Thèmes et interprétations

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Terme
NABIS

Mouvement pictural dont l’origine se situe en 1888 au sein d’un groupe de très jeunes artistes, élèves de l’Académie Julian, que des admirations communes et qu’un même désir de débarrasser la peinture de toute contrainte imitative rapprochent.

 

Les Nabis, prophètes de l’art moderne

 

Durant l’été Paul Sérusier rencontre Paul Gauguin, en Bretagne, sous la direction de qui il peint, en utilisant des aplats de couleurs pures, un petit paysage aux formes schématisées : Le Talisman. De retour à Paris, ce tableau, qui sera considéré comme le manifeste de l’esthétique qu’ils entendent développer, suscite chez ses amis le plus vif intérêt et engendre des débats enflammés sur le caractère sacré de l’Art. Enthousiasmés par cette nouvelle manière de peindre ces jeunes artistes choisissent de se regrouper sous le terme quelque peu mystérieux de Nabis (de l’hébreu nabi, « prophète »). Réagissant contre l’impressionnisme, jugé trop fidèle à la nature, ils se déclarent disciples de l’auteur De la vision après le sermon. Obéissant aux préceptes de Gauguin, tels que Sérusier, la figure emblématique du groupe, les a compris, ils décident de ne garder du motif que l’essentiel, de remplacer l’image par le symbole, de substituer à la représentation de la nature l’interprétation d’une idée. Du point de vue technique ils exaltent la couleur pure, suppriment le modelé et la perspective et recourent aux larges aplats. Maurice Denis, le théoricien du groupe, formulera parfaitement cette nouvelle conception de la peinture dans sa célèbre définition : « Se rappeler qu’un tableau – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote – est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». Chacun ayant son tempérament propre, le mouvement Nabi n’est pas une école et chacun suit sa voix. Très vite le groupe se scinde en deux tendances : les Nabis mystiques (Denis, Sérusier, Ranson) marqués par les primitifs toscans et l’art byzantin et les Nabis décorateurs (Bonnard, Vuillard, Vallotton, Roussel) inspirés par les estampes japonaises et la photographie, puis le groupe se sépare en 1903, mais il va avoir une portée considérable. En réinventant, en effet, un langage plastique ils vont contribuer à l’émergence des avant-gardes du XXe siècle.

 

Le silence de Mirbeau

 

Ces hommes ne se limitent pas à la peinture, ils exercent également leurs talents dans l’ameublement, les vitraux, les tapisseries, les papiers peints, les estampes, l’illustration (La Revue blanche), les affiches et les décors  (théâtre de l’Œuvre). C’est grâce à leurs illustrations (lithographies et gravures sur bois) que va naître véritablement l’art du livre. Cette conception globale de l’art ne peut pas laisser indéfiniment insensible Mirbeau. D’ailleurs l’illustration de La 628-E8 (1908), ainsi que celle de Dingo (même si Mirbeau va mourir avant la parution, 1923) seront confiées à Pierre Bonnard. Plusieurs œuvres de ces artistes figureront dans la vente, orchestrée par sa veuve, de la collection Mirbeau. Il faut toutefois admettre qu’il n’est pas le premier à les promouvoir. Aurier, Fénéon, Roger-Marx, Geffroy ou encore Natanson défendent ces peintres dès leurs débuts. Soutenus pas ces critiques, mais également par des galeristes, ces jeunes peintres acquièrent rapidement une certaine notoriété. Leurs expositions sont régulières et les comptes rendus fréquents, mais Mirbeau reste mutique pendant presque dix ans. Différentes raisons peuvent expliquer ce silence.

Tout d’abord le Nabis ont un goût prononcé pour le mystère et la littérature ésotérique, ils apprécient l’art des préraphaélites et ont le soutien de Le Barc de Bouteville, le promoteur des artistes de l’âme. Mais surtout ils prennent le contre-pied des artistes que Mirbeau vénère : les impressionnistes. Ils s’opposent radicalement à leurs augustes prédécesseurs. Aux vibrations colorées de la lumière, ils préfèrent les teintes plates et les formes accentuées ; au lieu de se soumettre à la nature, ils choisissent la liberté de la peinture. De plus ses amis sont au départ hostiles à la peinture des Nabis. Il paraît donc difficile pour Mirbeau de prendre parti pour des artistes que les impressionnistes réprouvent. Il n’est pas étonnant, par conséquent, de voir que c’est Maurice Denis, le théoricien du groupe et un des plus mystiques, qui provoque sa colère.  « [...] Ne pas comprendre qu’il y a autour de soi de la vie, de la vie vivante [...] et se dire un artiste ! Être artiste comme ça, parbleu ! Ce n’est pas difficile. C’est un petit tour de main à prendre. Et allez donc !... De la peinture comme celle de Maurice Denis, mais j’en ferais des kilomètres par jour ! Qu’on me donne la tour Eiffel à décorer... En quinze jours, je l’aurai couverte d’âmes délicieusement arrangées, et de courbes harmonieuses, et de parallélismes convergents, et de spires quadrangulaires. » (« Les Artistes de l’âme », Le Journal, 23 février 1896). Il n’est pas surprenant non plus de constater que ce sont les artistes plus profanes, mais également plus modernes, comme Bonnard, Vuillard, Vallotton, qui vont finir par emporter son adhésion : «  Je fus ravi de ne voir aux murs que des tableaux français, choisis avec une décision d’art très hardie et très sûre : [...] la salle à manger est ornée d’exquis panneaux de Vuillard. Dans le cabinet de travail, des décorations de Bonnard, sobres, substantielles, harmonieuses [...]. Çà et là, des Van Gogh, des Vallotton, [...] des Roussel. [...] Il fallait donc que je vinsse en Allemagne, pour avoir la joie de voir, ainsi compris, ainsi fêté, ce que j’aimais. » (La 628-E8).

 

La reconnaissance

 

Un des premier à réviser son jugement sur ces jeunes peintres est Renoir qui, en 1898, écrit à Bonnard pour le féliciter des dessins qu’il a donnés pour illustrer Marie, de Peter Nansen. Un an plus tard Pissarro, lui aussi, succombe au charme du jeune homme et enfin c’est au tour de Monet d’apprécier l’art et la compagnie de cet artiste. C’était mal les juger, en effet, de voir en eux des réfractaires aux beautés de la nature. Si les Nabis se sont éloignés des impressionnistes et de leur peinture, c’est peut-être parce qu’ils en avaient été trop proches. Ils ne renient pas l’héritage des Indépendants, ils veulent seulement le faire fructifier. Comme l’explique Bonnard : « Quand mes amis et moi voulûmes poursuivre les recherches des impressionnistes et tenter de les développer, nous cherchâmes à les dépasser dans leurs impressions naturalistes de la couleur. L’art n’est pas la nature. Nous fûmes plus sévères pour la composition. Il y avait beaucoup à tirer de la couleur comme moyen d’expression. » (Les Nabis, Antoine Terrasse). Ils ne veulent plus imiter le monde extérieur, mais le transfigurer ; plus que les objets qu’ils observent, ils montrent l’émotion qu’ils ressentent à les observer ; c’est leur vie intérieure, leur sensibilité, leur imagination qu’ils projettent sur les êtres et les choses. À l’instar des impressionnistes, les Nabis exaltent la joie qu’ils éprouvent à regarder le monde. Peintres de la lumière et de la couleur, leurs œuvres sont un hymne à la vie. Cette communion qui a d’abord échappée aux impressionnistes leur apparaît comme une évidence par la suite. Mirbeau a-t-il mis du temps à comprendre et à aimer cette peinture ou est-ce l’aval des dieux de son cœur qui lui permet d’exprimer une admiration qu’il a jusque là réprimée ? Quoi qu’il en soit, à la suite de ses amis, il n’hésite plus désormais à témoigner son estime à ces peintres.

Les Nabis commencent à apparaître dans ses chroniques à partir de 1900, mais il faut attendre 1905 pour les voir émerger des tableaux d’honneur dressés par le critique. Il salue tout d’abord leur intégrité et la foi artistique qui les habite, il rend également hommage à leur conception esthétique qui a permis de renouveler la peinture de leur époque et enfin, il loue cette confraternité qui les anime. Il insiste, en effet, sur les liens qui les unissent et qui sont pour lui le ferment de leur art. D’ailleurs, il ne lui arrive jamais d’en féliciter un sans complimenter les autres. Il ne veut pas les dissocier. Même dans la préface qu’il rédige pour l’exposition personnelle de Vallotton, il ne peut pas s’empêcher de rappeler son appartenance aux Nabis et, par là même, d’évoquer tous les artistes du groupe. Pour lui, cette notion de groupe est importante, car elle est le reflet de sa conception de l’amitié. Il loue ces hommes d’avoir su éviter la forme sclérosante de l’école, pour créer un « cénacle » de précieux artistes : « Exceptionnellement, malgré leur jeunesse et leur enthousiasme, ces artistes ne songèrent pas à fonder une école. [...] Même, ils dédaignèrent de lancer, à travers le monde, des manifestes aussi arbitraires que retentissants, et, par une nouveauté à peine croyable, ils se refusèrent de décorer d’un mot pompeux qui, généralement, commence en néo et finit en isme, leurs réunions amicales. » (Préface du catalogue de l’exposition Vallotton, qui se tient à la galerie Druet en janvier 1910). Mirbeau admire cette communion qui, loin d’être un frein à leur évolution individuelle, est une stimulation. Ils partagent leurs ateliers, leurs découvertes, leurs passions, mais  ils conservent leur personnalité qui est la marque de leur génie : « Ils avaient, pour se maintenir étroitement unis, d’autres excitants que la gloriole, l’arrivisme, le désir du succès et de l’argent, ils avaient un lien commun plus noble : la volonté de développer, de fortifier ; chacun, dans son sens, leur personnalité. » (ibid).

Même si l’aspect humain occupe une large place dans ses critiques, Mirbeau ne néglige pas pour autant leur contribution à la peinture, il insiste sur le renouveau qu’ils apportent à l’art de leur temps en constatant que, si les impressionnistes sont à l’origine d’un nouveau rapport à l’art, les Nabis vont pousser plus avant ce rapport. Ce qui n’était qu’une intuition chez les premiers devient une intention chez les seconds. Ils donnent à l’art son autonomie, la peinture n’a plus pour but qu’elle-même. « Si historiquement ils continuent, ils continuent l’art d’illustres devanciers, dont ils sont pénétrés, on peut à propos d’eux, parler, sinon de progrès, [...], du moins d’une oscillation d’une plus grande amplitude. […]Aucune préoccupation, chez eux, étrangère à la peinture. L’invariable sujet de leurs tableaux ou de leurs décorations est un sujet de peinture. Il ne s’agit jamais pour eux que de composer des harmonies, de faire valoir des tons, c’est-à-dire des rapports de tons, de faire chanter des compositions nouvelles de couleurs, et d’en imaginer qui serviront de modèles, ou, si l’on veut de matrice » (« Des peintres », Le Figaro, 9 juin 1908). Il comprend que les Nabis refusent désormais toute inféodation de l’art, même à la sainte nature : « Le dessin et la couleur évoquent des objets, ou, pour mieux dire, des sensations, au moyen de signes [...] ; leur occupation exclusive, à ces peintres, a toujours été, en tâchant d’oublier les modèles préalables ou les combinaisons traditionnelles, non pas de créer de la couleur, ce qui n’a pas de sens, mais des jeux de couleurs, l’art plastique commençant au moment où l’on combine, pour le plaisir ou par jeu, des formes, c’est-à-dire des signes en vue d’émouvoir l’esprit par le moyen des sens. » (ibid.). S’il pénètre avec intelligence leur conception esthétique, il plonge également dans leur univers plastique. Certes ces artistes ont conçu l’idée d’une vérité artistique, mais ils ont surtout eu la volonté d’un style ; ils ont considéré le tableau comme un petit monde devant se suffire à lui-même. S’ils puisent dans la nature leur aliment de peintre, elle reste, selon eux, un viatique pour parvenir à leur nature de peintre. Ils la recréent selon leur rêve et en font leur monde. Et ce monde, Mirbeau y pénètre : « Je sais que les objets qu’ils représentent, ou les sensations qu’ils évoquent, que les formes qu’ils créent, m’enchantent. Je dirai plus : elles arrivent à gouverner mon imagination et mes sens : je vois par eux. Je fais à mon tour, confusément, des Bonnards, des Vuillards, des Roussels, comme je lis des Vallottons, j’en remplis la nature, ou je fais d’après eux la nature. » (ibid.). C’est un superbe hommage que le critique rend à ses peintres. Leurs œuvres non seulement le charment, mais elles le subjuguent. Leur vision est tellement forte qu’elle s’impose à lui, et qu’il voit par eux. Mais Mirbeau ne s’arrête pas là, il ajoute que, non seulement ces artistes lui ont apporté une nouvelle manière de voir en dotant la peinture d’admirables chefs-d’œuvre, mais ils lui ont aussi donné une nouvelle raison d’être. Mirbeau affirme que, grâce à eux, il a retrouvé la conscience qu’il avait perdue : « Je ne le dis pas sans émotion, ils ont donné à ma conscience, qui trop longtemps, avait erré dans la terre desséchée du journalisme, une autre conscience. » (Préface du catalogue de l’exposition Vallotton). Mirbeau compense donc un engagement tardif par deux articles apologétiques.

L. T.-Z.


Bibliographie : Paul-Henri Bourrelier, « Octave Mirbeau, ami et promoteur des jeunes artistes », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003, pp. 167-185 ; Laurence Tartreau-Zeller, Octave Mirbeau - Une critique du cœur, Presses du Septentrion, Lille, 1999, 759 pages. 


NARCISSE

Si une évidente dimension mythique irrigue l’œuvre mirbellien, il faut sans doute la chercher ailleurs que dans l’intertexte classique, exception faite de quelques figures. Narcisse en fait partie. Son mythe, si actif en effet chez ces poètes contemporains que sont Mallarmé, dans Hérodiade, Gide ou Valéry, semble informer la structure romanesque de certains romans de Mirbeau, davantage qu’il ne procède par exemple à l’élaboration des portraits physiques des personnages. La route du jeune Mintié, dont Le Calvaire (1886) restitue l’incapacité de s’intégrer harmonieusement à une vie sociale équilibrée, croise à maintes reprises les images d’une eau mensongère, trompeuse, miroitante, et qui fascine. Tardant à se délivrer d’ « un long engourdissement » dont il ne sortira qu’à la vue du regard maternel éploré, « ses deux grands yeux ronds […] qui pleuraient toujours […] qui pleuraient comme pleure le nuage et comme pleure la fontaine ». L’eau mirbellienne renvoie pourtant aussi l’individu à un repli souvent fécond, à un solipsisme constructif. Le commencement de cette période où Mintié apprend à ouvrir les yeux sur ce qui l’entoure précipite même sa chute. Le récit développe l’expression de la désespérante inanité du savoir véhiculé par les livres, puis par « le trompe-l’œil des tendresses, le mensonge de l’idéal, le néant du plaisir ». La création artistique ne faillit pas à ce désarroi généralisé, cependant qu’elle se formule en termes de blessure narcissique. « [F]latté par ce petit succès » de librairie, Mintié « se mire dans sa glace avec une complaisance de comédien, pour découvrir en [s]es yeux, sur [s]on front, dans le port auguste de [s]a tête, les signes certains du génie » ; au bout du compte, de lui, il ne trouvera rien.

La fascination liée à l’eau entraîne l’individu à sa perte, emmenant avec lui son entourage. Dans le même roman, Juliette, sorte d’Écho naturaliste, ne répond plus au narrateur, ou se « contentait d’articuler, d’une voix brève, des monosyllabes irritants ». Ailleurs, le secret des transmutations funestes de l’eau miroitante en boue sous l’effet du regard désigne le lieu de la faute : « Qu’était-ce donc que cette patrie […] à qui il suffisait de regarder l’eau tranquille des fleuves pour la changer en sang […] ? »

En 1899, Le Jardin des supplices revisite le mythe. L’intertexte se lit à plusieurs niveaux, dans la dimension du reflet et de la circularité, la profondeur de la chute, l’engourdissement fatal de l’esprit critique, et surtout la quasi-absorption par le monde végétal. Ce récit décadent joue en effet sur l’interférence entre le monde végétal, caractérisé par son insensibilité à la douleur, son inertie, sa malléabilité à la déformation, et l’univers physique et mental de l’homme, réalité vulnérable. L’être se perd dans la fascination de ses rêves propres, de ses hantises, de ses limites, qui se projettent sur le décor floral exotique servant de toile de fond au drame. Objectivé sous la forme d’un déferlement cauchemardesque d’images morbides, le rêve éveillé se poursuit à travers l’évocation d’un végétal pléthorique. L’âme des personnages, obnubilée par elle-même, ne parvient pas à accéder à un détachement de soi et au deuil de sa tendance à l’autosatisfaction. Il ne faudra pas moins de La 628-E8, en 1907, pour faire éclater ce principe de construction de soi assez régressif, récurrent dans les premières œuvres.

S. L.



Bibliographie : Ruggero Campagnoli, « L'Oggetto narcisista e l'identità fascista della cameriera di Mirbeau »,  Actes du séminaire de Malcesine, Narciso allo specchio : dal mito al complesso, Fasano, Schena, 1995, pp. 195-205 ; Samuel Lair, Mirbeau et le mythe de la nature, Presses Universitaires de Rennes, 2004, pp. 164-167.



NATURALISME

I- Le naturalisme


Si le naturalisme est indissociable de Zola, il n’en est pas moins vrai qu’il ne peut se réduire au travail du romancier et qu’au-delà d’une œuvre au rayonnement sans pareil, il existe quelques caractéristiques qu’il convient de rappeler avant tout autre chose. Pour cela, partons d’une remarque de l’auteur du cycle des Rougon-Macquart : « Mon credo est que le naturalisme, j’entends le retour à la nature, l’esprit scientifique porté dans toutes nos connaissances, est l’agent du dix-neuvième siècle ». Pour être brève, la formule donne déjà des pistes de réflexions et permet de mettre en place une définition dans laquelle figurent les renseignements suivants :

 

1. Le naturalisme est un état d’esprit, celui d’une époque nourrie des idées du philosophe positiviste Auguste Comte (1798-1857), de Charles Darwin (1809-1882), du médecin Claude Bernard (1813-1878) et surtout de l’historien Hippolyte Taine (1828-1893). Partant du principe que chaque fait historique dépend de trois conditions – le milieu, la race et le moment –, Taine tente d’appliquer aux sciences humaines non seulement les idées de Comte, mais également une méthode expérimentale inspirée des travaux de Claude Bernard, dont Zola fera le principe même de son œuvre. Dès Thérèse Raquin (1867), le romancier pose, en effet, un regard de scientifique sur ses personnages afin de mettre en lumière les lois qui régissent leurs comportements. Avec le cycle des Rougon-Macquart, il porte cette technique à son plus haut point, allant jusqu’à enquêter lui-même sur le terrain pour relever le détail vrai capable d’ancrer le récit dans la réalité.

 

2. Le naturalisme est une filiation. Les écrivains naturalistes n’ont cessé de se réclamer de quelques pères qui les ont précédés, notamment Balzac et Flaubert. Chez le premier, ils admirent la capacité à rendre compte d’une société tout en prenant en compte les milieux et les passions ; chez le second, ils aiment le souci du détail et le style, comme le prouve le commentaire de Zola dans un article paru dans Le petit Corneille (date inconnue) : « Gustave Flaubert a le travail d'un bénédictin. Il ne procède que sur des notes précises, dont il a pu lui-même vérifier l'exactitude. S'il s'agit d'une recherche dans des ouvrages spéciaux, il se condamne à fréquenter pendant des semaines les bibliothèques jusqu'à ce qu'il ait trouvé le renseignement désiré. Pour écrire, par exemple, dix pages, l'épisode d'un roman où il mettra en scène des personnages s'occupant d'agriculture, il ne reculera pas devant l'ennui de lire vingt, trente volumes traitant de la matière ; et il ira en outre interroger des hommes compétents, il poussera les choses jusqu'à visiter des champs en culture, pour n'aborder son épisode qu'en connaissance de cause. S'il s'agit d'une description, il se rendra sur les lieux, il y vivra. » Un peu plus loin, il évoque la sobriété du style. Pour être complet, il faudrait ajouter à ce duo majeur, d’autres noms : Stendhal, dont « l’analyse sèche et vive » assure le passage entre le XVIIIe et le XIXe, et les frères Goncourt, précurseurs d’un art nouveau, en dépit de quelques préciosités assez peu compatibles avec le strict respect du contrat mimétique.

 

3. Le naturalisme est un combat. Alors qu’il tente de définir la nouvelle école, dans un article que Le Figaro publie dans son numéro du 17 janvier 1881, Zola fait remonter  le naturalisme au XVIIIe siècle. Il y oppose le panthéiste Rousseau, dont Chateaubriand et Victor Hugo seraient les héritiers, au positiviste de Diderot, lointain ancêtre des naturalistes. Ainsi, dès le début, le naturalisme doit-il se battre pour s’imposer. La suite ne fait que conforter cette hypothèse puisque, pendant toute la vie de Zola, les naturalistes devront se défendre contre ceux qui assimilent leur œuvre à de la pornographie ou à de la littérature de caniveau. Parmi tous les contempteurs du naturalisme, Louis Ulbach (sous le pseudonyme de Ferragus) se fera le plus virulent dans son compte rendu de Thérèse Raquin, simplement intitulé : « Littérature putride » ( 23 janvier 1868, Le Figaro) : « Ce livre résume trop fidèlement toutes les putridités de la littérature contemporaine pour ne pas soulever un peu de colère. Je n’aurais rien dit d’une fantaisie individuelle, mais à cause de la contagion il y va de toutes nos lectures. Forçons les romanciers à prouver leur talent autrement que par des emprunts aux tribunaux et à la voirie ».

 

4. Le naturalisme a des moments forts. Trois dates-charnières (naissance, maturité, contestation) vont permettre de donner une cohérence à une histoire en grande partie chaotique :

·         16 avril 1877, le « dîner chez Trapp ». Alors qu’il existait déjà des repas au cours desquels se réunissait les adeptes d’un même mouvement, le dîner chez Trapp devient un phénomène non seulement littéraire, mais également médiatique, à tel point que les journaux de l’époque (en particulier La République des lettres) se sont empressés de le commenter ou de donner le célèbre menu : « potage purée Bovary, truite saumonée à la fille Elisa, poulardes truffée à la Saint-Antoine, artichauts au Cœur simple, parfait naturaliste, vin de Coupeau, liqueur de L’Assommoir ». Le dîner permet, auprès du grand public, d’acter la naissance d’un mouvement qui existait déjà.

·         1880 : durant cette seule année, Zola, Maupassant, Huysmans, Céard, Hennique et Alexis, proposent un recueil de nouvelles, Les Soirées de Médan. Au milieu de tensions déjà perceptibles dans le groupe naturaliste, le recueil est l’occasion de présenter une image unie, de répondre à la critique hostile et de défendre des tendances littéraires.

·         1887 : « Le Manifeste des cinq ». Alors que Zola, devenu le chef de file du courant naturaliste bien qu’il s’en défende (« Je ne conduis rien du tout », lettre à Mirbeau, 15 mars 1885), se retire de plus en plus à Médan pour travailler en solitaire, cinq disciples (J.-H. Rosny, Bonnetain, Descaves, Guiches, Margueritte) produisent un brûlot contre Zola et son roman La Terre, lui reprochant d’être tombé dans le cliché et l’obscénité. Même si l’événement n’a pas la portée qu’on lui attribue aujourd’hui, il marque une évolution dans le mouvement. Beaucoup ont, semble-t-il, hâte de se débarrasser de l’encombrante personnalité de Zola pour enfin exister.

 

5. Le naturalisme et les principes. En dépit de l’éclatement du groupe, il est possible de repérer quelques grands principes sur lesquels s’appuient les romans naturalistes. Les écrivains éprouvent d’abord le besoin de se renseigner, grâce à des lectures, des enquêtes sur le terrain, des interviews. Tout roman part d’une information rigoureuse.  Puis, les romanciers établissent une analyse serrée des milieux, analyse dont la rigueur importe peu pourvu que le regard soit sociologique ou ethnologique. Trois types sociaux sont privilégiés : l’artiste – dont le statut commence à changer dans la civilisation industrielle et marchande – ; les prostituées et les militaires, témoins privilégiés des turpitudes ou des violences sociales et inscrits, plus que tous les autres, dans le cycle de la vie (du sexe) et de la mort. Il ne reste plus alors, au moment de l’écriture, qu’à privilégier le détail vrai (dans les faits et dans la langue) et à accorder une place prépondérante à la description afin de donner l’illusion de la réalité objective. Ces principes sont présentés dans quelques textes fondateurs, préfaces ou romans : Germinie Lacerteux (1864, des frères Goncourt), Thérèse Raquin (1867, Zola), Le Roman expérimental (1879, Zola), préface de L’Assommoir (1880, Zola), L’Éducation sentimentale (1869, Flaubert). 

 

6. Le naturalisme est un ton. Il est profondément pessimiste, tragique, imprégné par les idées de Schopenhauer. Les héros – dont Emma Bovary- est la figure tutélaire et emblématique – n’ont rien à attendre de la vie et, s’ils réussissent malgré tout à sortir de leur milieu, ils sont constamment menacés par la chute.

 

7. Le naturalisme est un nom. Avant de s’accorder sur ce terme, les propositions ont été nombreuses : Edmond de Goncourt préférait naturisme, Huysmans favorisait intimisme, Maupassant s’en tenait à réalisme ou proposait illusionnisme, Louis Desprez, auteur de la première synthèse sur le mouvement, retenait impressionnisme. Flaubert ne voulait rien. Restait Zola : grâce à sa force de persuasion et sa parfaite connaissance du marché publicitaire (« je le répète un beau jour à satiété il est vrai, et voilà que tous les plaisantins de la presse qui le trouvent drôle et qui éclatent de rire »), il imposa naturalisme

 

II- Mirbeau et le naturalisme

 

Mirbeau a été un temps considéré comme un disciple de Zola, d’abord à cause de sa présence au célèbre dîner chez Trapp où de jeunes écrivains rendaient hommage à leurs maîtres, Flaubert et Zola. Il a, par ailleurs, choisi des personnages (la bonne, l’ouvrier, le prêtre), des thèmes (la prostitution, le renouvellement continu de la vie, le viol…), des lieux que les écrivains naturalistes ont contribué à populariser. Ainsi certains contes mirbelliens qui mettent en scène des paysans de Normandie, sont-ils assez proches, par leur esprit et leur composition, de ceux de Maupassant. Les romans quant à eux ne sont pas sans rappeler, par quelques aspects, les grandes œuvres de Zola : l’abbé Jules ressemble par exemple à l’abbé Faujas de La Conquête de Plassans ; La Belle Madame le Vassart, roman publié sous le pseudonyme d’Alain Bauquenne, reprend les grandes lignes de La Curée.

Toutefois, l’assimilation est hâtive et met de côté nombre de commentaires de Mirbeau lui-même contre ce mouvement. Les reproches qu’il fait sont de plusieurs ordres :


1. D’abord, Mirbeau refuse tout embrigadement. Alors qu’il ne cesse, dans ses œuvres, de critiquer les forces oppressives de la famille, de l’Église et de l’armée, on voit mal comment il pourrait accepter de se conformer à un dogme, fût-il littéraire, ou à un maître, fût-il celui de Médan.


2. Plus important, Mirbeau ne croit pas à la méthode expérimentale. Selon lui, les romanciers naturalistes privilégient le détail au détriment de l’ensemble et, tels des entomologistes froids, ils découpent le réel au point d’en faire une matière morte. Dans « Émile Zola et le naturalisme » (La France, 11 mars 1885), il ne mâche d’ailleurs pas ses mots : « Lécheurs de détail, ils n’écrivent pas autrement que ne peignent les artistes myopes, comme Meissonier et Detaille, pour lesquels, dans leurs théories et leurs critiques, ils professent le plus grand mépris. Leurs œuvres, aussi froides, aussi décolorées, aussi mortes que celles de ces micro-peintres, n’ont aucun accent d’humanité. Impuissants à rendre l’âme des choses, c’est à peine s’ils en expriment le geste. Pauvres esprits aveugles et sans idéal, qui reprochent au romantisme sa vie exorbitante et démesurée, et qui tentent de le remplacer par l’immobilité de la mort ! »  En fait, pour Mirbeau, il n’y a pas de vérité objective. Il préfère, au contraire, accorder une prépondérance à la subjectivité. Dans son œuvre, le narrateur ou les personnages ne voient le monde qu’à travers ce qu’ils ressentent, à un moment donné, quitte à le transformer, le triturer, le transformer, le rendre épique ou dérisoire, selon les circonstances et les émotions du moment.


3. Si les naturalistes prétendent donner une explication aux phénomènes, Mirbeau, en véritable précurseur de Camus, part du principe que le monde est absurde et que rien ne le justifie. L’homme lui-même, dominé par des pulsions inconscientes, reste largement énigmatique. Vouloir ramener toutes choses à des déterminismes simples, réduire l'homme à des mécanismes élémentaires, c'est nier la complexité de la vie, mutiler l'âme humaine et, in fine, proposer, au nom de la science, une vision mensongère de la réalité.


4. La Nature ne peut se réduire à un milieu ni à ce qu’en dit le naturalisme. Dans « Le Paysan »,  paru le mercredi 21 septembre 1887, dans Le Gaulois, Mirbeau insiste : « Car, devant l’énorme, l’infini frémissement de la vie universelle, que savons-nous ? Qu’avons-nous pénétré avec la faiblesse de nos organes et l’action limitée de notre système nerveux ? Rien ou peu de choses, puisqu’il nous suffit de causer, pendant une heure, avec une poule, pour que toutes les conquêtes de la science s’en aillent en déroute, et que s’offrent à nos méditations impuissantes une quantité effroyables de problèmes dont la solution n’est point de ce monde ».


5. Alors que le romancier naturaliste confie à ses personnages trois fonctions – logique, rhétorique et idéologique –, qui le réduisent parfois à une simple mécanique, Mirbeau fait de ses personnages des êtres de chair capables de réactions, de pensées, d’attitudes, de désirs contradictoires. Loin d’être conçus pour introduire l’information, dévoiler le réel ou illustrer une tare, l’abbé Jules, Sébastien Roch, Jean Mintié, Célestine se contentent de vivre leur vie, même si elle peut sembler incohérente aux yeux d’un lecteur tout entier soumis au culte de la raison et de la méthode expérimentale.  Pour le dire brièvement, Mirbeau se détourne de l’analyse psychologisante, telle que la pratique Bourget, et reconnaît à ses créatures une grande part de mystère.


6. Pour Mirbeau, l’écriture ne peut ni rendre compte de la totalité de la réalité ni maîtriser parfaitement le chaos extérieur. Par conséquent, l’écrivain n’hésite pas à briser les codes linguistiques. Pour commencer, il morcelle la phrase et use de la ponctuation, notamment des points de suspension, comme autant de coups de scalpel dans la chair du texte. Ceci fait, il s’affranchit des règles de la composition. Là où les naturalistes établissent des plans, il laisse libre cours à son inventivité, sans craindre d’embrouiller la chronologie, de s’exonérer de la vraisemblance ou d’interrompre le récit alors que toutes les questions qu’il a soulevées n’ont pas encore trouvé de réponses.

 

Y. L.

 

Bibliographie : Baguley, David, Le Naturalisme et ses genres, Nathan, 1995 ; Pagès, Alain, Le Naturalisme, PUF, 1989 ; Michel, Pierre, Octave Mirbeau et le roman, Société Octave Mirbeau ; Pagès, Alain, et Jouve, Vincent (dir.), Les Lieux du réalisme, Éditions L’improviste/Presses Sorbonne nouvelle, 2005 ; Michel, Pierre, Octave Mirbeau et le roman, Société Octave Mirbeau, 2005 ; Mirbeau, Octave, « Émile Zola et le naturalisme » (La France, 11 mars 1885 ; Ziegler, Robert, «  La naturalisme comme paranoïa chez Mirbeau », .French Forum, printemps 2002, vol. 27, n° 2, pp. 49-60.


NATURE

Que Mirbeau ait été rousseauiste ne fait aucun doute. La nature recouvre chez lui un espace intérieur si étendu, et atteint à une profondeur si fondamentale, que l’on comprend bien qu’elle occupe là une place qui outrepasse le discours politique, littéraire, artistique ou éducatif. On aura beau jeu de  dénommer ce foyer ardent de la pensée mirbellienne, mythe, totalité, symbole ou transcendance ; de la qualifier de naturée et naturante ; d’y déceler les traces d’un héritage ou d’une influence possible du romantisme, du naturalisme, de l’impressionnisme ; bien loin de la circonscrire, la diversité des vocables ne nous assurait que d’une chose : la vanité d’un effort pour réduire à des mots ce qui les transcende.

 

Nature et imaginaire

Puissamment enracinée dans l’imaginaire, la nature constitue aussi un objet mis à distance par Mirbeau. Pierre Citti a su voir qu’il n’existe pas de nostalgie des origines chez le romancier, même si l’intérêt pour des peuples évoluant en une histoire ou une géographie exotique ou lointaine (Hindous, Chinois, Boxers, Boers, ou… Bretons) laisse croire à un attachement de cette sorte. Avant tout, la nature consiste, pour Mirbeau, en une réalité physique, plastique, qui englobe des entités et des postures antithétiques, mais qui se complètent : les réalisations humaines comme les phénomènes de la physisla 628-E8 est un organisme vivant parfait, aussi bien que le corps sculptural du chien Dingo –, l’évolution historique (le concept de révolution est appréhendé par Mirbeau selon le plus vaste éventail de ses acceptions), comme la diversité esthétique des paysages et des pays ; elle figure aussi bien la permanence de ce qui dure, que le mouvement fluide qui emporte toutes choses, y compris la vanité de la réflexion humaine et des œuvres artistiques (La 628-E8, 1907) ; la prégnance d’un modèle féminin maternel et d’une dimension plus offensive ; l’existence durable d’une tentation de la retraite (les aspirations régressives du jeune Sébastien, ou les courses du jeune Mintié à travers champs dans Le Calvaire (1886) sont-elles loin des fuites bucoliques du jeune des Esseintes préalables à l’intégration de sa thébaïde ?) ou le paradigme du nouvel essor d’une société anarchiste calquée sur l’harmonie ; enfin, le lieu des spéculations les plus pessimistes, tout comme l’aiguillon d’une foi en l’avenir (Combats pour l’enfant, Dingo).

Une approche synchronique tromperait le lecteur. L’évolution littéraire de Mirbeau et ses constantes sans cesse remodelées – la permanence d’une interrogation romanesque du moi, la place du dialogue qui s’épanouit pleinement dans l’écriture théâtrale, la confrontation du sujet libre (enfant, animal, femme, machine) aux instances sociales oppressives et négatrices du Beau – laissent lire une maturation de l’idée de nature et de ses manifestations. Partant d’une figure maternelle et protectrice d’une nature considérée comme un havre et un refuge, dans les trois premiers romans, Le Calvaire, L’Abbé Jules, Sébastien Roch, l’œuvre de Mirbeau connaît un tournant, à l’approche du siècle.

* Le Calvaire (1886)

Dans les années 1880-1890, en effet, la notion de voix et de parole est bien au centre de ce rapport de l’homme à la nature. Les formes naturelles s’adressent à Mintié, dans son propre langage. À deux reprises, les plantes et les arbres entament un dialogue d’amour et de fraternité avec Mintié, en une prosopopée angélique où se fond momentanément la douleur du héros.

De même les élans romantiques de ce jeune personnage ne recouvrent-ils toute leur signification qu’à condition de prendre conscience que la dimension didactique du modèle naturel passe impérativement par la présence d’un interlocuteur refusé par la société des hommes. Perdu dans le chaos et le tumulte anonyme de la grande ville, Mintié se tourne, par la pensée, vers « ces champs paisibles de là-bas, [...] le léger frisson des feuilles et, de temps en temps, dans les profondeurs sonores [...] la plainte presque humaine des vieux chênes. »

La place de la voix confère au modèle naturel de fraternité et de pitié toute son éloquence. Seule la nature suscite des moments de lyrisme intenses. Fait de consolation et d’écoute sincère, le panthéisme de Mirbeau procède avant tout de la qualité d’un échange, d’une parole transmise et comprise instantanément. Reposant avant tout sur sa dimension langagière, le dialogue avec la nature, tel qu’il se présente dans Le Calvaire, défie l’indigence et l’échec intrinsèques au langage des hommes. L’inarticulé de la voix des choses, de ce que l’on pourrait nommer la parole sauvage, renvoie ainsi à la part de bonté tapie dans l’âme humaine : l’œuvre de Mirbeau se ressent encore de l’héritage romantique.



* Sébastien Roch (1890)

Chaînon manquant entre une nature durablement redevable au modèle romantique, et l’ardeur vitaliste de forces qui terrifient l’homme, Sébastien Roch engage une vision double de la nature, figurant déjà une présence qui intervient activement dans le trame du récit, par le biais de l’ironie. Cette dernière affecte aussi bien les propos des représentants des institutions et des classes sociales que, de manière plus curieuse, les différentes irruptions de la nature dans son rôle de ressort fondamental. L’effet de surprise réside en effet dans l’insolite attribution de cette attitude à la Vie même, qui démarque en cela de manière fidèle les actes mensongers des hommes. L’identification est ainsi menée par le narrateur lui-même, à plusieurs reprises : « Et il eut, très confuse encore, l’intuition de l’ironie qui est dans la vie, cette ironie énorme et toute-puissante, qui domine tout, même l’amour humain, même la justice de Dieu. »

Le décalage émane parfois d’instances non plus humaines, mais d’entités plus abstraites, d’organismes « géants », personnifiés pour l’occasion. C’est la nature tout entière, évoquée dans Sébastien Roch, qui est capable de travestissements, d’actions intentionnellement perverses ou marquées du sceau de l’ironie. En cela, elle prend le relais de la nature qui évoluait et vivait sous les yeux de l'abbé Jules. Sébastien Roch assiste ainsi avec stupeur au défilé des monstrueux mendiants lors du pèlerinage de Sainte-Anne d’Auray, « hallucinants et hideux paradoxes de la nature créatrice ».

 

De la singularité d’un style

Zola a beau jeu de souligner « le coin de mysticisme » irréductible de Mirbeau, incompatible avec sa propre vocation de tenir à distance la nature. Sans doute est-il possible d’ergoter sur la validité du terme de mysticisme. Le fait est, en revanche, qu’une part de la dimension romanesque de la nature ressortit pleinement à l’imaginaire de l’auteur. Œuvre de l’exorcisme, de la conjuration, le texte mirbellien tâche en vain de liquider ses démons, cependant qu’il aspire à dénoncer ceux qui minent la société de la Belle Époque. Les décors des romans dits autobiographiques doivent beaucoup à ce qu’il est convenu d’appeler l’écriture impressionniste, talonnée au plus près par la tendance expressionniste au terrible. Privilège est donné aux lumières éclatantes ou diaphanes, aux phénomènes d’irisation des ciels ou de miroitement des eaux, à l’évocation des formes estompées par les ombres ou les variations de la clarté : les campagnes bretonnes brossées dans Le Calvaire, l’atmosphère d’un coin de Normandie profonde dans L’Abbé Jules (1888), l’art de la suggestion mis au service de l’âme d’un paysage de lande, dans Sébastien Roch, nous disent assez que la peinture est avant tout affaire de choix d’un sujet. Mais la qualité inédite des transpositions d’art signées de cet amoureux des œuvres de Monet et de Pissarro tient peut-être davantage à des choix stylistiques et à l’équilibre d’une phrase qui doit beaucoup aux Maîtres, Flaubert et Goncourt. Toutes les ressources rhétoriques sont convoquées, quand il s’agit de peindre la magie d’un coin de nature : les effets de concision et d’élision, l’effacement du prédicat derrière le thème, ou au contraire l’hypertrophie descriptive, le recours à l’anaphore et à l’anadiplose, sont les marques d’une prose qu’il n’est pas malvenu de qualifier de poétique.

* Le Jardin des supplices (1899)

La cause est donc entendue. La nature qui occupe Mirbeau est caractérisée par une plasticité évidente, et parler de naturalisme afin d’en caractériser les formes d’écriture relève à tout le moins d’un contresens réducteur. Il nous semble à cet égard que Le Jardin des supplices formule une illustration assez achevée de ce qu’aurait pu être le paradigme du roman décadent de la nature. De motifs obsédants en figures récurrentes du cercle, l’évocation de Clara en son jardin eût pu constituer un bel objet d’analyse pour Georges Poulet ou Charles Mauron. Outre le discours explicite de personnages inspirés – et comme habités – par la force cyclique des éléments et d’une nature qui oriente de façon perverse les attitudes d’une société humaine travaillant à en grimer les effets, les volutes fin-de-siècle ne sont pas réduites à l’état d’ornements superflus. La figure du cercle, déjà présente à plusieurs niveaux dans L’Abbé Jules, histoire d’un prêtre que son idéal condamne à toutes les formes de ressassement et de frustration pour le mener finalement à l’expression d’un hymne à la liberté et à la nature, passe ici d’une présence périphérique à une forme de figuration de la plongée dans les profondeurs de l’inconscient. Le motif du végétal, amplifié par la fascination et la délectation de Mirbeau à dépeindre un jardin asiatique (qui doit peut-être au sien propre, et à celui de l’ami Monet), envahit tentaculairement le texte et s’immisce jusque dans les couches intimes de l’imaginaire romanesque et décadent de l’écrivain. L’économie narrative du texte étant en définitive assez minimaliste, les figures de la nature asiatique, paradigme éloquent de la matrice universelle, suppléent à cette apparence de patchwork, en réinsufflant au roman une incontestable force poétique.

Les différents commentateurs ont pointé l’aporie philosophique à quoi le double postulat sur la nature mène Mirbeau. Quels espoirs fonder en une nature qui réduit l’homme à des déterminismes (Le Jardin des supplices), empêtre la sensibilité de l’enfant dans les rets de l’illusion (Sébastien Roch), ou qui le voue aux passions abjectes de l’amour ? L’Abbé Jules notamment exhibe la permanence, ou la résurgence, de la réflexion des Lumières, ancrée sur une meilleure connaissance de soi et sur les modalités d’un accord à trouver entre nature et liberté. Entre aveu d’échec, et confiante profession de foi en la capacité de régénération de l’homme en le sein des choses, le discours de Mirbeau sur la nature ne cesse d’osciller, d’une œuvre à l’autre, et au sein d’un même texte. C’est ainsi à partir de ce complexe d’interrogations nouées autour de l’idée de nature que Mirbeau va composer sur la scène journalistique et politique.

Dynamique, propulsive, plus exigeante, l’écriture de la nature oriente, dans les années 1900, vers une réconciliation avec le réel. Elle liquide partiellement les tentations du pessimisme, fait entrer les poncifs éculés dans la modernité. Amateur de provocation, Mirbeau ira jusqu’à faire mine de répudier l’art, au bénéfice des inventions inédites opérées par l’industrie, la science, la technologie. Seule la préoccupation esthétique, tout entière formulée par le regard posé sur la nature, demeure, inébranlable pivot du discours et de l’inspiration. De muse romantique, la nature a consommé sa métamorphose en incarnation contemporaine des conflits modernes et des interrogations nouvelles, en dépit de la ponctuelle recrudescence du pessimisme ou des aspirations régressives (Le Journal d’une femme de chambre, Dingo). Les années 1900 marquent de fait l’engagement actif de Mirbeau dans le combat contre les menaces qui pèsent sur l’environnement. Plusieurs chroniques constituent les prolégomènes d’une implication écologique avant la lettre, la campagne du Journal de la fin 1899 dénonce ainsi les pratiques insalubres de la ville de Paris qui autorise le déversement sauvage des eaux usées dans la vallée de la Seine et transforme les alentours de la ville de Méry ou de Poissy en un « lac de caca ».

 

Sur le terrain du social

Rien de plus ambigu que le concept de nature, rien de plus délicat à manipuler. Contre toute attente, l’idée de nature n’est pas loin de figurer, une fois n’est pas coutume, un repoussoir. Les chroniques de Mirbeau résonnent de son indignation face au darwinisme social, qui veut que l’homme ne soit guère que la réplique supérieure d’un animal livré à la loi du plus fort ; de son inacceptation des thèses criminalistes de Cesare Lombroso, dont le discours aspire à déchiffrer les traits et la généalogie sociale du meurtrier chez le pauvre ;  de son écœurement face à l’ineptie de la croyance en une fatalité et une noblesse de la guerre, prétendue phénomène de nature en quoi cristalliserait la grandeur des civilisations, comme fait mine de le penser Zola. Nombre d’implications sociales de l’idée de nature sont ainsi, au mieux, frappées d’inanité, au pire génératrices de déséquilibre ou d’injustice. Ainsi l’homme se doit-il d’intervenir dans le processus de natalité galopante par une application raisonnée ou intuitive du néo-malthusianisme (la parole sociale prolonge ou impulse là les options politiques, dénonçant l’idée de patrie et les intérêts des marchands de chair à canon), tout comme il doit combattre les formes d’une influence qu’on appelle déterminisme, ou s’émanciper des préjugés qui touchent à la prétendue supériorité naturelle de l’homme sur la femme, quitte à prendre ses distances d’avec un artiste aux qualités appréciées par ailleurs, August Strindberg ; « révolte de la nature », le génie de la femme que Mirbeau décèle notamment chez Camille Claudel, combine uniment le volontaire sursaut d’orgueil de la créatrice face aux préjugés ambiants, et un caractère d’exceptionnalité quasi génétique. L’honneur du polémiste Mirbeau consiste à déplorer et combattre la suprématie des instincts ; celui du romancier de discréditer la survivance, chez l’homme civilisé, des formes du désir de mort (l’exécution capitale, la corrida, la chasse, etc.).

 

Nature et art

Dans le domaine artistique, la nature y figure la table de lois, la référence indépassable de la sensibilité esthétique de Mirbeau. Le recours à ce concept prévient le créateur de deux maux également coupables : les desséchantes réalisations du réalisme et les mystifications symbolistes des « artistes de l’âme ». Tout au contraire, le modèle de la nature rappelle à la nécessité d’une sorte de révélation poétique sur lequel ouvre le travail de l’artiste. Claude Monet suscite ainsi « tout ce qui s’agite, en nous, par elle [la nature], de force animique, tout ce qui, au-dessus de nous, en elle, s’immémorialise d’infini et d’éternité ».

Le traitement de cette notion artistique est complexe. Mirbeau pose ainsi la réflexion sur le Beau en n’hésitant pas à dresser beauté naturelle contre productions humaines. En 1907, l’amateur d’art inconditionnel de Monet et de Rodin ne proclame-t-il pas « Je n’aime plus l’art ! À quoi servent les artistes, puisqu’on n’a plus qu’à regarder soi-même la nature ? » Évolution sensible depuis 1886, date à laquelle il s’enflammait pour un définition subjectiviste de l’art : « La nature n’est visible, elle n’existe réellement qu’autant que nous faisons passer en elle notre personnalité, que nous l’animons, que nous la gonflons de notre passion ». Étaient ici affirmés avec force l’originalité et l’autorité de l’artiste, dont le tempérament synthétise, puis restitue, la beauté et le mystère de la nature. Van Gogh figure le creuset idéal, lui dont le regard et l’esprit s’emparent des formes naturelles : « Il avait absorbé la nature en lui ; il l’avait forcée à s’assouplir, à se mouler aux formes de la pensée, à le suivre dans ses envolées, à subir même ses déformations si caractéristiques. » L’implication ultime de cette emprise s’exprime dans la disparition de cette combinaison magique qu’est l’art : « Et il nous arrive cette impression que bien des fois j’ai ressentie en regardant les tableaux de Claude Monet : c’est que l’art disparaît, s’efface, et que nous ne nous trouvons plus qu’en présence de la nature vivante, complètement conquise et domptée par ce miraculeux peintre. » En définitive, par-delà ce qui pourrait paraître une volte-face, il y a chez Mirbeau l’effort d’une intellectualisation spontanée et réfléchie de la nature par le processus esthétique, chez l’artiste, en amont, et chez le spectateur, au moment de la réception de l’œuvre.

Voir aussi les notices Impressionnisme, Art, Écologie, Mysticisme, Darwin, Lombroso, Meurtre, Guerre, Néo-malthusianisme et Dingo.

S. L.

 

Bibliographie : Claude Herzfeld, La Figure de Méduse dans l’œuvre de Mirbeau, Nizet, 1992 ; Samuel Lair,  « Jean-Jacques et le petit Rousseau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003, pp. 31-50 ; Samuel Lair, Mirbeau et le mythe de la nature, Presses Universitaires de Rennes, 2004 ; Samuel Lair, Mirbeau l’iconoclaste, L’Harmattan, 2008 ; Pierre Michel,  « Mirbeau et Lombroso », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 232-246 ;  Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le néo-malthusianisme », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 214-259 ; Octave Mirbeau, « L’Art et la Nature », Le Gaulois, 26 avril 1886, et « La Nature et l’Art », Gil Blas, 29 juin 1886 ; Arnaud Vareille et Samuel Lair, « La Dynamique des images de l’eau dans l’œuvre de Mirbeau », in Studia romanica posnaniensia, Poznan, n° XXXII, 2005, pp. 123-142.

 

 

 


NEGRITUDE

NÉGRITUDE

           

  Le terme de négritude renvoie à la condition du nègre littéraire, c’est-à-dire celui qui, moyennant finances, rédige des textes – articles, études ou œuvres littéraires – pour le compte d’autrui, mais dont le nom n’apparaît pas et dont l’existence est supposée rester ignorée.  À la fin du XIXe siècle, le développement du mercantilisme, du star system et de la presse à grande diffusion a offert à ceux que Mirbeau appelle des «  prolétaires de lettres » (Les Grimaces, 15 décembre 1883) de multiples occasions de gagner leur pain quotidien en mettant leur plume au service de personnalités avides de notoriété ou de gloriole littéraire.  Parallèlement arrivait sur le marché du travail un nombre croissant de jeunes hommes de lettres bien en peine de s’assurer d’emblée une place confortable dans le champ littéraire et de vivre de leur talent sous leur propre nom. Bref, l’offre et la demande ont crû de conserve, assurant à la négritude de réjouissantes perspectives.

En attendant d’être en mesure de voler de ses propres ailes, Mirbeau a fait partie, pendant plus d’une douzaine années, de ces prolétaires d’un genre très particulier. Monté à Paris avec l’ambition d’un Rastignac et doté d’un seul outil et d’une seule arme, sa plume, il lui a fallu la vendre sur le marché des cervelles humaines et faire, successivement ou parallèlement :

- le domestique, en tant que secrétaire particulier (expérience qui lui inspirera son roman inachevé Un gentilhomme, publié en 1920) ;

- le trottoir, en tant que journaliste à gages,  aux ordres de ses patrons et faisant le persil dans les colonnes de journal ;

- et le nègre, en tant que rédacteur d’articles et de volumes divers parus sous plusieurs signatures.

Domesticité, prostitution et négritude sont les trois faces d’une même servitude, dont Mirbeau n’a cessé de dénoncer la monstruosité. Un de ses premiers contes parus sous son nom, en 1882, « Un raté », témoigne, par le truchement de son double, baptisé Jacques Sorel, de son amertume et du sentiment d’avoir raté sa vie, puisqu’à 34 ans il n’a quasiment rien à son actif et que, s’il s’avisait de proclamer sa paternité sur des œuvres qu’il a bel et bien vendues à ses divers commanditaires, il passerait lui aussi pour un fou ou pour un voleur.

 

Pourquoi la négritude ?



Si frustrante que soit la négritude, elle présente néanmoins plusieurs avantages pour un écrivain débutant :

- Pécuniairement, il est plus intéressant de vendre à un amateur, pour un prix honnête, un roman rédigé en quelques semaines, que de s’échiner pendant des mois, voire des années, sur un volume qui ne trouvera pas preneur sur le marché et ne rapportera quasiment rien, à supposer même qu’il ne soit pas publié à compte d’auteur.

- Littérairement, il est profitable de faire à la fois ses gammes et ses preuves, dans la perspective de publications futures pour lesquelles les éditeurs consentiront des conditions plus avantageuses qu’à un débutant. Et puis, l’imitation de modèles, pour qui s’entraîne avant la bataille littéraire, est aussi un enrichissement précieux, une forme de ce que Oswald de Andrade appellera l’anthropophagie littéraire et que Baudelaire qualifiait de « sainte prostitution », parce qu’elle permet de multiplier les identités et les sensations et de dilater à l’infini son humanité.

- Psychologiquement, ne signant pas sa copie, le nègre peut inscrire son roman dans des cadres rassurants et codifiés qui ont fait leurs preuves, ce qui est plus facile que de s’aventurer à ses risques et périls dans des voies nouvelles. Complémentairement, il peut être  tentant, pour un romancier en herbe, de procéder sans risques à des recherches formelles, alors qu’un auteur qui signe sa copie devrait en assumer seul les conséquences.

- Enfin, d’un point de vue psychanalytique, il se pourrait que le recours à l’écriture masquée fût une manière de tuer symboliquement le père et de s’auto-engendrer. Dans la construction de son identité, tant psychologique que littéraire, la négritude, meurtre du père ou exutoire, a dû apparaître à Mirbeau comme un passage obligé (voir l’article de Robert Ziegler).

 

L’écriture masquée de Mirbeau



Comme nègre, Mirbeau a rédigé plusieurs types de textes, mais ceux qui ont pu être identifiés, parfois avec des réserves, ne constituent sans doute pas la totalité de sa production masquée.

Pour Dugué de la Fauconnerie, qui l’a introduit à L’Ordre de Paris en 1872, il a rédigé nombre d’éditoriaux anonymes de ce journal bonapartiste, des articles et des proclamations électorales signées de son employeur, et très probablement aussi des brochures de propagande bonapartiste très largement diffusées parues sous le nom de Dugué : Les Calomnies contre l’Empire (1871) et Si l’Empire revenait (1875).

Pour le compte d’Émile Hervet, journaliste politique à L’Ordre de Paris, ont paru, dans ce quotidien, les « Salons » de 1874 (signés R.V.) et ceux de 1875 et de 1876, signés Émile Hervet (ils ont été recueillis en 1995 dans Premières chroniques esthétiques).

Sous le pseudonyme de Nirvana, puis de N., ont paru en 1885, d’abord dans Le Gaulois, ensuite dans Le Journal des débats, de pseudo-Lettres de l’Inde rédigées à la demande du politicien opportuniste François Deloncle, sur la base des rapports que ce dernier, chargé de mission en Extrême Orient par le gouvernement français, a expédiés au président du Conseil, Jules Ferry (publiées en 1992 aux Éditions de l’Échoppe).

            • Au théâtre, la seule pièce identifiée à ce jour, La Gomme, n’a pas été représentée, mais a été publiée en 1889 chez Dentu, avec de nombreuses illustrations. La rédaction remonte probablement à la fin 1882. Le signataire en est un écrivain honorablement connu, Félicien Champsaur, et le sujet est tiré d’un fait divers traité à deux reprises par Mirbeau en septembre 1882, dans des articles du Gaulois : le suicide de Julia Feyghine, actrice de la Comédie-Française qui avait déjà inspiré le personnage de Julia Forsell dans L’Écuyère.

            • Sous le pseudonyme d’Alain Bauquenne, alias André Bertéra, ont été publiés chez Ollendorff deux recueils de nouvelles (Amours cocasses et Noces parisiennes) et plusieurs romans. Trois d’entre eux ont été publiés en annexe de l’Œuvre romanesque et ont été mis en ligne aux Éditions du Boucher : L’Écuyère (1882), La Maréchale (1883) et La Belle Madame Le Vassart (1884), remake de La Curée, de Zola.

            • Sous le pseudonyme de Forsan, alias Dora Melegari, ont paru, toujours chez Ollendorff, deux romans également publiés en annexe de l’Œuvre romanesque et mis en ligne aux Éditions du Boucher : Dans la vieille rue (1885) et La Duchesse Ghislaine (1886).

  • Enfin, un mauvais roman attribué à Mirbeau par le catalogue de la B.N., Jean Marcellin, a paru en 1885, toujours chez Ollendorff, sous le pseudonyme d’Albert Miroux, inconnu par ailleurs. Mais il est à noter qu’à partir de MIRoux et de BAUquenne, on retrouve quasiment le nom de notre auteur, comme s’il avait voulu laisser, aux limiers de l’histoire littéraire et à ses contemporains les mieux informés, une chance de retrouver sa trace. Il se pourrait bien que ce soit l’éditeur lui-même qui ait passé commande de ce roman, visiblement bâclé en quinze jours, sur le modèle des romans à succès de l’auteur maison, Georges Ohnet.

 

Les romans “nègres”


Les romans écrits par Mirbeau comme nègre se présentent comme des tragédies où, une fois posée la situation initiale, tout doit s’enchaîner inéluctablement jusqu’au dénouement, conformément à un déterminisme psycho-sociologique classique. L’inspiration en est déjà profondément pessimiste, mais elle est souvent tempérée par l’humour et l’insertion d’épisodes comiques, selon un dosage variable. Le thème dominant en est le sacrifice d’innocents, d’autant plus révoltant qu’il se révèle inutile, comme ce sera de nouveau le cas dans Sébastien Roch. Le romancier y stigmatise déjà vigoureusement la société, hypocrite et mortifère, et y met à nu sans la moindre complaisance les hideurs du grand “monde” immonde, comparé à un « chien dévorant », et de la “gomme”, ce vulgaire bling-bling de l’époque, qui est aussi sa cible dans ses articles des années 1880. Déjà il accomplit sa mission de grand démystificateur.

Comme il se doit, le romancier débutant s’emploie à y faire tout à la fois ses preuves et ses gammes.

- Ses preuves : convaincu du talent et de la rentabilité de son poulain, l’éditeur Ollendorff lui accordera inhabituellement des conditions extrêmement favorables pour son premier roman officiel, Le Calvaire (1886).

- Ses gammes.  : pour chacun des romans Mirbeau s’est apparemment fixé un modèle (Daudet, Zola, Stendhal, Ohnet, à quoi s’ajoutent des réminiscences des Goncourt, de Barbey d’Aurevilly, de Balzac et d’Edgar Poe) ; il se livre à un ébouriffant festival de style et ne recule devant aucun néologisme ; et il recourt à des procédés auxquels il restera fidèle par la suite : surabondance des dialogues, insertion de fragments de journal, passages parodiques, goût de la caricature et du grossissement, nombreux jeux de mots et calembours, ellipses dans le récit, distanciation par l’humour ou le frénétisme, présence du romancier qui tire les ficelles, etc.. Ainsi, même si ces romans s’inscrivent dans un cadre relativement classique, qui ne bouleverse pas les habitudes culturelles des lecteurs, ils n’en ouvrent pas moins la voie aux recherches et innovations ultérieures.

Même quand il avance masqué, il est déjà « tel qu’en lui-même enfin » et reconnaissable entre tous, car il possède un style qui lui est propre, « qui est en lui, qui est lui », comme lui-même l’écrira de Van Gogh en 1891.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel,   « Quand Mirbeau faisait le “nègre” », Actes du Colloque Octave Mirbeau du Prieuré Saint-Michel, Éditions du Demi-Cercle, 1994, pp. 81-101 ; Pierre Michel, « Le Mystère Jean Marcellin », Cahiers Octave Mirbeau, n° 7, 2000, pp. 4-21 ; Pierre Michel,  « Mirbeau et la négritude », site Internet des éditions du Boucher, décembre 2004, pp. 4-32 ; Pierre Michel,,  « Quelques réflexions sur la “négritude” », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, mars 2005, pp. 4-34 ; Pierre Michel,  « Octave Mirbeau et le problème de la “négritude” », site Internet de la Société Octave Mirbeau, 2006 ; Pierre Michel, « Mirbeau, Champsaur et La Gomme », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, à paraître en mars 2010 ; Robert Ziegler, « Pseudonyme, agression et jeu dans La Maréchale », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002,  pp. 4-16.


NEO-MALTHUSIANISME

NÉO-MALTHUSIANISME

 

Du malthusianisme au néo-malthusianisme

 

Le malthusianisme, qui doit son nom à Thomas Malthus (1766-1834), auteur d’Essay on the principle of population (1798), reposait sur le constat que la population des hommes sur la Terre s’accroît selon une progression géométrique, alors que la croissance des ressources alimentaires est arithmétique, de sorte qu’inévitablement la famine et la sous-alimentation menaceront l’avenir de l’humanité, quand les épidémies et les guerres auront cessé de jouer leur rôle de stabilisateurs démographiques et qu’il ne restera plus de terres nouvelles à cultiver. Mais le seul moyen envisagé par Malthus pour prévenir le lapinisme humain et ses conséquences fatales était le recours à la continence ou à la chasteté pré-matrimoniale, dans l’espoir de limiter d’une façon draconienne le nombre de naissances et, partant, le nombre de bouches à nourrir. Politique qui se révèle, non seulement sexuellement frustrante et socialement rétrograde, mais aussi totalement inefficace.

Des anarchistes conséquents tels que Paul Robin (voir la notice) et Octave Mirbeau ne pouvaient se satisfaire de la répression sexuelle induite par les préconisations de Malthus, et de surcroît propice aux perversions en tous genres, ni a fortiori de l’abandon des pauvres à la simple charité des riches. C’est pourquoi, à la chasteté prônée par Malthus, ils opposent le contrôle des naissances par l’usage de moyens contraceptifs et la reconnaissance du droit à l’avortement, à une époque où il est encore considéré comme un crime. C’est ce qu’on appelle le néo-malthusianisme. Mais cette position est alors très minoritaire en France, chez les socialistes et dans le mouvement ouvrier.

 

Pessimisme existentiel et social

 

Aux préoccupations d’ordre démographique s’ajoute, chez Mirbeau, une conception extrêmement pessimiste de la condition humaine. Considérant l’existence sur terre « comme un immense, comme un inexorable jardin des supplices », « l’histoire de l ‘humanité » comme une « lente, éternelle, marche au supplice » et l’univers comme un « crime », il lui apparaît monstrueux d’imposer le martyre de la vie à « des créatures impitoyablement vouées à la misère et à la mort », dans un abattoir où règne l’épouvantable « loi du meurtre » et où toutes les créatures vivantes sont condamnées, dès leur naissance, à être impitoyablement mises à mort. Ainsi, interviewé en 1900 sur Le Journal d’une femme de chambre, il avoue à Jules Huret que « l’acte de perpétuer l’espèce malheureuse et sordide que nous sommes m’apparaît plutôt regrettable », et il envisage froidement « la fin du monde » qui s’ensuivrait : « Il n’y a pas un être humain sur la terre qui soit heureux, s’il est sincère avec lui-même, s’il ose envisager un instant qu’il doit mourir demain » (La Petite République, 29 août 1900).

Le néo-malthusianisme de Mirbeau s’explique aussi par sa révolte contre une société d’oppression, qui repose sur le vol et sur le meurtre et qui transforme la traversée de cette vallée de larmes en un véritable enfer. De la sainte trinité que constituent la famille, l’école et l’Église, qui n’ont d’autre fonction que de « détruire l’homme dans l’homme » afin de produire des larves manipulables et exploitables à merci, il n’y a vraiment rien à attendre de positif. Et pas davantage des politiciens de toutes obédiences, qui ne servent que leurs intérêts, ni des institutions étatiques, toutes oppressives, ni du système économique capitaliste, qui n’obéit qu’à la loi du profit maximal et à n’importe quel prix. Dès lors, note Mirbeau, dans les horrifiques conditions où vivent les classes déshéritées, un nombre croissant de familles préfèrent encore « rester stériles ». C’est parce que, pour la très grande majorité des hommes, les conditions minimales d’épanouissement de l’individu ne sont pas du tout remplies, qu’il s’oppose vigoureusement à toutes les politiques natalistes, qui condamnent à mort, chaque année, des millions d’êtres innocents qui n’ont commis d’autre crime que de naître. Ce qui indigne le plus Mirbeau, c’est que ces politiques natalistes visent à produire les futurs prolétaires, dont les industriels et les financiers ont besoin pour alimenter leurs profits rouges de sang humain, et « de la chair à canon » destinée à la prochaine boucherie. Pour lui, proclamer la nécessité d'un contrôle des naissances et le droit sacré à la contraception, à l'avortement et, par conséquent, au non-être, résulte justement de la conviction que tous les humains à qui on inflige la vie ont un droit imprescriptible à une existence de justice et de bonheur digne de leur condition d’êtres pensants. Cela n’est nullement incompatible avec la sacralisation de la vie et de sa transmission, dont témoignent d’autres textes de Mirbeau : car il s’agit des deux faces d’une même approche, et c’est justement parce qu’il juge la vie sacrée qu’il s’oppose de toutes ses forces à tout ce qui tend à en faire un enfer.

 

Dépopulation

 

Dès 1890, dans un de ses « Dialogues tristes » intitulé, « Consultation » (L’Écho de Paris, 10 novembre 1890), Mirbeau proclame pour la première fois le droit à l’avortement, ce « droit de l’humanité » qui devrait être une liberté accordée à tous, « comme il y a la liberté de la presse, la liberté de la tribune, la liberté de l’association ».  Il met en lumière le cynisme et le double langage de la classe dominante, qui veut conserver le monopole de ce droit, afin de pouvoir régler, sans scandale et en toute impunité, les conséquences de certains « adultères chrétiens » et bourgeois, mais qui n’en condamne pas moins impitoyablement les pauvres à une reproduction sans contrôle. Sept ans plus tard, dans une chronique inspirée par un fait divers qui a fait beaucoup de bruit, « Brouardel et Boisleux » (Le Journal, 25 juillet 1897), Mirbeau prend la défense, contre l’omnipotent doyen Brouardel qui l’a accablé, d’un médecin du nom de Boisleux, condamné à cinq ans de prison pour avortement, à la suite de la mort d’une patiente enceinte, par perforation de l’utérus.

Mais c’est surtout à l’automne 1900 que Mirbeau, secondant Paul Robin et servant de caisse de résonance à la trop peu connue Ligue pour la régénération humaine, se lance dans une campagne d’envergure nationale, en publiant dans les colonnes du Journal six chroniques intitulées  « Dépopulation » (voir Dépopulation). Le prétexte en est une campagne nataliste menée par les populationnistes, notamment le sénateur Edme Piot, auteur d’un projet de loi en vue de redresser en France le taux de natalité, jugé insuffisant face à l’Allemagne, en sanctionnant fiscalement les adultes sans enfants. Mirbeau s’emploie au contraire à prouver que cette prétendue dépopulation, déplorée par les revanchards, ne serait pas du tout un mal et que, plutôt que de multiplier les naissances, il vaudrait mieux les contrôler afin d’améliorer les conditions de vie du plus grand nombre. Comme le sujet est sensible, voire tabou, à l’époque, il lui faut faire preuve de doigté pour amener peu à peu les lecteurs les plus réticents à se poser néanmoins des questions et à prendre progressivement conscience de leurs contradictions ou des conséquences monstrueuses de leurs positions : il essaie d’apparaître comme un simple observateur confronté à des points de vue exprimés par d’autres, qui sont moins suspects de partialité ; il fait parler deux médecins qui bénéficient de l’autorité de la connaissance scientifique, et il feint de les opposer sur des points secondaires, alors qu’ils sont d’accord sur ce qui lui importe le plus ; il souligne le caractère inéluctable de la réduction de la natalité, grâce aux progrès inévitables de l’hygiène et de la connaissance ; il insiste sur le progrès d’ordre moral que cela représentera, puisque n’avoir d’enfants que si on est capable de les bien élever est, de toute évidence, un « idéal moins barbare, autrement élevé que celui sur lequel nous vivons aujourd’hui et qui nous fait désirer plus d’enfants pour plus de massacres » ; et, naturellement, il met en lumière  toutes les contradictions et toute l’inhumanité des populationnistes, pour mieux toucher l’intelligence et le cœur de ses lecteurs.

 Pour Mirbeau, comme pour Paul Robin, il est déjà totalement inacceptable d’imposer aux plus pauvres des familles trop nombreuses, condamnées à survivre dans des conditions misérables dont la société porte seule la responsabilité, puisque, pour eux, c’est cet « état social qui entretient précieusement,  scientifiquement, dans des bouillons de culture sociaux, la misère et son dérivé, le crime ». Mais il l’est encore plus de n’engendrer des créatures vivantes qu’afin de disposer de chair à canon pour la prochaine conflagration. Aussi, à l’occasion d’une discussion avec un médecin chargé de présenter avantageusement la Ligue pour la régénération humaine, Mirbeau fixe-t-il deux objectif humanistes, de justice pour la société et de bonheur pour l’individu : « Ne pensez-vous pas qu’il serait plus intéressant, au lieu d’augmenter la population,  d’augmenter le bonheur dans la population, et de lui donner, enfin, un peu plus de justice dans un peu plus de joie ? » Mais, pour y parvenir, il convient prioritairement de permettre aux principaux intéressés de prendre en mains le contrôle de leur natalité. L’abrogation des lois criminalisant l’avortement est certes nécessaire, mais elle ne saurait être suffisante : c’est d’une profonde évolution des esprits que les hommes et les femmes de demain auront besoin pour comprendre où est leur véritable « intérêt humain » et pour pouvoir enfin assumer librement la maîtrise de leur vie ! 

Pour autant, Mirbeau ne se berce d’aucune illusion : il sait que, si « l’idée dort dans les livres », sans que la vérité ni le bonheur « en sortent jamais », comme l’observe tristement le menuisier de « Dépopulation », il en va de même, à plus forte raison, d’articles éphémères et aussi vite oubliés que lus, même s’ils ont pu un instant toucher deux millions de lecteurs. Quant à l’indécrottable humanité, elle obéit le plus souvent à des impulsions incontrôlées, plutôt qu’à la raison, et elle se laisse facilement manipuler, ce qui n’augure guère des lendemains qui chantent.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, Octave Mirbeau, Henri Barbusse et l’enfer, Société Octave Mirbeau, 2007 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le néo-malthusianisme », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 214-259 ; Octave Mirbeau, Combats pour l’enfant, Ivan Davy, Vauchrétien, 1990, pp. 185-213.

 

 

 

 

 

 

 


NEOLOGIE

Si les analyses littéraires de l'œuvre mirbellienne ont évidemment fait une place à sa création langagière, une synthèse sur le sujet fait encore défaut. On en a surtout mis en avant la face dérisive, exprimée par des formes spectaculaires : le septennat s'est dégradé en pot-de-vinat, la femme trop pâle

sempiternellement peinte par Henner paraît clair-de-lunaire, cette veuve n'a plus décachemirnoirci. L'adoratrice des préraphaélites, comme elle est botticellesque avec ses manières primaveresques ! Mirbeau fait ainsi railler par Botticelli le symbolisme : on y est « mystique, mystico-larviste, mystico-vermicelliste… », on y professe que « l'art doit être mystico-hyperconique et kabbalo-spiroïdal ». Ces compactages de syntagmes, compositions farcesques, affixations railleuses (cuilleroter, réclamiste, panacadémisme…) et provignement de noms propres (barbizonné, hamlétisme, Messalinette… ) se retrouvent dans toute littérature comique, y compris à l'époque classique, et en sont un des marqueurs. Chez Mirbeau, plus essentiellement, ces difformités révèlent et figurent à la fois les difformités sociales. Et son souci de modernité, son anarchisme foncier, son énergie pamphlétaire ne devaient pas contrarier cette audace morphologique… Mais une étude plus poussée, étayée sur des relevés plus vastes, devrait éclairer d'autres points :

Des néologismes incontestables relèvent moins de la caricature exubérante que de la netteté expressive : l'homme, infime champignonnement sur la terre ; le surmènement des efforts musculaires; les Expositions Universelles qui devraient se régionaliser… De même les substantifs escamotement, pédicurage, les adjectifs inappris, désâmé (qui sera repris par Jean Lorrain) et débronzé, les adverbes paroxystement, fantaisistement… D'autres, moins remarqués, manifesteraient un goût (contrarié ? ironique ?) pour l'abstraction ou le registre didactique : cérébralisme, irréalisation, intellectualisation et innintellectualité… On pourrait dans la même veine se demander si la passion mirbellienne pour l'horticulture peut être mise en parallèle avec une particulière fécondité lexicale de la thématique des sciences naturelles et des théories vitalistes. Sa contribution au vocabulaire de l'automobile mériterait également d'être cernée.

Mirbeau d'ailleurs a-t-il des affixes favoris ? La suffixation péjorante (institutard, centre-gauchard…) est-elle prégnante ? Ses procédés diffèrent-ils sensiblement selon le support (journalisme politique, chronique, roman, roman pseudonymique, théâtre, correspondance) ? Plus généralement : en quoi sa néologie se distingue-t-elle de celle de ses contemporains, et pourquoi ? (On notera d'ores et déjà que plusieurs lexies attribuées à Mirbeau sont des littérarismes d'époque, attestés avant lui : diadémé, cabotinisme, bourgeoisisme, arc-en-cieler, etc.) Si elle n'est pas la joaillerie appliquée de Jean Lombard, ni la grave systématicité que voudraient Poictevin ou Ghil, si elle est plus variée et ludique que le saint-simonisme des Goncourt, il serait intéressant de la comparer par exemple à la créativité pamphlétaire de Barbey d'Aurevilly, Hugo ou Bloy, et à la discriminer plus finement à l'intérieur des écritures fin-de-siècle, « naturalistes », « artistes », « coruscantes »…

Beaucoup de questions restent donc en suspens dans ce domaine. Mais leur approfondissement, sans doute, ne changera pas l'impression première du lexicologue : Octave Mirbeau ? Un décadent plein de vitalité.

F. P.

 

Bibliographie : Charles Muller, « Le Vocabulaire automobile d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 88-91.

 

 


NEURASTHENIE

Créé en 1869 par un psychiatre new-yorkais, George Beard, acclimaté en France en 1880 et popularisé par Charcot, mais aujourd’hui abandonné, le terme de neurasthénie, qui relevait de la psychopathologie, désignait à l’origine un épuisement du système nerveux, accompagné de fatigue, de découragement, d’une humeur dépressive ou irritable, et, parfois, de maux de tête et de troubles du sommeil. Beard et ses successeurs y voyaient un symptôme de cette civilisation moderne, dont Mirbeau, précisément, dressera un tableau critique dans ses Chroniques du Diable de 1885. Pour le chroniqueur aux pieds fourchus, en effet, la grande névrose qui, à cette époque, s’étend comme la peste, est en réalité le sous-produit morbide d’une époque en proie à la vitesse, où l’on vit en accéléré et où tout change beaucoup trop vite, en même temps que d’une organisation sociale pathogène, irrémédiablement inapte à prendre en compte les aspirations nouvelles qui se sont fait jour. La neurasthénie apparaît alors comme un nouveau mal du siècle en même temps que comme une maladie à la mode et fort répandue, ainsi que le constate le voleur de Scrupules.

Octave et Alice Mirbeau souffraient tous deux de ce qu’eux-mêmes appelaient neurasthénie ; elle contribuait à aigrir leurs humeurs et les entretenait l’un et l’autre dans un état presque permanent d’insatisfaction et d’ennui. En décembre 1904, après des années de mal-être, Alice ira consulter, à Berne, le célèbre docteur Dubois et en reviendra provisoirement guérie. Mais son humeur ne s’en trouvera guère améliorée pour autant. Quant à Octave, après le relatif échec de Sébastien Roch, il a traversé une interminable crise, où le lancinant sentiment d’impuissance créatrice et le profond dégoût que lui inspirait la société bourgeoise de son temps étaient aggravés par la crise de son couple. À l’en croire, en proie à « une affreuse tristesse sans cause », il aurait alors frôlé l’abîme de la folie et il se serait vu « avec terreur » condamné à un internement dans une maison de santé, comme il l’écrit à Léon Hennique en novembre 1894 : « Figure-toi une dépression totale de l'être, incapacité absolue de travail, non seulement de travail, mais de lier ensemble deux idées les plus insignifiantes du monde. Tristesse, découragement, et tout ce qui s'ensuit, rien ne m'a manqué, et j'ai vécu, pendant plus de six mois, avec la terreur de me voir dans une petite voiture, sous les ombrages d'une maison de santé. » Mais il est à noter que, en dehors même de cette crise paroxystique, Mirbeau est toujours passé, depuis sa jeunesse, comme en témoignent ses lettres à Alfred Bansard, par des périodes d’abattement et de vie contemplative, qui alternaient avec des phases récurrentes d’agitation, de créativité et de combativité.

Il serait aventureux de prétendre établir l’étiologie de cette neurasthénie durable. Tout au plus est-il possible d’indiquer quelques facteurs susceptibles d’y avoir contribué.

- Les uns tiennent à son histoire, sans que, bien évidemment, il soit possible d’évaluer le poids de chacun des événements : la hantise des instruments chirurgicaux de son père, évoquée au début de L’Abbé Jules ; l’empreinte d’une éducation catholique contre-nature (voir la notice Empreinte) ; le probable « commotion » de l’agression sexuelle subie chez les jésuites de Vannes ; la mort de son oncle, puis celle de sa mère ; le traumatisme de la guerre de 1870 ; des expériences amoureuses décevantes, après les années de refoulement et de frustrations passées à Rémalard ; le dégoût des coulisses de la politique et du journalisme, qu’il a pu observer de près pendant des années ; l’humiliant prolétariat de la plume et sa conviction d’être « un raté », comme son double du conte homonyme de 1882, Jacques Sorel ; le mariage avec une réprouvée en guise de pied de nez à la “bonne société”, etc.

- Les autres tiennent à sa Weltanschauung : un pessimisme existentiel radical, où certains psychiatres de l’époque décelaient précisément un symptôme de neurasthénie ; une conviction profondément ancrée de la vanité de toutes choses, même celles pour lesquelles il s’est battu (l’art, la littérature, la justice) ; un total désenchantement à l’endroit des fauves féroces et lubriques que sont les hommes ; la « haine de l’amour » et de ses illusions mortifères ; une vision très noire et démystificatrice des plaisirs, non moins mortifères à ses yeux ; une impuissance à croire durablement à la possibilité de correction de l’homme et d’amélioration de la société ; bref une lucidité si impitoyable, si destructrice de toutes les fausses valeurs ; que rien, hors les fleurs, peut-être, ne semble pouvoir résister au grand décapage.

- D’autres facteurs encore sont liés à son idéal d’écrivain qui « tend ses filets trop haut », selon l’expression de Stendhal : dégoût pour le journalisme vénal et « la chronique à faire » à tout prix ; mépris pour sa propre facilité à écrire, qui lui paraît plus que suspecte ; rejet du genre romanesque, trop vulgaire à son goût ; écœurement face à ce qu’est devenu le théâtre de consommation courante et de pur divertissement ; recherches et tâtonnements pour frayer des voies nouvelles, avec la douloureuse impression de s’enliser dans les redites ; exigences excessives qui laissent en permanence un sentiment d’échec et de découragement, parce que la réalisation n’est jamais et ne peut jamais être à la hauteur de l’œuvre rêvée (« Oh ! l’inquiétude de ne pas rendre ce que l’on sent ! », écrit-il par exemple à Raffaëlli), etc.

Au vu de ce vaste ensemble d’éléments propices à la névrose, on ne saurait s’étonner que Mirbeau ait vu, dans son propre cas, un exemple éloquent de cette « maladie du siècle » qu’est la neurasthénie. Quoi qu’il en soit des causes profondes du mal, sa neurasthénie va naturellement rejaillir, très expressionnistement, dans toute son œuvre romanesque, où abondent les personnages angoissés et déchirés par le sentiment de leur impuissance et qui baigne si souvent dans une atmosphère morbide, décourageante, quand ce n’est pas carrément nauséeuse, comme Le Journal d'une femme de chambre (1900). Deux modalités principales peuvent en être observées :

D’une part, l’écriture apparaît, pour Mirbeau, comme une manière de thérapie : elle constitue une catharsis, grâce à laquelle il peut se libérer d’une partie des angoisses, traumatismes et remords qui lui pèsent si lourdement et qui l’empêchent de trouver l’apaisement et, a fortiori, le bonheur. C’est particulièrement vrai pour Le Calvaire, Sébastien Roch (1890) ou Dans le ciel, où il se purge, respectivement, de sa passion dévastatrice pour Judith Vimmer, de la commotion du viol de l’adolescence et de son angoisse d’artiste perpétuellement menacé de paralysie créatrice. Mais les causes profondes de sa neurasthénie ne sont pas extirpées pour autant, et elle ne tarde pas à repartir de plus belle. Il lui faudra l’affaire Dreyfus, puis les voyages en automobile, pour en atténuer les effets et lui faire oublier un moment sa misère d’être pensant, l’une en le jetant dans l’action à corps perdu, les autres en lui faisant goûter le vertige de la vitesse, qui n’en est pas moins présentée, dans  La 628-E8 (1907) comme une maladie« névropathique ».

- D’autre part, comme l’indique le titre choisi pour publier, en 1901, un collage d’une cinquantaine de contes cruels, Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, le récit est présenté comme la projection du mal-être existentiel du narrateur principal, Georges Vasseur, dont la neurasthénie constitue un filtre déformant à travers lequel sont présentées les aberrations sociales. La maladie de l’inconsistant narrateur premier, qui a par exemple la phobie de la montagne, et surtout celle du romancier qui tire les ficelles, s’épanchent sans vergogne dans le récit et sont à l’unisson de la maladie qui frappe l’ensemble du corps social, où tout marche à rebours du bon sens et de la justice. Mais ce filtre de la névrose n’est pas vraiment nouveau : c’est aussi celui qui a servi bien antérieurement dans des romans écrits à la première personne tels que Le Calvaire (1886) ou Dans le ciel (1892-1893). Et il resservira dans La 628-E8, où Mirbeau, se qualifiant à plusieurs reprises de neurasthénique, s’autorise du même coup, en les mettant sur le compte d’une névrose, des caricatures injustes et des jugements sommaires, notamment sur Bruxelles et sur les Belges, qui ont eu le don de mettre la Belgique en ébullition.

Décidément, Mirbeau et la neurasthénie semblent bien être consubstantiels...

Voir aussi les notices Pessimisme, Lucidité, Désespoir, Enfer, Amour, Plaisir, Gynécophobie, Viol et Les 21 jours d’un neurasthénique.

P. M.

 

Bibliographie : Monique Bablon-Dubreuil, « Une Fin-de-siècle neurasthénique : le cas Mirbeau », Romantisme, n° 94, décembre 1994, pp. 28-38.



 

 


NIRVANA

C’est sous le pseudonyme de Nirvana que Mirbeau a publié la première série de ses Lettres de l’Inde, parues dans les colonnes du Gaulois au cours de l’hiver 1885. Ce n’est certainement pas un hasard s’il a choisi cette signature à un moment où il est fasciné par l’Inde, par le bouddhisme cinghalais et par ce qu’il croit être la sagesse du peuple indien, dont il n’a, à vrai dire, qu’une connaissance livresque. Dans son acception courante, le mot « nirvana » désigne un état d’extrême détachement, voire de total renoncement, qui résulte d’une longue et difficile ascèse et qui se traduit pas l’extinction du désir : il est alors censé être une source durable de paix intérieure. Cette paix intérieure qui, justement, fait si cruellement défaut au rédacteur des Lettres de l’Inde... Car, si Mirbeau, à cette époque, a déjà perdu bien des illusions et n’est plus homme à se laisser duper par de fausses valeurs et par les apparences d’un bonheur factice, il est trop passionné, trop prompt à s’emballer, à s’indigner et à se révolter, pour jamais parvenir pour autant à se résigner comme le ferait un sage indien. Cette aspiration au Nirvana dans un caractère de révolté, et les déchirements qui en résultent, il va les prêter à son double, l’abbé Jules du roman homonyme de 1888, qui aspire à dissoudre son être, à anéantir sa conscience douloureuse et à se fondre dans le néant.

Voir aussi les notices Bouddhisme, Ceylan, Inde et Lettres de l’Inde.

P. M.

 


NOTAIRE

Mirbeau est doublement petit-fils de notaire et, si son père lui a fait suivre des études de droit, c’est dans l’espoir qu’il prenne un jour la succession de Me Robbe (voir ce mot), le notaire de Rémalard. Malheureusement pour Ladislas Mirbeau, le jeune Octave avait bien d’autres ambitions et la brillante carrière qu’on lui laissait entrevoir ne lui inspirait qu’un profond « dégoût » et ne laissait entrevoir qu’un avenir d’un incommensurable « ennui » : « J’avais rêvé autre chose, mais enfin, je vais troquer ce rêve contre les panonceaux. Je ne puis m’empêcher de rire quand je prononce ce mot : notaire ! Cela évoque tant d’idées ridicules, tant de bêtise ventrue. Notaire ! ! ! Eh bien oui, je vais me fourrer le cou dans la cravate blanche, et l’esprit dans une liquidation. C’est affreux ! » Et, de fait, il n’aura plus qu’une envie : c’est de fuir le « cercueil notarial » de  Me Robbe, où il folâtre « comme un insecte empaillé ».

Cette horreur du notariat semble être double.

* D’un autre côté, il y a tout ce que représente symboliquement le notaire, comme Mirbeau aura l’occasion de le développer dans Dingo (1913) : « Dans les petits pays, et aussi dans les grands – mais surtout dans les petits –, le notaire est toujours populaire. Il représente quelque chose de plus qu’un homme, quelque chose de plus qu’une institution; il représente les champs, les prairies, les bois, les moissons et les maisons ; il représente l’héritage, le mariage; il représente l’argent; il représente la propriété, enfin… Il unit la terre à la terre, l’argent à l’argent, transmet la terre et l’argent de l’un à l’autre, d’une famille à l’autre famille, du mort au vivant et il fait fructifier l’argent pour ensuite le changer en terres, donnant à l’argent plus d’argent que n’en donne l’État. C’est une sorte de providence panthéistique, de divinité mythologique et locale. Et son étude, remplie de cartons poussiéreux et de vénérables paperasses, est un temple vers quoi convergent tous les intérêts, tous les désirs, toutes les espérances, toutes les passions, tous les crimes secrets d’un petit pays. » Bref, l’incarnation de l’Argent et de la Propriété n’a que fort peu de chances d’agréer à un anarchiste en révolte tel que Mirbeau.

* De l’autre, il y a la représentation des notaires en tant qu’incarnations du bourgeois ventripotent, imbu de son importance, impitoyable en affaires et, par-dessus le marché, arnaqueur des naïfs, à la faveur de sa maîtrise d’une langue hermétique au commun des mortels et qui inspire paradoxalement confiance aux paysans, comme Mirbeau l’explique dans Dingo: « Méfiants envers leurs pères, leurs mères, leurs enfants et envers eux-mêmes, méfiants envers les animaux et les choses et envers l’ombre des choses, les paysans accordent au notaire une confiance illimitée. Cette confiance, constitutionnelle, congénitale, rien ne l’ébranle, ni les disparitions, ni les fuites, ni les catastrophes. Ruinés par celui qui est parti, ils se mettent aussitôt en devoir de se faire ruiner par celui qui arrive. Outre ce symbole merveilleux de la propriété qu’incarne dans les campagnes un notaire, il incarne encore un autre prodige non moins merveilleux, par où se révèlent mieux encore la divinité de son origine et la toute-puissance de ses surnaturelles fonctions : il écrit et il parle un jargon mystérieux, à quoi personne ne comprend jamais rien… »  

Nombreux, dans les récits de Mirbeau, sont donc les notaires antipathiques, misonéistes, trouillards, dépourvus d’humanité, à l’instar de M. Bernard, dans « La Mort du chien », voire possédés par « la manie de tuer », tel le père de Jean Mintié, dans Le Calvaire : « excellent homme, très honnête et très doux », il « ne pouvait voir un oiseau, un chat, un insecte, n’importe quoi de vivant, qu’il ne fût pris aussitôt du désir étrange de le détruire. » Fréquent aussi est le type du tabellion incapable de résister à la tentation de se  carapater avec les économies de ses clients, notamment dans Dingo, où les villageois ruinés n’en sont pas moins prêts à recommencer l’expérience avec le successeur, non moins véreux, avec l’issue prévisible... Dans La 628-E8 (1907), Mirbeau évoquait déjà « ces gais notaires de nos provinces économes, ces financiers bons enfants de la rue Lepelletier qui, actuellement, au Dépôt, à Gaillon, à Poissy, à Clairvaux, se reprochent amèrement de n’avoir pas su mettre au point – au point légal – ces dangereuses opérations de l’abus de confiance et du faux », mais qui peuvent tout de même se consoler de leur incarcération en pensant à leurs confrères, apparemment moins malchanceux, mais qui, les malheureux, sont condamnés à végéter à Bruxelles, ce qui est encore bien pire que la nouvelle prison « humanitaire » de Fresnes, « la première prison où l’on cause »...

P. M.

 

 

 


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