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UN ÉCRIVAIN ENGAGÉ
Octave
Mirbeau est le type même de l'écrivain engagé : il a participé pendant
plus de quarante ans à toutes les luttes de la cité et il a toujours
mis sa plume incomparable au service des causes qu'il a embrassées.
Le pamphlet, la chronique, le conte, la critique d'art, la farce, le
roman, la grande comédie de murs et de caractères, sont autant
de moyens de faire passer dans le grand public les idées qui lui tiennent
à cur et de promouvoir les valeurs sans lesquelles la vie ne vaudrait
pas la peine d'être vécue.
Pour
des générations de jeunes gens et de prolétaires des villes et des campagnes,
Mirbeau est apparu comme un justicier qui, selon le mot de Zola, avait
" donné son cur aux misérables et aux souffrants de ce monde
". Pourtant il lui a fallu de longs tâtonnements, et bien des compromissions,
avant de jouer ce rôle de Don Quichotte - le héros de Cervantès lui
apparaissait comme le modèle du journaliste - et de redresseur de torts.
Car, avant de pouvoir voler de ses propres ailes, il a dû, pendant une
douzaine d'années, prostituer sa plume et se vendre à la réaction.
AU SERVICE DE LA RÉACTION
Prolétaire
de la plume obligé de vendre son talent à ceux qui avaient les moyens
de se l'offrir, il a dû, tour à tour ou simultanément :
- faire le domestique : secrétaire particulier de Dugué de la Fauconnerie
et d'Arthur Meyer, il a rédigé pour eux des lettres, privées ou publiques,
des éditoriaux politiques de L'Ordre bonapartiste et du Gaulois
légitimiste, ou des brochures de propagande bonapartiste ;
- faire le trottoir : chroniqueur à gages dans la presse conservatrice,
bonapartiste (L'Ordre de Paris et L'Ariégeois), puis monarchiste
(Le Gaulois et Paris-Journal), il lui a fallu se soumettre
aux diktats de ses directeurs successifs, et il y a vu, dès 1883, une
forme de prostitution ;
- faire le "nègre" : il a composé, moyennant finances, plus
d'une dizaine de volumes pour des personnes riches et avides de notoriété
littéraire.
Pendant
toutes ces années où il lui a fallu faire ses gammes et ses preuves,
de 1872 à 1884, Mirbeau n'a donc pas été son propre maître et a dû servir
- " mécaniquement ", écrira-t-il dans Un
gentilhomme - des causes qui n'étaient pas les siennes. Il en
a conçu un torturant sentiment de culpabilité - surtout pour ses articles
antisémites des Grimaces
(1883) - et, dès son retour d'Audierne, à l'automne 1884, il a entamé
une difficile rédemption par la plume (la suite du Calvaire
devait d'ailleurs être symptomatiquement intitulée La Rédemption).
L'étude
des centaines d'articles, le plus souvent anonymes, ou signés de pseudonymes,
qu'il a rédigés pendant ces douze années de prolétariat pas comme les
autres, révèle que, bien souvent, tout en servant ses maîtres, il a
tenté tant bien que mal de rapprocher ses écrits de ses propres valeurs
:
-
Ainsi, dans L'Ordre bonapartiste, il se fait le défenseur
des "petits" - ouvriers, paysans, chômeurs, instituteurs
- et il donne du parti impérialiste une image populiste, voire de
gauche, n'hésitant pas, en 1877, à parler de "socialisme".
Mais il se rendra vite compte, dans l'Ariège en 1877-1878, que la
cause impérialiste, qui prétend réconcilier l'Ordre et le Progrès,
est en réalité beaucoup plus conservatrice que progressiste.
-
Dans Le Gaulois légitimiste et mondain, il critique la charité,
préconise la justice sociale et proclame le droit au travail et
au pain (il manifeste même, en 1883, aux côtés de Kropotkine et
de Louise Michel).
-
Dans les fameuses Grimaces de 1883, anti-opportunistes (et
aussi, hélas ! antisémites), il fait de la politique des républicains
au pouvoir une critique de gauche, il dénonce leurs prévarications
et révèle nombre de scandales, ce qui le rapproche des radicaux
(extrême gauche parlementaire de l'époque) ; comme les anarchistes,
il rêve du grand soir qui mettra un terme à la pourriture de la
société et, à défaut, en appelle au choléra vengeur ("Ode
au choléra"). Bref, il mange sans vergogne à tous les râteliers
et diversifie amplement son lectorat. Mais ses audaces finissent
par lasser ses commanditaires, qui mettent un terme à l'expérience
au bout de six mois.
Ainsi,
tout en servant officiellement la réaction, Mirbeau a essayé, difficilement,
de faire passer dans son lectorat des préoccupations sociales et éthiques.
OCTAVE MIRBEAU ANARCHISTE
À
partir du "grand tournant" de 1884-1885, Mirbeau se rallie
progressivement aux thèses libertaires et renoue avec la révolte de
sa jeunesse, dont témoignent ses Lettres à Alfred Bansard des Bois.
Farouchement individualiste et attaché à défendre les droits imprescriptibles
de l'individu - à commencer par l'enfant -, il voit dans l'État l'ennemi
numéro un et souhaite "le réduire à son minimum de malfaisance".
En effet, au lieu de permettre à chacun d'épanouir ses potentialités,
l'État " assassin et voleur " n'a de cesse de réduire l'homme
à l'état de "croupissante larve" malléable et corvéable à
merci, pour le plus grand profit de tous "les mauvais bergers"
: patrons, politiciens, magistrats, militaires, enseignants...
Désireux d'ouvrir les yeux de toutes les victimes de cette déshumanisation
programmée, il s'emploie donc à arracher le masque de respectabilité
des "honnêtes gens" et à mettre à nu les institutions oppressives
:
-
La famille, lieu d'enfermement et d'oppression, où l'on conditionne
l'enfant et où on lui transmet, de génération en génération - "legs
fatal" - , des modèles de comportement et des idées toutes
faites.
-
L'école, où on le gave de connaissances inutiles et où l'on comprime
inhumainement les besoins de son corps et de son esprit.
-
L'Église catholique, qui inculque des " superstitions abominables
" et qui inocule le " poison " de la culpabilité.
-
L'armée, qui traite les jeunes gens comme du bétail ou de la chair
à canon et les conditionne pour en faire des assassins ou des martyrs
(voir la préface d'Octave Mirbeau parue dans "L'Aurore"
le 9 juillet 1901) à "Un
an de caserne", de Louis Lamarque (pseudonyme d'Eugène
Montfort).
-
L'usine, où l'on surexploite des hordes d'hommes réduits à l'esclavage
salarié, avant de les mettre au rebut quand ils ne sont plus bons
à rien.
-
La "Justice", si l'on ose dire, servile devant les puissants,
mais implacable aux pauvres et aux démunis.
-
La finance, qui permet à des escrocs tels qu'Isidore
Lechat de voler impunément des milliards et d'affamer des milliers
de misérables et qui, au nom de la prétendue scientificité de l'économie
politique dite "libérale", justifie l'écrasement des faibles
et des pauvres par les forts et les riches.
-
Le système parlementaire, qui permet à des démagogues sans scrupules
d'anesthésier le bon peuple et de se remplir les poches "en
crochetant les caisses de l'État". Dès lors, le suffrage universel
apparaît comme une "duperie", et Mirbeau appelle logiquement
à "la
grève des électeurs" - article que les anarchistes
de toute l'Europe diffuseront à des centaines de milliers d'exemplaires.
-
Le colonialisme, qui au nom du "progrès" et de la "civilisation
occidentale et chrétienne", détruit des cultures millénaires,
réduit des peuples en esclavage et transforme des continents entiers
en effrayants jardins des supplices.
-
Le scientisme, et son corollaire le mandarinat médical contre
lequel il mène campagne en 1907 dans les colonnes du Matin
: il y voit une dangereuse dégénérescence de la science en un nouvel
opium du peuple, qui sert à la bourgeoisie, la nouvelle classe dominante,
à damer le pion à la vieille religion catholique et à assurer son
pouvoir sur les esprits.
-
Les outils de conditionnement et d'abêtissement du peuple que sont
à ses yeux la presse anesthésiante, qui n'est
parfois même qu'un outil de chantage, le théâtre de divertissement
et les romans à l'eau de rose.
Toute l'uvre de Mirbeau, et au premier chef ses chroniques
politiques et sociales, constitue donc une entreprise de démystification
ou de déconditionnement, dans l'espoir de redonner à ses lecteurs une
dignité et une conscience sans lesquelles aucune émancipation sociale
ne serait concevable. Certes, pour la majorité d'entre eux, il n'y croit
guère, car il est conscient de l'irréductible bonne conscience des nantis
et de l'aliénation idéologique des classes dominées (voir en particulier
Le Journal d'une femme de chambre).
Mais il n'a jamais eu besoin d'espérer pour entreprendre, et il n'a
jamais cessé de se battre pour autant en faveur de tous les opprimés
et de tous les sans-voix : mettant en pratique le principe de Jaurès,
il a tenté, difficilement, de concilier le pessimisme de la raison et
l'optimisme de la volonté.
L'anarchiste par Vallotton
Mirbeau ne s'est pas contenté d'une propagande par le verbe, il s'est
aussi mêlé à toutes les grandes batailles de l'époque :
-
contre le boulangisme, dans lequel il perçoit un danger mortel
pour l'intelligence et la culture (1886-1890) ;
-
contre les expéditions coloniales (notamment au Tonkin et à Madagascar),
qui seront le crime inexpiable des Européens ;
-
contre les " lois scélérates " liberticides (1894) et
pour la défense de Jean Grave, de Félix Fénéon et de Laurent Tailhade ;
-
pour une école libertaire et contre l'alliance objective des Cartouche
de la République et des Loyola de l'Église romaine ;
-
pour la défense de Dreyfus, et pour la Vérité et la Justice (1897-1899) ;
-
contre la politique nataliste (voir sa série d'articles "Dépopulation"
en 1900) et pour le droit à l'avortement, qu'il affirme dès 1890
("Consultation") ;
-
contre le danger clérical, qui aliène et empoisonne les esprits
pour mieux les dominer, pour la laïcité et une véritable séparation
des Églises et de l'État permettant un enseignement matérialiste,
réellement libéré du "poison religieux" ;
-
pour le soutien au peuple russe lors de la révolution russe de
1905 ;
-
pour la paix en Europe et dans le monde, et en particulier pour
l'amitié franco-allemande, facteur de paix, de progrès social et
de prospérité économique, ce qui lui a valu l'hostilité permanente
des "patriotes";
-
contre la peine de mort ;
-
contre la censure et, en particulier, pour la défense des anarchistes,
des antimilitaristes et des syndicalistes emprisonnés.
Dessin de Steinlen
La salle de rédaction de l’Endehors. L’Illustration
(10-02-1894). De gauche à droite : Zo d’Axa, Tabarant, A. Hamon,
C. Malato, J. Grave, O. Mirbeau, un ouvrier et B. Lazare
AUX CÔTÉS DES SOCIALISTES
Après
avoir uvré plus que tout autre à la défense et illustration de
l'idéal anarchiste, Mirbeau n'en a pas moins fait un bout de chemin
aux côtés des socialistes "collectivistes", en qui il ne voyait
naguère que des bureaucrates niveleurs et liberticides.
Il lui a fallu l'affaire Dreyfus pour comprendre que les groupes libertaires
étaient trop divisés et trop faiblement organisés pour peser dans le
rapport de force entre les classes sociales. Il a aussi découvert en
Jaurès un humaniste, soucieux d'alléger au plus vite la souffrance des
exploités sans attendre le grand soir. Aussi, tout en restant anarchiste
de cur jusqu'à sa mort, il n'en a pas moins accepté, par souci
d'efficacité, de collaborer à L'Humanité de Jaurès dès sa fondation,
en avril 1904.
Mais il s'est retiré six mois plus tard lorsque la politique politicienne
et partidaire lui a paru prendre le pas sur la lutte pour des réformes
immédiates. Il n'en a pas moins compté sur Jaurès pour faire adopter
des lois moins inhumaines.
Homme libre, Mirbeau n'a jamais voulu adhérer à aucun parti, à aucun
syndicat, ni à aucun groupe de pression. Mais, soucieux de réalisme,
il a toujours essayé d'entretenir des relations de sympathie avec quelques
hommes politiques susceptibles de relayer son action au parlement ou
au gouvernement : Jaurès, bien sûr, à partir de l'Affaire, mais aussi
Clemenceau et Aristide Briand qui, arrivés au pouvoir, décevront son
attente et qu'il ne manquera pas de stigmatiser. Il incarne parfaitement
l'intellectuel dreyfusard.
MIRBEAU DREYFUSARD
Octave
Mirbeau est un des grands combattants de l'Affaire. Mais son rôle a
été longtemps occulté ou sous-estimé. Il est grand temps de rendre tardivement
justice au justicier.
En
1883, à l'époque où il était rédacteur en chef des Grimaces,
Mirbeau avait prévenu : "Partout où il y aura une plaie à brûler,
des coquins à démasquer, des décadences à flageller, une vertu à exalter,
nous n'hésiterons pas, en dépit de l'indifférence calculée des uns et
de la fureur des autres." Il est toujours resté fidèle à cet engagement.
Certes, en 1894, lorsque le capitaine Alfred Dreyfus est accusé de haute
trahison, il n'a pas un mot pour le défendre. Comme les autres anarchistes,
il n'a cure de la condamnation d'un officier et d'un riche bourgeois,
fût-il juif. Pour lui, comme pour tous les libertaires et les socialistes
de l'époque, un officier sans état d'âme, prêt à mitrailler des ouvriers
désarmés comme au cinquième acte des Mauvais
bergers, ne peut être qu'une brute homicide, un "galonnard"
massacreur de pauvres, comme l'écrit Le Père Peinard d'Émile
Pouget. Et un riche bourgeois, appartenant à une famille d'industriels,
est forcément un ennemi de classe et un exploiteur. Aussi n'est-ce que
tardivement que Mirbeau se sent concerné par le sort d'Alfred Dreyfus,
qu'il lui a fallu dépouiller de tout caractère de classe pour que des
prolétaires et des intellectuels progressistes puissent s'engager à
le défendre en tant que victime innocente de l'État et de l'armée (voir
" À un prolétaire ").
Au
printemps 1897, après une visite du compagnon en anarchie Bernard Lazare,
Mirbeau est tenaillé par les premières morsures du doute, mais il est
muselé au Journal. Les révélations de Mathieu Dreyfus et l'engagement
de l'intègre vice-président du Sénat, Scheurer-Kestner, l'amènent à
prendre position publiquement dans un article du Journal, le
28 novembre 1897, soit deux jours seulement après le premier article
de Zola. Puis la révoltante et caricaturale iniquité de l'acquittement
d'Esterhazy, le 11 janvier 1898, qui constitue comme une nouvelle condamnation
de Dreyfus, et le courageux cri "de pitié et de vérité" de
Zola dans J'accuse, le 13 janvier, le convainquent de l'effroyable
machination et de l'urgente nécessité de se battre. Dès lors, son engagement
est total et passionné, et la bataille pour la Vérité et la Justice
obsède son esprit et occupe la majeure partie de son temps, au détriment
de son uvre littéraire.
Mirbeau relève le double défi lancé par les nationalistes et les antisémites
à la conscience et à l'intelligence, avec la complicité des républicains
modérés au pouvoir et la bénédiction de l'Église catholique. Son action
est multiple :
-
Il prend l'initiative d'une pétition, dite "des intellectuels",
adressée au président de la Chambre, pour exiger "le maintien
des garanties légales des citoyens contre l'arbitraire".
-
Il se réconcilie avec Jaurès, et il devient l'indéfectible soutien
de Zola, autrefois tympanisé pour ses ambitions académiques, et
qui est désormais à ses yeux une figure christique. Tous les jours,
lors du procès en diffamation qui lui est intenté pour J'accuse,
en février 1898, il l'accompagne au Palais de Justice et s'improvise,
au besoin, garde du corps, avec Alfred Bruneau et Fernand Desmoulin.
-
En août 1898, il paye de sa poche l'amende de 7 555 francs - environ
22.500 de nos euros ! - à laquelle Zola a été condamné à Versailles
(il ne sera jamais remboursé) ; et, de la main à la main, il va
solliciter Joseph Reinach, jadis combattu avec véhémence, et obtient
de lui, de la main à la main, les 40 000 francs (soit 120 000 euros)
nécessaires pour payer une autre amende écopée par l'auteur de J'accuse.
-
Avec le socialiste et protestant Francis de Pressensé et le compagnon
libertaire Pierre Quillard, Mirbeau participe à nombre de meetings
à Paris, et, pour défendre le droit et dénoncer le mensonge clérical
et l'imposture militariste, il n'hésite pas à sillonner la province
à ses risques et périls.
En effet, les réunions publiques fort courues se révèlent souvent houleuses
: à Toulouse, il est attaqué par les sbires du chef nationaliste local,
le colonel Perrossier ; à Rouen, il s'en faut de peu que le meeting
ne dégénère. Mais, loin de le décourager, cette atmosphère de guerre
civile le galvanise : " Nous avons connu dans ces meetings d'indignation
et de protestations un Mirbeau que nous ne connaissions pas : c'est
le tribun qui vient apporter à la foule la parole de vie; c'est l'orateur
dont l'éloquence fait vibrer les curs les plus prévenus ",
témoigne Gérard de Lacaze-Duthiers.
Il fréquente assidûment la Revue Blanche, qui constitue,
avec L'Aurore, une sorte d'état-major des intellectuels dreyfusards.
Léon
Blum en témoigne : "Presque chaque soir, à la même heure, la porte
s'ouvrait avec fracas et l'on entendait de l'antichambre la voix et
le rire éclatant d'Octave Mirbeau. L'âme violente de Mirbeau, tiraillée
entre tant de passions contraires, ne se donnait pas à demi. Il s'était
jeté à corps perdu dans la bataille, bien qu'aucune affinité naturelle
ne l'inclinât à s'enrôler sous le nom d'un Juif, parce qu'il aimait
l'action et la mêlée, parce qu'il était généreux, et surtout parce qu'il
était pitoyable, parce que la vue ou l'idée de la souffrance, souffrance
d'un homme, souffrance d'une bête, souffrance d'une plante, étaient
littéralement intolérables à son système nerveux."
Mais
c'est surtout dans les colonnes de L'Aurore que le journaliste
donne la pleine mesure de son engagement. Condamné quasiment au silence
au Journal du panamiste Letellier, auquel il fournit surtout
des chroniques alimentaires (encore que certaines soient de nature à
éveiller des consciences), il rejoint, le 2 août 1898, la rédaction
du quotidien d'Ernest Vaughan et de Georges Clemenceau. Dans plus de
cinquante articles, il met sa puissance de conviction au service d'un
grand projet : réconcilier et rassembler les intellectuels et les prolétaires,
contre leurs ennemis communs, le nationalisme, le cléricalisme, le militarisme
et l'antisémitisme, et contre les anti-dreyfusards de toute obédience,
qu'il ne cesse de démystifier et de tourner en dérision. Il se bat inlassablement
:
-
pour essayer de secouer l'inertie des masses ;
-
pour inspirer la confiance aux combattants de la Vérité et de la
Justice, alors que lui-même souffre souvent d'un pessimisme dont
témoignent Le Jardin des supplices
et Le Journal d'une femme de chambre,
ses deux romans publiés respectivement en juin 1899 et juillet 1900,
et qui sont consubstantiels de l'Affaire.
-
et pour ébranler peu à peu celle des politiciens de gouvernement,
jusqu'à ce que, l'espoir changeant de camp, des modérés tels que
Barthou, Poincaré et Waldeck-Rousseau se rallient à la révision.
Mirbeau n'est évidemment pas le seul pamphlétaire dreyfusiste, mais
il est un des plus influents : ses chroniques de L'Aurore sont
en effet mises à profit par quantité de groupes locaux et ont un écho
de masse non négligeable.
Le 5 août 1899, il se rend à Rennes avec Séverine et Bernard Lazare,
pour suivre le second procès de Dreyfus, auquel il assiste avec une
indignation croissante. Il fréquente l'Auberge des Trois-Marches, le
Café de la Paix et le jardin de Victor Basch, où se réunissent les dreyfusards.
La nouvelle condamnation de Dreyfus, assortie d'absurdes "circonstances
atténuantes", l'anéantit : il ne peut retenir ses larmes. Après
l'exaltation de l'action, Mirbeau retombe dans les abîmes de son habituel
pessimisme. Il voit dans l'Affaire la confirmation expérimentale de
sa lancinante conviction : derrière son vernis superficiel de civilisation,
l'homme n'est qu'une brute homicide, dont les appétits criminels sont
irrépressibles, et, loin de s'opposer à l'universelle "loi du meurtre",
les sociétés se contentent de les canaliser et de leur fournir des exutoires
tels que les pogroms antisémites, les conquêtes coloniales et les guerres
inter-impérialistes (voir le Frontispice du Jardin
des supplices).
La loi d'amnistie qui, en décembre 1899, renvoie dos à dos assassins
et victimes, crapules et héros, faussaires et combattants de la vérité,
achève de l'écurer. Par la suite, les divisions du camp des dreyfusistes,
et les dérapages sécuritaires de ceux qui accèdent au pouvoir, Clemenceau
notamment, devenu " le premier flic de France ", le déçoivent
cruellement et renforcent son anarchisme durable. Mais, à la différence
de la plupart de ses anciens compagnons, il garde sa confiance et son
admiration pour Alfred Dreyfus, comme en témoigne la belle lettre qu'il
lui adresse en 1907 (cf. Cahiers Mirbeau
n° 5) :
"Est-ce que
de tous les points de la France, professeurs, philosophes, savants,
écrivains, artistes, tous ceux en qui est la vérité, ne vont pas,
enfin, libérer leur âme du poids affreux qui l'opprime... Devant ces
défis quotidiens portés à leur génie, à leur humanité, à leur esprit
de justice, à leur courage, ne vont-ils pas, enfin, comprendre qu'ils
ont un grand devoir... celui de défendre le patrimoine d'idées, de
science, de découvertes glorieuses, de beauté, dont ils ont enrichi
le pays, dont ils ont la garde
"
Octave Mirbeau, L'Aurore, 2 août 1898
"L'injustice
qui frappe un être vivant - fût-il ton ennemi - te frappe du même
coup. Par elle, l'Humanité est lésée en vous deux. Tu dois en poursuivre
la réparation, sans relâche, l'imposer par ta volonté, et, si on te
la refuse, l'arracher par la force, au besoin. En le défendant, celui
qu'oppriment toutes les forces brutales, toutes les passions d'une
société déclinante, c'est toi que tu défends en lui, ce sont les tiens,
c'est ton droit à la liberté, et à la vie, si précairement conquis,
au prix de combien de sang ! Il n'est donc pas bon que tu te désintéresses
d'un abominable conflit où c'est la Justice, où c'est la Liberté,
où c'est la Vie qui sont en jeu et qu'on égorge ignominieusement,
dans un autre. Demain, c'est en toi qu'on les égorgera une fois de
plus..."
Octave Mirbeau, "À un prolétaire", L'Aurore, 8 août 1898
MIRBEAU CHRONIQUEUR ET POLÉMISTE
À
la fin du XIXe siècle, la chronique est un exercice obligé
pour un journaliste, au même titre que le conte. Il s'agit, en 200 ou
300 lignes, de développer une réflexion, attrayante et superficielle,
sur un sujet d'actualité ou un problème supposé éternel, à condition
de n'effaroucher en aucune manière un lectorat le plus souvent frileux
et misonéiste et de ne pas s'attirer les foudres du rédacteur en chef,
qui veille à la rentabilité de l'entreprise et aux intérêts de son propriétaire
et de ses actionnaires. Dans ces conditions, loin d'alimenter la réflexion
personnelle, la chronique entretient plutôt les préjugés et la bonne
conscience des lecteurs et leur garantit de bonnes digestions.
Pendant toutes les années où il n'est pas le maître de sa plume, Mirbeau
respecte plus ou moins le contrat qui lui impose d'éviter le scandale
et de " taire le mal " susceptible de nuire au "bon"
ordre social, comme le baron Courtin du Foyer
le recommande à un jeune journaliste d'avenir ; et si sa plume de polémiste
est redoutée, il la met sans scrupules apparents au service de ses employeurs
successifs, sans lésiner sur les coups assénés à leurs adversaires politiques
et sans reculer, ni devant les querelles clochemerlesques, dans L'Ariégeois
en 1878, ni, dans les Grimaces commanditées par le vice-président
de Paribas, Edmond Joubert, devant l'arme de l'antisémitisme - qui était
quasiment général à l'époque, notamment à gauche et à l'extrême gauche,
où l'on identifiait volontiers "juiverie" et capitalisme.
Il fera un premier mea culpa public un an plus tard, le 14 janvier 1885,
et un second au cours de l'affaire Dreyfus, dans son célèbre "
Palinodies " (15 novembre 1898).
En 1880-1881, Mirbeau est chargé de tenir, au Gaulois, une rubrique
intitulée " La Journée parisienne " et signée d'un pseudonyme
collectif, Tout-Paris. Il s'y livre à une espèce d'ethnographie parisienne,
qu'il poursuit sous son propre nom dans Paris déshabillé, puis dans
ses Chroniques du Diable de 1885, et il y accumule des données
fort précieuses pour ses uvres ultérieures, ce qu'il appellera
son " herbier humain " dans son roman inachevé Un
gentilhomme. Dans nombre de ses chroniques postérieures, il
poursuivra son travail d'observations sur les terrains les plus divers,
à Paris, dans la province profonde ou à l'étranger, et s'appuiera souvent
sur des faits concrets dont il a été le témoin, ou prétend l'avoir été,
afin d'éveiller les consciences et de susciter la réflexion. Car, subvertissant
la chronique comme il a subverti le conte, il tente de sortir de leur
passivité ceux qu'il appelle des "âmes naïves" pour faire
d'eux des citoyens lucides aptes prendre part à la vie de la cité.
Il utilise pour cela un certain nombre de moyens privilégiés :
-
La totale subjectivité, qui oblige le lecteur, le temps d'une
chronique, à faire sienne la vision du monde de l'écrivain, quitte
à s'en scandaliser ou à en être déstabilisé.
-
L'anecdote, cocasse ou tragique, ou simplement symptomatique, qui
accroche le lecteur et grâce à laquelle celui-ci peut découvrir
un aspect mal connu de la réalité sociale.
-
Le dialogue, qui introduit de la vie et du mouvement, et qui permet
également d'exprimer les contradictions existant, non seulement
dans les choses, mais aussi chez l'écrivain lui-même. Tantôt il
oppose deux personnages aux positions divergentes, ce qui ouvre
aux lecteurs un espace de liberté d'où peut naître le questionnement
; tantôt il met en présence deux individus aussi stupides et grotesques
l'un que l'autre, en général des bourgeois-types, ce qui rend toute
identification impossible et jette le discrédit sur les valeurs
qu'ils sont supposés défendre.
-
La caricature : en forçant les traits, en exagérant pour les besoins
de l'effet, tout en faisant rire ou sourire ses lecteurs, Mirbeau
parvient à clouer au pilori du ridicule nombre de ses cibles et
à mettre en lumière ce qui est caché ou peu apparent.
-
L'interview imaginaire de personnalités du monde politique, judiciaire
ou littéraire : en leur prêtant des propos absurdes ou monstrueux
et en leur faisant dire tout haut ce que d'ordinaire ils gardent
soigneusement in petto, il les disqualifie et leur fait perdre cette
respectabilité qui interdit trop souvent aux petits de se permettre
de juger les nantis. L'interview imaginaire est un moyen très efficace
de découvrir la réalité camouflée derrière les apparences trompeuses
et les belles manières, ce que Pascal appelait les "grimaces".
-
L'humour noir, qui présente comme allant de soi des choses aberrantes
ou horrifiques et qui bouscule du même coup les convictions morales
ou esthétiques des lecteurs. Il participe d'une pédagogie de choc
destinée à les obliger à réagir et à se poser des questions.
-
La démonstration par l'absurde, chaque fois que la logique de
l'adversaire est poussée jusqu'à ses conséquences les plus aberrantes
ou terrifiantes, ce qui mine tout l'édifice de ses valeurs.
Mirbeau polémiste ne prétend pas posséder la Vérité et se refuse
à jouer le rôle d'un Maître, mais il sème le doute sur les certitudes
les mieux ancrées dans les esprits et remet en cause tout ce qu'un
vain peuple respecte.
Pierre MICHEL
Notes. Le monopole Hachette dans l'édition et la
distribution est considéré par les écrivains lucides comme un véritable
attentat à la liberté d'opinion. Des hommes de lettres comme Huysmans
et Maupassant, Octave Mirbeau et Barbey d'Aurevilly, des journalistes
comme Drumont et Rochefort, des hommes politiques aussi différents que
Barrès, Clemenceau, Deroulède et Millerand se sont jadis indignés du
droit que la maison Hachette s'arrogeait déjà dans le domaine de la
pensée.
Quelques articles des Grimaces et quelques chroniques ultérieures
ont été publiées chez Flammarion en 1922, sous le titre : Les
Grimaces (1923).
Une
anthologie d'articles politiques de Mirbeau a été publiée en 1990 chez
Séguier, sous le titre de : Combats politiques. Les chroniques
dreyfusardes (1898-1899) ont paru chez Séguier sous le titre : L'Affaire
Dreyfus (1991). Chronique en ligne : L'Affaire
Dreyfus
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