystiques de la Renaissance, Catherine de Sienne ou Thérèse d’Avila, dans leur expérience du  silence et du mutisme, de la mort et du sommeil, qui, chez Mirbeau, s’applique dans la même analogie aux personnages féminins, notamment dans Le Calvaire, ou Le Jardin des supplices. Les descriptions d’héroïnes aimées, endormies, ainsi que l’association « souffrance - mort - plaisir charnel », rappellent en outre les mortifications des mystiques, qui sont plus explicites encore avec le père de Kern dans Sébastien Roch, Jean dans Le Calvaire ou l’abbé Jules : chaque douleur consentie permet le dépassement de soi et la rupture avec une réalité qui, ramenant au corps, entrave l’ascension de l’âme vers un ailleurs possible. S’infliger ces douleurs constitue alors un acte libérateur.

À maintes reprises ces romans donnent lieu à un ravissement, qui hisse les personnages illuminés vers des sphères bien à l’écart de la médiocrité ordinaire, origine de toutes les turpitudes, dans la fusion de l’amour et de l’art : « Regarde donc !… La société qui s’acharne sur toi » ; « L’amour, c’est l’effort de l’homme vers la création » (Le Calvaire). Paradoxalement un autre récit, Sac au dos, qui, à première lecture, ne se rapporte qu’à une banale randonnée, se réfère aussi au dépassement de soi et à chaque étape d’une souffrance acceptée, non sans lien avec le cheminement du calvaire chrétien.

Peu après Mirbeau, Romain Rolland nourrit son œuvre de la source d’inspiration que constitue « la quête de l’État Suprême », celui du détachement total prôné et enseigné par les bouddhistes, qui n’est pas sans correspondances avec l’expérience des mystiques chrétiens, cherchant constamment à  se délier de leurs attaches terrestres.

À l’époque de Mirbeau et au-delà, on a souvent opéré un amalgame entre les états mystiques et l’hystérie. Mais l’hystérie est un état psychique avéré par l’observation clinique, telle  que nous la livre, par exemple, Bertrand Marquer, dans son article « L’Hystérie comme arme polémique dans L’Abbé Jules et Le Jardin des supplices » (Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005), où il met en évidence la progression vécue par quelques-uns des personnages hystériques des romans de Mirbeau, allant de l’excitation à la prostration. Le mysticisme, au contraire, reste une démarche spirituelle, qui relève de la religiosité et tend vers la quête d’un idéal du Moi. Sigmund Freud, dans L’Inquiétante étrangeté (1919), différencie précisément ces états mystiques de l’hystérie, en les définissant comme des « états ordinaires de rupture » et de « dépersonnalisation ».

Omniprésents chez Mirbeau, principalement dans les romans autobiographiques, ces états se révèlent tantôt néfastes et terrifiants, tantôt à la source de toute création, salvateurs et rédempteurs. Serait-ce l’influence de la religiosité des jésuites, ou la propension naturelle d’Octave Mirbeau à se soustraire au réel, qui en aurait généré une description si authentique ? Ou peut-être ne s’agit-il finalement que du pendant nécessaire à la lucidité, si objectivement cruelle, avec laquelle Mirbeau restitue, sans aucune concession, le monde qui l’entoure.

F. M.-L.

 

 

 


MYSTIFICATION

MYSTIFICATION

 

            Octave Mirbeau, le grand démystificateur, n’en est pas moins aussi un mystificateur patenté. Pendant des décennies, il s’est amusé à rapporter, par écrit ou oralement, des histoires à la vraisemblance douteuse, destinées à mettre à l’épreuve la crédulité de ses auditeurs ou de ses lecteurs, en même temps qu’à égayer la galerie et à jouir lui-même du succès de ses bonnes farces. Comment articuler les deux faces du personnage ? Sont-elles contradictoires ? En fait, elles se révèlent parfaitement complémentaires. Car mystifier d’honnêtes lecteurs (ou auditeurs), en leur en faisant accepter un temps des choses qui ne sont pas, c’est du même coup éveiller leur méfiance à l’égard de tous les mensonges – ceux de la politique, de la réclame, de la religion, de la morale, de la presse et de l’Histoire – ; c’est susciter une réaction de doute, indispensable à l’essor de la pensée critique, sans laquelle il ne saurait y avoir de citoyens, ni par conséquent de véritable démocratie. À condition toutefois que la mystification ne dure pas, sans quoi on tomberait dans les manipulations, que Mirbeau n’a cessé de stigmatiser.

 

De la mystification à la démystification

 

            La forme la plus anodine de la mystification mirbellienne participe de la galéjade, dont relèvent, par exemple, les fantaisies allaisiennes sur le concombre fugitif, alias comex vadrouillator (« Le Concombre fugitif », Le Journal, 16 septembre 1894, , et « Fugitif et baladeur », Le Journal, 25 novembre 1894.). Il en va de même des exploits cynégétiques de Dingo, dans le roman homonyme (1913), ou, dans La 628-E8 (1907), de nombre d’anecdotes rapportées, ou de considérations de la plus haute fantaisie – par exemple, sur les misérables automobiles belges au moteur « de la grosseur d’une tasse à café chinoise », ou sur l’intelligence supérieure des oies, dotées d’une incomparable « sagesse ». La caricature, le grossissement farcesque, le paradoxe, le goût de l’hénaurme et le désir provocateur de surprendre et de choquer pour obliger le lecteur à réagir et à s’interroger, constituent des constantes chez Mirbeau, et le rire qu’il déclenche de la sorte établit alors une forme de complicité avec le lecteur.

            L’interview imaginaire, dont Mirbeau est le maître incontesté, a pour objectif de dégonfler les baudruches de la respectabilité en découvrant aux lecteurs médusés ce qui se cache derrière les grimaces avantageuses des puissants – ministres, militaires de haut rang, magistrats, stars de la scène ou écrivains à la mode. Le pseudo-interviewer, en faisant avouer spontanément à ses cibles, comme allant de soi, leurs turpitudes diverses et les arrière-pensées les plus viles qui guident leurs actions, dessille les yeux des naïfs, les oblige à découvrir ce qui leur est d’ordinaire soigneusement caché, et les introduit dans les coulisses peu ragoûtantes du theatrum mundi, comme le fait à sa façon la soubrette Célestine du Journal d’une femme de chambre (1900). Pas plus que les galéjades, ce type de mystification ne constitue une manipulation, puisque le lecteur, même le moins affûté, comprend vite que l’interview est purement fictive. En revanche, elle sert très efficacement la mission du démystificateur.

Mystification d’un tout autre genre avec les fausses confidences dont Mirbeau a gratifié son vénéré maître Edmond de Goncourt, un beau soir de 1889, et que le potinier d’Auteuil a aussitôt notées précieusement dans son journal. Devenues rapidement vérités d’évangile, du vivant même de leur auteur, elles ont fait florès pendant un siècle, et même au-delà, et on a raconté un peu partout, sans rire, que le jeune Mirbeau avait été sous-préfet à Saint-Girons, avait fumé quotidiennement 150 pipes d’opium en Espagne et avait pêché la sardine en Bretagne... Même si le plaisir de l’affabulation a dû jouer, l’essentiel, pour lui, est de se moquer, non de Goncourt, mais de l’Histoire, en prouvant, par une expérience in vivo, comparable à l’expérience farcesque de l’abbé Jules, comment on la fabrique. D’outre-tombe, on l’imagine, à l’instar de Jules, jubiler de l’effet posthume de sa mystification, qui s’avère être bel et bien une démystification. Une autre mystification ejusdem farinae, qui a également produit des effets cocasses et durables, présente cette particularité d’avoir été involontaire : sur la base d’une information erronée fournie par le maire des Damps, dans l’Eure, où il réside alors, Mirbeau a publié, sur le défunt philosophe mondain Elme Caro, un article où il le montrait retournant chaque fin de semaine à la campagne pour retrousser ses manches et biner son jardin... (« La Maison du philosophe », L’Écho de Paris le 21 septembre 1889). Quinze mois plus tard, sur la foi de cet article, Jules Simon, dans un discours académique, a repris à son compte cette image d’un philosophe pour dames du monde régénéré par le travail manuel au contact de la nature, et Mirbeau, en rapportant l’anecdote, n’a pas manqué, en conclusion, d’ironiser sur la façon dont on fait l’histoire : « Et vous savez, toute l’histoire est comme ça » (« Une page d’histoire », Le Figaro le 14 décembre 1890). La leçon paradoxale que le mystificateur malgré lui en tire, c’est qu’il n’y a rien de tel que de bonnes mystifications pour faire apparaître au grand jour les manipulations des uns et la crédulité des autres et pour susciter chez le lecteur un embryon de réflexion critique.  

Il n’en va pas tout à fait de même d’un quatrième exemple de mystification, qui flirte dangereusement avec la manipulation : il s’agit du  vrai-faux journal de Mirbeau, lors de la bataille du Foyer, en 1908. Au cours du procès, l'avocat du dramaturge, Henri-Robert, en lit des extraits, afin de démontrer que Jules Claretie, l’administrateur de la Comédie-Française, qui vient d’arrêter les répétitions de la pièce, est un faux-jeton avide de pouvoir, et que, dans ses rapports avec Mirbeau, il a toujours joué double jeu pour parvenir à ses fins, et ce, dès la bataille de Les affaires sont les affaires, en 1901. Il relit ainsi le passé à la lumière du présent, afin de discréditer Claretie. S’agit-il pour autant d’une forme de mini-procès stalinien avant la lettre ? Évidemment non ! Car, au lieu de bondir comme il l’aurait fait s’il avait été réellement choqué, l’avocat de la Comédie-Française, Du Buit, est bien forcé de reconnaître que, si le récit, qui a fait s’esclaffer l’auditoire, a bien été « écrit en 1908 », « pour les besoins de la cause », il l’a été aussi  « pour l'amusement de la galerie » ; et il le juge « si franchement comique et pittoresque » qu'il lave Mirbeau de tout soupçon de désinformation  volontaire : « Que ne pardonne-t-on pas au génie ? » En l’occurrence, Mirbeau n’a visiblement pas le souci d’être lu au premier degré et de tromper l’assistance, mais seulement de la faire rire aux dépens de son adversaire du jour, qui n’apparaît plus désormais que comme un fantoche.

 

Lettres de l’Inde

 

Le cas de mystification le plus problématique est celui des Lettres de l’Inde, qui ont paru en feuilleton en 1885, d’abord dans les colonnes du Gaulois, sous la signature significative de Nirvana, ensuite dans celles du Journal des débats, plus sobrement signées N. Il s’agit bien d’une mystification, puisque le rédacteur camouflé n’a jamais mis les pieds en Inde et que les rhododendrons géants de l’Himalaya qu’il y évoque, il se contente de les avoir sous les yeux de sa villégiature du Rouvray, dans l’Orne... En apparence, le reportage est donc bien “bidon”. Il n’en reste pas moins que toutes les données qu’utilise Mirbeau sont puisées aux meilleures sources : les dix-sept rapports confidentiels expédiés d’Orient, où il a été envoyé en mission officieuse, de décembre 1883 à août 1884, par son ami et commanditaire François Deloncle, à destination de Jules Ferry, alors président du Conseil et ministre des Colonies ! Le pseudo-Nirvana s’est contenté de broder et de conférer de la littérarité à ces rapports diplomatiques. Et il s’avère, paradoxalement, que cette supercherie est plus “vraie”, plus profonde et plus efficace que  les superficiels articles rapportés d’Inde par le mondain Robert de Bonnières...  De fait, c’est de ce genre de mystification que la “vérité” a le plus de chances de s’élever, car le voyageur en chambre, qui confronte les sources et développe posément sa réflexion à l’abri des fracas du monde, risque moins de se laisser égarer par des observations pittoresques, mais futiles, ou conditionner par des préjugés européocentristes qui, au contact des supposés “barbares”, mettent à rude épreuve le voyageur le mieux disposé, ou encore manipuler, tel Robert de Bonnières, par la propagande officielle des administrations coloniales qui lui servent de truchement.

Ce qui, finalement, est gênant, dans ses Lettres de l’Inde, ce n’est pas que Mirbeau n’ait pas voyagé en Orient comme Bonnières, c’est bien davantage qu’il se soit fait le propagandiste zélé de François Deloncle et de ses projets expansionnistes, et que le futur pourfendeur des expéditions coloniales, qui seront, pronostique-t-il, « la honte éternelle de l’Europe », ait opposé, d’une façon par trop manichéenne, le “bon” colonialisme à la française, tel qu’il s’expose à Pondichéry, au “méchant” colonialisme de la perfide Albion. Plus que la mystification stricto sensu, c’est la compromission qu’elle implique, à une époque où Mirbeau n’en a pas tout à fait fini avec la négritude et la prostitution journalistico-politique.

P. M.

 

       Bibliographie : Ioanna Chatzidimitriou, « Lettres de l’Inde : Fictional Histories as Colonial Discourse », Dalhousie French Studies, Halifax, Canada, n° 84, automne 2008, pp. 13-21 () ; Vincent Laisney, « “Une comédie bien humaine” : L’interview selon Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, mars 2007, pp. 140-149  ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, préface des Lettres de l’Inde, L’Échoppe, 1991, pp. 7-23 ; Pierre Michel, « Le Vrai-faux journal d'Octave Mirbeau », in Les Écritures de l'intimeLa Correspondance et le journal, Paris, Champion, 2000, pp. 125-132 ; Pierre Michel, « Les Mystifications épistolaires d’Octave Mirbeau », Revue de l’A.I.R.E., n° 28, décembre 2002, pp. 77-84 ; Anita Staron, « Du sous-jacent au flagrant ou le manipulateur manipulé (?) : Octave Mirbeau », in Manipulation, mystification, endoctrinement, Actes du colloque de Lódz, Wydawnictwo Uniwersytetu Lódziego, 2009, pp. 145-155.


MYTHE

N’échappe pas au mythe qui veut. À sa portée anhistorique, à son emprise irrationnelle, il n’est pas possible qu’un écrivain cartésien comme Mirbeau, qui plus est admirateur des auteurs réalistes, n’ait pas tenté de se soustraire. En vain, manifestement. Déterminé par un imaginaire fécond et troublé, influencé par un contexte esthétique propice aux tendances décadentes, désireux de participer à l’avènement d’une écriture qui rompt avec les codes, Mirbeau est l’auteur de romans et d’un théâtre travaillés par une dimension mythique. Non qu’il faille voir dans la récurrence d’un intertexte mythologique l’une des formes de cohérence de son œuvre ; Isis, figure de la maternité pitoyable, dans Le Calvaire, Narcisse, figure récurrente de ces personnages voués à l’analyse de soi, Icare, auquel est attachée l’incapacité de s’élever chez des personnages minés par une conduite d’échec, ou Méduse, dont le masque effroyable possède un effet fascinant, occupent certes une certaine place dans le texte mirbellien. Mais en dépit de la présence en filigrane de ces figures classiques dont la place tranche avec l’esthétique naturaliste qui constitue l’horizon littéraire dominant des années 1880-1890, et malgré le rôle souterrain de figures comme Prométhée ou Dionysos dans La 628-E8 (1907) ou Dingo (1913), la structure mythique de l’œuvre mirbellien se lit sur un autre registre.

Elle s’origine dans une représentation très personnelle de la nature qui parcourt l’œuvre, tout en étant soumise à une évolution. C’est cette idée de nature qui aide à vivre, tant les personnages romanesques, que l’auteur lui-même, semble-t-il. Fortement marquée par son aspect contradictoire, ce n’est que dans la sphère imaginaire du mythe que se comprend la logique interne de cette conception de la nature. À la fois intellectuelle et profondément affective, mystérieuse et appelant la révélation de ce mystère, la nature est, dans l’œuvre, redevable d’un syncrétisme à la fois philosophique, littéraire, poétique, qui rend opportun le qualificatif de mythique. Le mythe de la nature prend la fonction de moteur de l’évolution des personnages, comme Jules, en 1888, ou de compensation affective chez Jean Mintié (Le Calvaire, 1886) ou Sébastien Roch ; il rend nécessaire cette proximité entre l’homme et la nature, rappelle l’urgence de se défier d’une approche trop intellectualiste qui répudierait la sensibilité physique. Nombre de motifs ou de thèmes romanesques se lisent ainsi, non selon une perspective obvie, mais en imposant au lecteur un dépassement par une manière de déchiffrement. La place du motif de la circularité, dans L’Abbé Jules, par exemple, imprime au récit sa marque prégnante, que l’on retrouvera de façon vertigineuse dans les déferlements floraux, stylistiques et esthétiques, rencontrés dans Le Jardin des supplices, en 1899. Car le mythe se dit et s’écrit. Dans Le Journal d’une femme de chambre, en 1900, la compréhension mythique de la nature, sa rhétorique, servent d’impulsion au transfert monstrueux des catégories, dans une société qui déshumanise : glissement de l’homme avili à l’animal, de l’homme à son espace familier, du maître au domestique.

La portée critique de l’œuvre trouve aussi à se consolider dans cette figuration mythique. Le théâtre de Mirbeau acquiert ainsi, par-delà sa diversité, une véritable résonance avec l’ensemble romanesque, car on y retrouve des motifs assez peu dramatiques dans leur traitement : la place que la mort et l’amour occupent, celle du peuple et de la révolte, la passion, font songer à des forces dont l’emprise irrationnelle dépasse l’humain. Écrire le mythe autorise l’œuvre à assumer une portée poétique et ontologique, chez un écrivain longtemps réputé platement naturaliste.

Mettre en avant un mythe de la nature sert aussi d’antidote à un fourmillement de mythes condamnables sécrétés par la société dont Mirbeau honnit les valeurs. Avant Barthes, Mirbeau pointe excellemment les rites et stéréotypes bourgeois, auxquels il oppose la vérité et la spontanéité d’un mythe fécond, celui de la vie. Détourner le langage, idolâtrer les apparences, inverser la culture en fait de nature, assumer pleinement sa hantise de l’altérité, sont quelques-unes des conduites déviantes choisies par la société pour témoigner de sa tendance à épouser les forces de mort aux dépens de la vie. Le mythe mirbellien épouse sans conteste une ligne globale qui mène son auteur d’un pessimisme radical à la perspective entrevue d’un rapport pacifié avec l’existence, avec les autres, avec soi.

Voir aussi les notices Méduse, Amour, Mort,  Nature et Symbolisme.

S. L.

 

Bibliographie : Monique Bablon-Dubreuil, « Un gentilhomme : du déclin d'un mythe à l'impasse d'un roman »,  Cahiers Octave Mirbeau, n° 5, 1998, pp. 70-94 ; Pierre Citti, « L’Annonciateur et le mythe de l’origine », in Actes du colloque d’Angers Octave Mirbeau, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 321-330  ; Claude Herzfeld, La Figure de Méduse dans l’œuvre d’Octave Mirbeau, Nizet, 1990, 105 pages ; Samuel Lair, « Éros victorieux, ou Clara, Juliette, Aude et les autres », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 50-61 ; Claude Herzfeld, « La Foule, figure mythique, selon Octave Mirbeau », in La Foule – Mythes et figures de la Révolution à aujourd’hui, Presses de l’Université de Rennes, 2004, pp. 77-93 ; Samuel Lair, Le Mythe de la nature dans l’œuvre de Mirbeau, Presses Universitaires de Rennes, 2004, 361 pages ; Samuel Lair, « Une illustration littéraire du mythe de l'Éternel Retour : Le Jardin des supplices, d'Octave Mirbeau (1899) », in Studia Romanica Posnaniensa, Poznan, volume XXV, 2008, pp. 49-65 ; Samuel Lair, « Mirbeau dramaturge : des mythes et des monstres », in Un moderne : Octave Mirbeau, J.& S. éditeurs – Eurédit, 2004, pp. 219-252 ; Éléonore Roy-Reverzy, « Le Mythe de la nature dans l’œuvre de Mirbeau », dans les Actes du colloque de Clermont-Ferrand sur Les Mythes de la décadence, C. R. L. M. C., Clermont-Ferrand,  2001, pp. 23-36 ; Anita Staron, « De l’ascension à l’envol : l’espace comme métaphore chez Octave Mirbeau », dans les Actes du colloque de Cracovie, Les Images, Symboles, Mythes et la Poétique de l’Ascension/Envol, Cracovie, Wydawnictwo Uniwersytetu Jagiellońskiego, 2007, pp. 121-125.

 

 

 

 

 

 


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