Thèmes et interprétations

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Terme
SOCIETE

Anarchiste individualiste, Mirbeau adresse à la société en général deux types de reproches :

- D’une part, en imposant des normes et des lois et en tentant d’uniformiser ses membres selon un modèle standard, toute société, quel que soit son mode d’organisation, empiète souverainement sur les droits et libertés des individus, comprime leurs besoins, détruit leurs potentialités et se révèle donc potentiellement mortifère.

- D’autre part, elle repose sur le meurtre, qu’elle se contente, au mieux, de canaliser, et qui est sa seule justification, comme l’explique un « savant darwinien » dans le « Frontispice » du Jardin des supplices (1899) : « Le meurtre est la base même de nos institutions sociales, par conséquent la nécessité la plus impérieuse de la vie civilisée… S’il n’y avait plus de meurtre, il n’y aurait plus de gouvernements d’aucune sorte, par ce fait admirable que le crime en général, le meurtre en particulier sont, non seulement leur excuse, mais leur unique raison d’être… »

À ces critiques d’ordre général, qui concernent aussi bien la vieille société chinoise et les sociétés des pays colonisés et jugés « barbares » que celles des prétendues « civilisations » européennes, s’ajoutent toutes celles que Mirbeau adresse à la société bourgeoise de son temps, dont rien ne trouve grâce à ses yeux : ni ses institutions (système politique, administratif, judiciaire et militaire), ni la famille nucléaire qui en est la base, ni l’école sclérosante et abrutissante, ni l’aliénante religion dominante qu’est le catholicisme, ni l’économie capitaliste avec ses désastreuses conséquences pour l’homme et pour la nature.

Voir aussi les notices État, Meurtre, Famille, École, Armée, Justice, Religion, Église, Capitalisme, Enfer et Anarchie.

P. M.

           


SOCIETE DU SPECTACLE

Octave Mirbeau est un des premiers à avoir pourfendu la société du spectacle, et ce dès 1882, alors qu’il n’était pas encore maître de sa plume et travaillait encore pour divers maîtres et commanditaires : en effet, dans son célèbre article à scandale sur « Le Comédien » (Le Figaro, 26 octobre 1882), il dénonce déjà avec virulence la maladie dont souffre la société bourgeoise décadente et dont le culte rendu aux comédiens n’est jamais que le symptôme le plus éclatant : « Plus l'art s'abaisse et descend, plus le comédien monte. [...] Aujourd'hui, le comédien est tout. C'est lui qui porte l'œuvre chétive. Aux époques de décadence, il ne se contente pas d'être le roi sur la scène, il veut aussi être roi dans la vie. »

Mais il n’y a pas que la cabotinocratie qui révèle les « décompositions » sociales contre lesquelles vitupère un pamphlétaire, encore à gages, mais qui va très bientôt, pour son propre compte, généraliser sa critique à l’ensemble du corps social, où toutes les personnalités sont perpétuellement en représentation pour séduire et tromper les hilotes baptisés“citoyens”. Dans une société où tout marche sur la tête, où les pires folies sont considérées comme raisonnables, cependant que les écrivains de génie tels que Tolstoï passent pour des fous (voir « Un fou », Le Gaulois, 2 juillet 1887), c’est la médiatisation à outrance, rendue possible par la diffusion massive de la presse de désinformation et de crétinisation, qui contribue à transformer en spectacles dévirilisants et anesthésiants offerts au bon peuple toutes les institutions et pratiques sociales abusivement respectées :

* La politique n’est qu’un théâtre, les politiciens en campagne ne sont que des comédiens caméléons, tels que le marquis de Portpierre des 21 jours d’un neurasthénique (1901) ou Amblezy-Sérac d’Un gentilhomme, et les élections ne sont qu’une comédie bouffonne que l’on donne ad usum populi.

* La “Justice” n’est qu’un théâtre d’ombres, où des « monstres moraux » appliquent, impitoyablement et en grande cérémonie, une législation à deux vitesses et envoient à l’échafaud ou au bagne des individus qui sont généralement plus victimes que coupables. Dans ce pays hautement civilisé que prétend être la France, les sanglantes exécutions capitales sont devenues un spectacle aussi recherché que dans la Chine « barbare », et les fêtards et les gens de la haute sont prêts à payer fort cher les meilleures places.

* Dans le domaine culturel, la comédie est la même : les Salons annuels des beaux-arts ne sont qu’une « grande foire aux médiocrités grouillantes et décorées », mais ils n’en détermine pas moins la hiérarchie esthétique à respecter et les commandes de l’État à passer aux artistes ; les soporifiques séances de l’Académie Française continuent d’attirer les badauds comme si l’esprit soufflait sur cette « vieille sale » ; et les premières théâtrales des pires âneries constituent un événement mondain où il est de bon ton de se montrer.

* Ce qu’il est convenu d’appeler « l’amour » n’est le plus souvent qu’une grotesque ou odieuse comédie que les amoureux, ou supposés tels, se jouent l’un à l’autre (voir notamment Les Amants, 1901).

* Quant au “monde” immonde, dont les dessous sont si peu ragoûtants, il se donne à voir dans des festivités courues et enviées et dans les rubriques mondaines des grands quotidiens, comme si les faits et gestes des nantis étaient d’une essence supérieure et hautement respectable et devaient intéresser le lecteur moyen, tout éberlué.

Pour nous révéler le theatrum mundi dans toute son horreur nauséeuse, Mirbeau nous introduit dans les coulisses où se préparent les acteurs avant d’entrer en scène et dans les arrière-cuisines où se mijotent les plats que l’on sert au profanum vulgus. L’interview imaginaire de personnalités qui disent tout haut ce que, d’ordinaire, on garde soigneusement in petto, le recours à un petit diable aux pieds fourchus et qui lit dans les cœurs et les âmes des puissants, dans les Chroniques du Diable, ou le regard lucide jeté par la chambrière Célestine sur des maîtres qu’elle aperçoit dans leur nudité méduséenne, nous permettent heureusement de distinguer l’être du paraître, de faire tomber les masques des acteurs et de révéler leur véritable visage. Saine entreprise de démystification et de désacralisation.

Voir aussi les notices Comédien, Théâtre, Journalisme, Justice, Politique, Élections, Démystification, Désacralisation, Complexe d’Asmodée, Interview imaginaire, Le Comédien, Chroniques du Diable et Le Journal d’une femme de chambre.

P. M.


SUICIDE

SUICIDE

 

            Mirbeau ne s’est pas plus suicidé que Camus, mais lui aussi semble considérer le problème de la mort volontaire comme prioritaire, puisque la réponse à y donner détermine les choix fondamentaux de l’existence. Aussi bien a-t-il consacré au sujet trois chroniques : l’une, signée Tour-Paris, a paru dans Le Gaulois le 28 octobre 1880 ; les deux autres, intitulées « Le Suicide », ont paru respectivement dans La France, le 10 août 1885, et dans Le Gaulois, le 19 avril 1886.

            Mirbeau est extrêmement pessimiste et donne de la condition humaine une image extrêmement noire (voir les notices Pessimisme et Enfer). Rien d’étonnant, dès lors, que le suicide puisse apparaître comme une issue de secours, pour s’évader de ce jardin des supplices qu’est l’existence terrestre. Lui-même l’a envisagé en 1882, dans un de ses Petits poèmes parisiens, « Rose et gris », où il cite Poison perdu, poème souvent attribué à Rimbaud (« Sois-moi préparée / Aux heures de désir de mort ») ; puis en 1884, alors qu’il est au fond de l’abîme, exilé à Audierne, comme il l’écrit à Paul Hervieu : « Il y a, près d’ici, une belle roche autour de laquelle la mer bouillonne et tord son écume avec furie. Je suis allé l’autre jour lui rendre visite, et je me disais en contemplant ce gouffre qu’on devait bien y dormir. » En 1916, au beau milieu de la monstrueuse boucherie héroïque qui achève de le désespérer, il confie au journaliste Georges Docquois que, depuis sa jeunesse lointaine, il a jugé la mort « enviable et sans prix » et « s’en est fait, voici longtemps déjà, une idée de consolation décisive ». À défaut de céder lui-même à la tentation, il imagine que plusieurs de ses personnages font ce choix : l’écuyère Julia Forsell, au dénouement de L’Écuyère (1882), Daniel Le Vassart, dans les dernières lignes de La Belle Madame Le Vassart (1884), et le « petit Henri » des Lettres de ma chaumière (1885), passent à l’acte, cependant que les héros de ses trois premiers romans officiels – Jean Mintié, dans Le Calvaire (1886), l’abbé Jules du roman homonyme (1888) et le petit Sébastien Roch (1890) – sont un moment attirés par cette « solution finale ».  Jean Mintié écrit ainsi, au chapitre VII du Calvaire :  « Mourir, c'est être pardonné !... Oui, la mort est belle, sainte, auguste !... La mort, c'est la grande clarté éternelle qui commence... Oh ! mourir !... s'allonger sur un matelas plus moelleux que la plus moelleuse mousse des nids... Ne plus penser... Ne plus entendre les bruits de la vie... Sentir l'infinie volupté du néant. »

            Loin donc de condamner le suicide pour les raisons morales et religieuses qui sont habituelles dans la bouche de tous les partisans de ce qu’il appelle « le mensonge religieux », loin d’y voir une folie, comme la plupart des psychiatres de l’époque, Mirbeau, à l’instar des stoïciens, considère le suicide comme un acte éminemment rationnel et libérateur : tantôt il résulte d’une prise de conscience philosophique empreinte de renoncement et du désir de s’affranchir du poids écrasant de l’existence ; tantôt de l’influence désastreuse d’une civilisation moribonde et mortifère, notamment par son culte du plaisir, « ce bourreau sans merci » dont parle Baudelaire et « qui alimente les échafauds » et « met dans la main de l’homme le poignard du suicide »  (« Le Plaisir », Le Gaulois, 16 février 1885). Pour lui, la sagesse vient de l’acceptation lucide de notre condition mortelle, si scandaleuse qu’elle soit, et du renoncement aux faux biens de ce monde : « Pourquoi redouter le néant ? Pourquoi craindre ce que nous avons été déjà ? Partout la mort est là qui nous guette, et n’est-ce point pitié de voir chacun la fuir et implorer lâchement une heure de sursis  ? N’est-ce point elle qui est la vraie liberté et la paix définitive ? »

            Si, malgré tout, après avoir apprivoisé la mort et appris à ne plus la craindre, il n’a pas pour autant choisi ce type de libération, c’est qu’il a préféré le combat à la capitulation, la révolte hic et nunc à « la paix définitive », le mépris de la mort et de notre inhumaine condition à la tentation de l’endormissement : pour Mirbeau comme, plus tard, pour Albert Camus, la forme suprême de la révolte métaphysique, c’est bien plutôt de narguer la mort que de la choisir, c’est de tâcher d’être heureux “quand même”, en attendant l’inéluctable exécution, et de se révéler ainsi plus fort et plus digne que ce qui écrase l’homme et le tue.

P. M.

 

            Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau, Camus et la mort volontaire », in Actes du colloque de Lorient Les Représentations de la mort, Presses Universitaires de Rennes, 2002, pp. 197-212. 

 

 

           


SUPPLICE

Depuis le succès de scandale du Jardin des supplices (1899) à travers le monde, le mot « supplice » est souvent associé, dans la tête de personnes semi-cultivées, à celui d’Octave Mirbeau, « celui qui supplicie », comme disait Alfred Jarry, dont la formule plaisante fait mine d’assimiler les supplices chinois du bagne de Canton et les supplices que Mirbeau pamphlétaire a fait subir à ses nombreuses têtes de Turc en les  clouant au pilori d’infamie.

Au sens littéral du terme – au moins dans les langues latines, mais non en anglais, où l’on traduit  Jardin des supplices par Torture Garden ou Garden of Tortures –, le supplice se distingue de la torture : alors que la torture, appliquée à un patient qui n’a pas (encore) été condamné par la “Justice”, vise à le faire parler et à lui arracher, soit des aveux, soit des révélations supposées utiles à l’établissement de la vérité, le supplice est une mise à mort ritualisée et spectaculaire de personnes dûment condamnées, qui vise à édifier la foule, à l’épouvanter par la vue du terrible châtiment et à la faire communier dans la soumission aux gouvernants et le respect de l’ordre établi, fût-il sanguinaire, comme celui des Qing. Quelles sont les spécificités de Mirbeau quand il décrit les supplices chinois dans la deuxième partie de son roman fin-de-siècle ?

* La plus évidente et la plus choquante, c’est que le supplice y est présenté comme un art, au même titre que celui des jardins exubérants au sein desquels se déroulent les exécutions. Le bourreau qui y officie, et qui est interrogé par Clara, présente chacune des mises à mort raffinées auxquelles il procède comme un « chef-d’œuvre », malheureusement insuffisamment reconnu par les autorités d’un pays entré en décadence. Cela met sérieusement à mal les catégories éthiques et esthétiques et ne peut que susciter un malaise chez le lecteur.

* D’autre part, comme on l’a souvent constaté, les trois supplices les plus célèbres imaginés par Mirbeau – ceux du rat, de la cloche et, bien sûr, de la caresse – sont des plaisirs inversés parce que poussés jusqu’à leurs conséquences extrêmes, comme si l’envers et l’endroit n’étaient jamais que les deux faces d’une même réalité, ou comme si du plaisir le plus intense à la souffrance la plus insupportable il n’y avait qu’une différence de degré.

* Par ailleurs, les supplices se déroulent à l’abri des regards de la foule, dans un vaste jardin enclos de murs, où les visiteurs ne sont admis qu’une fois par semaine, en tout petit nombre. La portée édifiante de l’exécution disparaît donc en même temps que leur caractère public et spectaculaire, que l’on retrouve au contraire, dans toute leur monstrueuse horreur, dans Le Supplice du santal (2006), du romancier chinois Mo Yan, dont l’action est située exactement à la même époque, pendant la révolte des Boxers.

* Du même coup, les épouvantables supplices qui se déroulent dans le jardin prévu à cet effet sont, pour les rares spectateurs privilégiés, tels que la sadique Clara, une source d’intense excitation sexuelle et satisfont complaisamment leur perversion scopique : Clara jouit à la fois du spectacle réel des atroces agonies des malheureux condamnés, mais aussi, imaginairement, de ceux qu’elle aimerait qu’on lui infligeât à elle-même : elle est à la fois bourreau sadique et victime consentante. Cette sexualisation d’une procédure supposée relever de l’administration de la “Justice”, si l’on ose dire, et devenue une source de plaisirs pervers pour les happy few occidentaux, ne peut être que dérangeante pour le lecteur européen.

* Les supplices tels qu’ils sont pratiqués dans la Chine de Mirbeau sont des atrocités raffinées de type artisanal, pratiquées par des professionnels compétents et amoureux de leur art, et, si épouvantables qu’ils nous paraissent, ils font infiniment moins de victimes que les massacres industriels pratiqués à l’aveuglette et sur une grande échelle par les puissances occidentales et prétendument “civilisatrices” que sont la France, l’Angleterre ou l’Allemagne. Un siècle avant Mo Yan, Mirbeau nous invite donc à nous interroger sur la validité des présupposés de la bonne conscience européenne et sur les valeurs dont nous nous réclamons, et qui ne sont en fait qu’un hypocrite vernis camouflant mal d’horrifiques réalités.

* Enfin, il est curieux de noter qu’aucun des supplices les plus célèbres imaginés par Mirbeau n’est attesté en Chine : il s’agit bien de pures fictions. Inversement, aucun de ceux que décrivent les visiteurs européens de l’époque, et qu’évoque longuement Mo Yan dans Le Supplice du santal, n’est présent dans le roman français, alors qu’ils sont fort bien documentés : on n’y rencontre ni le tronçonnage à la hache du corps du condamné au niveau de la taille, ni  le supplice du santal, c’est-à-dire l’empalement laissant, s’il est exécuté avec adresse, le patient survivre trois ou quatre jours, ni le supplice qui a le plus fasciné et fait frémir les Occidentaux, le fameux lingchi, qui consiste à dépecer le condamné en cinq cents morceaux dûment comptabilisés.

Il ne faudrait pas croire pour autant que les supplices soient le monopole de la Chine des Qing : pour sa plus grande honte, l’Europe “civilisée” les pratique aussi assidûment. Mirbeau, qui est hostile à la barbare peine de mort (voir notamment L’Humanité du 12 février 1907), est particulièrement révolté par celui qui a été infligé à un écrivain de talent tel qu’Oscar Wilde, condamné au hard labour par l’hypocrite Albion pour des actes privés qui ne regardaient que lui : « Jamais un crime – si atroce soit-il – ne m’a causé de tels frissons d’horreur. Ce récit [de son supplice] vous transporte hors du siècle, dans une époque lointaine et barbare, dans ce sombre moyen âge dont les chefs d’œuvre n’ont pu effacer la tache rouge des tortures ni dissiper l’odeur de chair grillée des bûchers. La vision de cet infortuné et de mille autres martyrs obscurs, tournant le roue de supplice, avec cette terreur constante de la mort, si, à bout de force, à bout de courage, ils s’arrêtent un instant de tourner, m’obsède comme un affreux cauchemar. » Les autres pays d’Europe ne sont pas en reste et témoignent de l’arriération morale et de la sauvagerie des États modernes : « Hélas ! il existe partout, le hard labour, aussi bien en Russie, le pays du bon plaisir sanglant, qu’en Allemagne, en France, en Italie. La forme du supplice diffère selon les pays, mais la douleur humaine n’en perd pas, croyez-moi, un seul cri, ni une seule goutte de sang » (À propos du hard labour », Le Journal, 16 juin 1895). Tant il est vrai que toutes les sociétés humaines reposent sur le meurtre institutionnalisé et s’emploient à le cultiver rationnellement, comme l’affirment des convives du Frontispice du Jardin des supplices.

Voir aussi les notices Justice, Meurtre, Prison, Sadisme, Masochisme, Sexualité, Colonialisme, Anticolonialisme et Le Jardin des supplices.

P. M.

 

Bibliographie : Jérôme Gouyette, « Sacrilèges et souffrances sacrées dans Le Jardin des supplices », in Approches de l'idéal et du réel, Presses de l'Université d'Angers, 1993, pp. 379-397 ; Claire Margat, « Supplice chinois in French Literature : From Octave Mirbeau’s Le Jardin des supplices to Georges Bataille’s Les Larmes d’Éros », site Internet de Turandot, septembre 2005 ;  Claire Margat, « Le Supplice chinois : un imaginaire occidental », in Le Supplice oriental dans la littérature et les arts, Éditions du Murmure, 2005, pp. 65-91 ; Jean-Luc Planchais, « Clara : supplices et blandices dans Le Jardin », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 47-57 ; Julia Przybos, « Délices et supplices : Octave Mirbeau et Jérôme Bosch », in Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 207-216.

 

 


SURNATUREL

Matérialiste radical, Mirbeau n’a jamais cédé à la mode du merveilleux qui séduit tant de beau esprits à la Belle Époque et il ne s’est jamais laissé tenté par les croyances en de nouvelles moutures pseudo-scientifiques prises par le surnaturel, fussent-elles cautionnées par l’autorité de savants (Charles Richet, Lombroso, Pierre Curie, Flammarion) : pour lui, ce ne sont que des « gobeurs » d’une déconcertante naïveté, qui leur fait bien souvent « prendre des vessies pour des lanternes ». Ainsi ne voit-il dans la très célèbre medium italienne Eusapia Paladino (1854-1918) qu’une tricheuse, surprise « en flagrant délit d’imposture », et refuse-t-il de croire en la lévitation, car « admettre cette possibilité équivaudrait à nier la loi de la pesanteur ». Il ne croit pas davantage en l’intervention des esprits dans notre vie, ce qui le « fait sourire », ni en la transmission de pensée, qui n’est que « de la mauvaise plaisanterie », ni en la graphologie, ni en la chirognomonie, « encore de la blague », parce qu’il est: « impossible de juger un homme d’après son écriture » et que la physionomie est trompeuse. Enfin, il juge « bouffon » de prétendre prédire l’avenir d’après les lignes de la main. Le seul phénomène qu’il reconnaisse est l’hypnotisme, .

Interviewé en 1911 par Georges Meunier sur le merveilleux, il conclut ainsi : « Je crois seulement à la matière, à la nature, à la force de l’idée et de la volonté. Le surnaturel, c’est l’ignorance qui le crée de toutes pièces. Tout phénomène qu’on ne peut encore expliquer est réputé surnaturel par les simples d’esprit. »

Voir aussi les notices Savants, Matérialisme, Scientisme et Hypnotisme.

P. M.

 

Bibliographie :  Georges Meunier, Ce qu'ils pensent du merveilleux, Albin Michel, 1911, pp. 255-266.


SYMBOLISME

On entend généralement par symbolisme, dans le domaine de la littérature française, toute une mouvance de poètes qui se réclament de Baudelaire et à laquelle se rattachent des poètes aussi différents que Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé, Arthur Rimbaud, Francis Viélé-Griffin, Maurice Maeterlinck, Georges Rodenbach, Gustave Kahn, Saint-Pol-Roux, Émile Verhaeren, Stuart Merrill et jusqu’au futur classique Jean Moréas – qui lui a curieusement trouvé un nom de baptême, en 1886 –, auxquels il convient d’ajouter les critiques et théoriciens Remy de Gourmont, Albert Aurier, Charles Morice et Camille Mauclair. Ils ont en commun une profonde hostilité au naturalisme et au scientisme autant qu’à l’académisme, le sens du mystère, le goût du rêve, la recherche de l’analogie, le souci du renouvellement de la prosodie, et la volonté de mettre en œuvre des ressources nouvelles à leur art pour évoquer des impressions, perceptions et émotions ne relevant pas du rationnel. Pour autant il ne s’est jamais agi d’une école ni d’un mouvement constitué.

 

Un compagnon de route ?

 

Mirbeau partage avec la mouvance symboliste bien des exécrations (le positivisme, le rationalisme, le naturalisme, le mercantilisme, le philistinisme des bourgeois) et bien des admirations (à commencer par Baudelaire). Il a lui aussi le désir de ne pas se contenter de l’apparence superficielle des êtres et des choses pour tenter d’atteindre leur « âme », inaccessible au commun des mortels dûment larvisés, de remettre en cause ce que le sens commun entend par « réalité » et d’aspirer à un profond renouvellement des formes esthétiques. Il est même tout naturel qu’il ait pu apparaître un moment comme un compagnon de route, quand, par exemple, il a lancé Maurice Maeterlinck, en août 1890, promu Paul Gauguin, en février 1891 et encensé Vincent Van Gogh, en mars 1891. Si l’on ajoute qu’il était un grand admirateur et ami de Mallarmé, auquel, de son propre aveu, il vouait un culte, qu’il est le premier à avoir cité des vers inédits de Rimbaud, alors complètement inconnu, qu’il a été le défenseur de Remy de Gourmont et de Marcel Schwob, qu’il a été l’un des tout premiers à prodiguer des éloges au jeune Paul Claudel, qu’il a participé à la pension allouée à Verlaine, qu’il s’est fort entiché, et durablement, de Georges Rodenbach, et qu’il a soutenu les efforts de Lugné-Poe pour dépoussiérer le vieux théâtre en acclimatant des dramaturges symbolistes, on serait tenté d’en conclure que son compagnonnage a des racines solides.

Pourtant Mirbeau s’est rapidement détaché de la mouvance symboliste et, sans rien renier de ses admirations ni de ses amitiés, il est devenu un féroce contempteur des avatars du symbolisme, tant des postures artificielles et des prétentions grotesques de certains poètes et théoriciens infatués d’eux-mêmes (voir par exemple « Portrait », Gil Blas, 27 juillet 1886) que de l’idéologie rétrograde, d’inspiration religieuse, qu’il subodorait derrière la phraséologie de pâles épigones. Tant qu'il s'est agi de se rebeller contre les impasses du naturalisme et du scientisme, et, par-delà les cibles conjoncturelles, contre les fausses valeurs d'une société bourgeoise moribonde, du mercantilisme à l'académisme, il a soutenu de sa plume et de son entregent, voire de ses « phynances », les efforts de ses cadets, qui menaient aussi le bon combat. Mais il a vite compris que, dans la bataille littéraire qui fait rage, le symbolisme n'est pour les uns qu'une carte de visite à monnayer, pour d'autres le cache-sexe d'une impuissance congénitale, et pour d'autres encore une voie de passage obligé vers un retour à la religion de leurs pères, qu'il exècre entre toutes. 

 

Critique du symbolisme

 

Les symbolistes souffrent en effet à ses yeux de plusieurs défauts rédhibitoires :

- D’abord, nombre d’entre eux tournent le dos au combat social, tout en prétendant stigmatiser la société bourgeoise qui les révulse : cette « lâche et hypocrite désertion du devoir social », comme il la qualifie dans son roman Dans le ciel (1892-1893), Mirbeau ne cessera de la dénoncer, y compris chez ceux qui ont manifesté un temps l’intention de s’engager dans le combat libertaire alors à la mode. Aussi bien ceux qui se servent de la littérature pour faire carrière et s’échouer lamentablement à l’Académie, comme Henri de Régnier que ceux qui acquièrent à bon compte une réputation usurpée auprès d’une jeunesse idéaliste et abusée, tel Francis Vielé-Griffin, dont il raille le prétendu « chef-d’œuvre », La Chevauchée de Yeldis (« Le Chef-d’œuvre », Le Journal, 10 juin 1900).

- Il leur reproche surtout de fuir la réalité dans le rêve et de s'éloigner de la « nature », d'où procède, selon lui, toute beauté, faute de parvenir à la sentir, à la comprendre et à l'exprimer. Ainsi écrit-il en 1904 de Charles Morice qu'il « ne comprend absolument rien aux beautés de la nature » : il « se vante même, avec un orgueil joyeux, de n'y rien comprendre, et s'en va proclamant qu'un artiste n'est réellement un artiste qu'à la condition qu'il haïsse la nature, qu'il tourne à la nature un dos méprisant et symbolique, et qu'il cherche, en dehors de la nature, dans la Surnature et l'Extranature, une inspiration plus noble et plus inaccessible » (« Claude Monet », L'Humanité, 8 mai 1904).

- Il les accuse également de dogmatisme stérile. Autant lui semble « admirable » l'expression du « mystère » des choses par « la transposition de la nature extérieure dans l'âme humaine, et de l'âme humaine dans les choses » (« Georges Rodenbach », Le Journal, 15 mars 1896), telle que la réalise son cher Rodenbach, autant il lui paraît vain de proposer un système de décodage des correspondances, ou des règles infaillibles d'expression de l'universelle analogie, par le truchement de telle figure de rhétorique ou de tel type de vers, « libre » de préférence. Or chacun des poètes qui se rattachent au tronc symboliste tend naïvement à se croire seul détenteur de la vérité, d'où des querelles dérisoires dont Jules Huret s'est fait l'écho imperturbable dans sa célèbre Enquête sur l’évolution littéraire (1891). Il en va de même dans le domaine de la peinture : Mirbeau voit dans les peintres symbolistes et préraphaélites des « fumistes », des « farceurs », des « mystificateurs », qui, à l'instar des critiques de théâtre ou d'art, se vengent de leur ignorance et de leur stérilité en proclamant, de leur autorité privée, les lois infrangibles de la beauté : « Les théories, c'est la mort de l'art, parce que c'en est l'impuissance avérée. Quand on se sent incapable de créer selon les lois de la nature et le sens de la vie, il faut bien se donner l'illusion de prétextes et rechercher des excuses. Alors on invente des théories, des techniques, des écoles... » (« Botticelli proteste », Le Journal, 11 octobre 1896). 

- Et puis, la priorité accordée à la poésie, truchement privilégié du décryptage des signes,  trop souvent ésotérique, au détriment de la prose, accessible au plus grand nombre, apparaît plus que suspecte aux yeux d’un pourfendeur du langage pseudo-poétique : « La poésie n'a point mes préférences. Je suis même d'avis que, le plus souvent, on n'écrit en vers que parce qu'on ne sait pas écrire en prose, ou bien parce qu'on n'a rien à dire – rien surtout à démontrer, à prouver » (« Le dixième de l’Académie Goncourt », Gil Blas, 24 mai 1907).  Il en donne un aperçu en citant de larges extraits de Vielé-Griffin avant de s’écrier, avec un feint désespoir comique,  à l’adresse de son contradicteur Edmond Pilon :  « Qu’est-ce que tout cela veut dire ?… Quelle est cette langue ?… Est-ce du patois américain ? Est-ce du nègre ?… Qu’est-ce que c’est ? Ah ! je voudrais le savoir ! » (« Le Chef-d’œuvre », loc. cit.) Pour Mirbeau, la poésie telle que l’entendent la majorité des jeunes poètes égarés, à moins qu’ils ne soient tout simplement à la recherche d’une place reconnue et honorifique dans le champ littéraire, n’est jamais, elle aussi, qu’une « mystification ».  

 

Le véritable symbole

 

Certes, Mirbeau est en quête d'écrivains et d'artistes qui, par la « magie » de leur art, lui procurent des émotions inédites, et le fassent accéder à un monde de mystère inaccessible aux « larves » humaines.  Peu lui chaut alors le moyen mis en œuvre, pourvu que le résultat espéré soit obtenu. Rembrandt et Beethoven, « les deux ferveurs de [sa] vie » (La 628-E8, 1907), Delacroix et Rodin, Renoir et Debussy, Wagner et Camille Claudel, Monet et Maillol, par des voies différentes, lui « ouvrent des horizons » et « accumulent en [lui] les frissons qui passent » : « La nature est pleine de mystères charmants ou terribles ; nous ne faisons pas un pas sur le sol sans nous heurter à de l'inconnu. L'art illumine tout cela, sa magie éclaire l'invisible, elle ouvre nos oreilles à bien entendre » (« La Vie artistique », Le Journal, 31 mai 1894). Mais ce symbolisme-là, propre à tous les grands créateurs, n’a rien de commun avec le symbolisme doctrinaire de tant de jeunes artistes et poètes des années 1880-1890, plus portés sur le batelage et l'anathème que sur la création : « Ils me font rire avec leurs journaux et leurs revues, leurs manifestes et leurs programmes. À les entendre, ils vont tout révolutionner. “Assez de vieux arts morts et de vieilles littératures pourries ! Du nouveau, du nouveau, de l'inaccessible, de l'inétreignable, de l'inexprimé”... » Mais ces œuvres, toujours promises, « ils ne les donnent jamais » (« Propos belges », Le Figaro, 26 septembre 1890).

Le véritable symbolisme n'est donc pas chez ceux qui s'en réclament le plus, et qui agacent Mirbeau par leur jactance et leur présomption : « Ces gens-là finiront par me faire aimer Boileau », confie-t-il à Camille Pissarro en décembre 1891. Les symbolistes dignes de ce nom ne sont donc pas ceux qui ont brandi l'étendard de la nouvelle doctrine, mais les créateurs qui, sans se soucier des étiquettes, des dogmes sclérosants et des écoles auto-proclamées, ont poursuivi sereinement leur route. Le véritable « symbole », celui qui sourd spontanément de l'œuvre d'art, et sans lequel aucune création ne saurait être vraiment vivante, est décidément chose trop sérieuse pour qu'on en laisse le monopole aux « cuistres » du symbolisme doctrinaire.

Voir aussi les notices Poésie, Rêve, Préraphaélisme, Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, Maeterlinck et Viélé-Griffin.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau et le symbolisme », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 8-22 ; Laurence Tartreau-Zeller, « Mirbeau et l’esthétique préraphaélite », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 78-96. 


SYSTEME MARCHAND-CRITIQUE

On appelle système marchand-critique l’organisation artistique qui s’est mise en place dans les dernières décennies du dix-neuvième siècle et qui s’est peu à peu substituée à l’ancien système des Salons, chapeautés par l’État et où un « jury des bons amis » distribuait des médailles aux élèves respectueux de la tradition. À partir du moment où les peintres novateurs ne pouvaient plus ou ne voulaient plus en passer par les fourches caudines des jurys des Salons, contrôlés par les « institutards », comme les qualifie Mirbeau, et où ils ne pouvaient par conséquent compter sur l'achat de leurs toiles par l'État, comme il est d'usage pour les peintres primés, force leur était d'en passer par des expositions indépendantes, particulières ou collectives (par exemple les huit Expositions des impressionnistes, de 1874 à 1886).

Dans le nouveau système, les artistes doivent s'en remettre, d'une part, aux marchands d'art disposant de salles permettant de présenter leurs œuvres, et, d'autre part, à des critiques susceptibles de relayer la bonne parole dans la presse et de susciter de l'engouement pour des peintres qui osent transgresser les règles et se moquent de la tradition. La cible prioritaire est l’élite sociale, à la fois fortunée et cultivée, le seul public susceptible d’envisager d'acheter des œuvres d'art, mais qui est généralement peu enclin à choquer « Sa Majesté Routine » (Le Matin, 15 janvier 1886). Journaliste célèbre et redouté pour son efficacité, Mirbeau constitue dès l’automne 1884 un relais idéal pour des artistes en mal de reconnaissance et pour des marchands soucieux de rentabiliser leurs investissements dans des peintres encore peu cotés. Désireux de démonétiser l'ancien système de consécration officielle contrôlé par l’État et de promouvoir les artistes qui lui procurent des émotions rares, il joue le jeu et se prête au rôle qu'on lui propose. En leur servant de caisse de résonance et en claironnant dans la grande presse le génie des artistes qu’il admire, il est probablement le critique d’art qui incarne le mieux le nouveau système, puisque c’est lui qui, mieux que tout autre, a permis à des artistes comme Monet, Rodin, Pissarro, Van Gogh, Camille Claudel et Maillol de parvenir à la célébrité. À cet égard, le prix atteint par leurs œuvres constitue un bon baromètre de leur reconnaissance : ainsi, en 1885, Mirbeau clame-t-il qu’il faut « acheter du Monet » parce que « Monet restera » (« Exposition internationale de peinture », La France, 20 mai 1885) ; et, en 1910, jugera-t-il « plus que morts » les peintres académiques dont les cotes se sont effondrées, alors que celles de Monet et de Van Gogh atteignent des sommets (« Plus que morts », Paris-Journal, 19 mars 1910).

Il convient cependant d’apporter deux bémols d’importance.

Tout d’abord, Mirbeau refuse de redevenir un pisse-copie à gages comme au cours des douze années précédentes et il se fait, de sa mission de découvreur et de passeur, une idée élevée, éducatrice et émancipatrice, incompatible avec le mercantilisme qu’il ne cessera plus de pourfendre : la critique d’art telle qu’il la conçoit et la pratique n’a rien à voir avec le commerce. C’est ainsi que, en 1889, il prend bien soin de préciser à Claude Monet, histoire d’écarter tout soupçon de réclame : « Je suis – vous le savez – tout disposé à faire l’article. Mais à une condition : c’est que l’article ne sera pas payé par Petit au Figaro. Je ne veux pas mêler mon nom à une affaire commerciale »..

Ensuite,  Mirbeau ne se fait aucune illusion sur le système marchand-critique, dont il n’est partie prenante que parce que, entre deux maux, il choisit celui qui, pour le moment, lui paraît le moindre :

- Ni sur les marchands, qui, à l’instar des directeurs de théâtre et des « marchands de cervelles humaines » que sont les patrons de presse, sont avant tout préoccupés par leur tiroir-caisse. Même Paul Durand-Ruel, le promoteur des impressionnistes, si ouvert, si dévoué et si « convaincu » qu’il soit, songe avant tout à faire fructifier sa maison, et, en 1895, Mirbeau met Claude Monet en garde contre ses manigances. A fortiori les autres marchands sont-ils soupçonnés de vouloir faire leur beurre sur le dos des artistes.

- Ni sur les acheteurs de l’art nouveau, qui sont le plus souvent des ignorants et des snobs, en mal de bons placements ou de réputation flatteuse. Ainsi, dans le manuscrit des Mauvais bergers, sa tragédie prolétarienne de 1897, fait-il dire à un industriel, à la fois odieux et stupide, qui se vante d’avoir de nouveau « acheté un Manet », mais qui est fort en peine d’expliquer ce qu’il y trouve : « J’aime ça comme autre chose !... Je suis moderne, voilà tout… Et puis, vous avez vu dans Le Figaro, l’autre jour, on m’appelle “un amateur éclairé des arts” ».

- Ni sur le public, qui n’accorde « aucune attention » à cette « chose si subtile » et « généralement incomprise » qu’est « l’art de la peinture » (« Le Pillage », La France, 31 octobre 1884). Et il explique pourquoi : « Dans les conditions morales, sociales et politiques et sociales où nous vivons, l’art ne peut être l’apanage que de quelques personnalités très rares et très hautes, affranchies de toute éducation officielle ou religieuse ; il ne saurait être sensible au public, c’est-à-dire la masse sociale qui ne vit, ne pense, n’agit que d’après la loi des conventions arbitraires et du mensonge » (Réponse à une enquête sur l’éducation artistique du public contemporain, La Plume, 1er  mars 1901). Même si, plus que personne, Mirbeau a contribué à la reconnaissance internationale des grands créateurs de son temps, il n’en est pas moins bien persuadé que la plus grande partie de ceux qui iront, à l’avenir, visiter moutonnièrement les expositions qui leur seront consacrées seront tout autant inaccessibles au langage de la peinture et fort en peine de partager les émotions que son admiration tâche d’inspirer à ceux qu’il appelle des « âmes naïves 

Dans le système marchand-critique existe un quatrième partenaire incontournable : la presse. Car la bonne volonté d’un critique doté d’une espèce de prescience tel que Mirbeau ne saurait suffire : encore faut-il qu’il parvienne à placer sa copie dans des quotidiens bourgeois, qui ne brillent certes pas par leur audace en matière d’art et où le plus souvent les critiques attitrés sont des amateurs de grandes machines académiques et des laudateurs du système des Salons. Mirbeau doit donc constamment se battre contre le système d’une presse mercantile et misonéiste, pour y conquérir ou y préserver sa place. Après avoir œuvré à La France pendant deux ans, il doit tirer sa révérence, fin juin 1886, et, à deux reprises, de peur d’effaroucher un lectorat tardigrade, on ne lui a finalement pas confié la critique d’art qu’on lui avait pourtant promise : en 1887 à La Nouvelle Revue et en 1895 à  La Revue des deux mondes. Même dans un quotidien tel que Le Figaro, pourtant dirigé par un rédacteur en chef plus ouvert que la plupart de ses confrères, Francis Magnard, il s’est heurté à bien des difficultés. Car, au Figaro, en matière de peinture, c’est Albert Wolff qui, jusqu’en 1891, fait la loi, et il est fort hostile aux impressionnistes. De surcroît les actionnaires, uniquement soucieux de leurs dividendes et tout prêts à accepter des réclames rémunératrices, ont aussi leur mot à dire. Aussi Mirbeau, envisageant le pire, écrit-il à Monet le 1er mars 1889 que, si Magnard lui refuse son article, il ne fera « ni une ni deux » : « Je lui envoie ma démission à la tête. C’est embêtant, à la fin, de ne pouvoir faire ce que l’on veut. » La menace suffit pour que Magnard se montre tout à coup « d’une douceur charmante ». En février 1891, nouveaux accrochages  avec Magnard, qui refuse un projet d’article sur Renoir, « trop caricatural » à son goût, et n’accepte qu’avec réticence celui sur Gauguin, qu’il considère comme tout juste bon pour faire rigoler les Bruxellois. Il oblige aussi Mirbeau à « refaire trois fois » un nouvel article sur Monet : « Mettre la tête à la queue, la queue à la tête, enlever des descriptions, ici, des paragraphes, là, de telle sorte que mutilé, émondé, ébranché dans toutes ses parties, il doit être singulièrement idiot. Mais Magnard a été inflexible. » Là-dessus le patron du Figaro lui rapporte une anecdote qui en dit long sur certains dessous du grand quotidien de l’élite et, du même coup, sur les dérapages possibles du système marchand-critique : « Il m’a dit aussi que je lui avais occasionné, avec vous, des embêtements tels qu’il avait été sur le point de donner sa démission. Il paraît que le Conseil d’Administration l’avait fort blâmé d’avoir laissé passer un article que les Goupil auraient payé six mille francs. Et même on l’avait presque accusé d’avoir fait une affaire avec moi, et que ces six mille francs, il était probable que nous nous les étions partagés.  Ils en sont là, mon ami. Et la façon dont Magnard m’a raconté l’aventure  ne me permet pas d’en douter. Et vous croyez que c’est agréable d’écrire dans ces sales journaux, et que mon désir de rompre avec ce sale monde, est exagéré ! J’en rapporte encore, de ce voyage, un dégoût plus insupportable. » Mais il faut bien vivre, et le journalisme est son gagne-pain. Et, surtout, il tient passionnément à ce que ses chroniques esthétiques puissent continuer d’aider à promouvoir les grands artistes qu’il vénère.

Dans le cadre du système marchand-critique, Mirbeau est constamment tiraillé entre son dégoût de la presse vénale et sa ferveur esthétique, entre la tentation de fuir et la volonté de servir la cause du Beau, entre l’aspiration à la tranquillité et à la contemplation et la volonté de poursuivre sa rédemption par le verbe : « C’est le rachat de notre sale métier de journaliste que de faire, de temps en temps, une œuvre utile et juste », confie-t-il à Monet en 1889.

Voir aussi les notices Critiques, Salons, Durand-Ruel, Petit  et Combats esthétiques.

P. M.


TAUTOLOGIE

L’une des cibles privilégiées de Mirbeau est le langage, considéré dans ses limites et le détournement volontaire de ses formes. Les multiples écritures de la pensée bourgeoise aiguillonnent sa verve, et il serait superficiel de ne pas y voir une authentique réflexion sur l’expression d’une médiocrité ambiante.

Précisément, celle à laquelle on associe le plus aisément l’œuvre de Mirbeau est la tautologie. La phrase « Les affaires sont les affaires » – le titre existe déjà sous la plume de Théodore Barrière, en 1856, dans Les Faux Bonshommes, puis de Dumas fils, dans La Question d’argent, enfin sous celle d’Augier, dans Les Lionnes pauvres –,  est un propos de Germaine Lechat qui donne son titre à la pièce de 1903. Il se décline en une série de pensées mécaniques et redondantes, toutes exprimées de façon identique. Le cynique « La guerre, c’est la guerre », dans la nouvelle « Le Tronc » (Le Journal, 5 janvier 1896)), incarne la parole favorite des planqués et des bénéficiaires de traitements de faveur. L’amer « La vie, c’est la vie », scandé par William à Célestine dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), ou le pragmatique « L’argent est l’argent » du jardinier Piscot, dans Dingo (1913), symbolisent cette défection de l’entreprise explicative qui se retranche derrière la vacuité du langage. « La loi est la loi », dans « Le Portefeuille » (Le Journal, 23 juin 1901) fonctionne comme une invitation à la résignation et à la fatalité sociales. Plus terre-à-terre, « Un mari, c’est toujours un mari », concentre, dans « Il est sourd » (Le Journal, 18 août 1901), un prêche conjugal assez efficace en dépit de sa pauvreté rhétorique.

Selon Roland Barthes, « la tautologie fonde un monde mort, un monde immobile ». Mode d’annihilation du langage inféodé aux puissances de l’argent et à la pensée spéculatrice, plutôt que spéculative, une telle codification est débusquée par Mirbeau comme une vertigineuse et  dangereuse falsification de notre humanité.

S. L.

 

Bibliographie : Samuel Lair, Mirbeau et le mythe de la nature, Presses Universitaires de Rennes, 2004, pp. 231-240.

 


THEATRE

Le théâtre se meurt



Mirbeau n'est venu que tardivement au théâtre. Mais il n'a pas cessé pour autant de s'y intéresser et d'y mener aussi le bon combat. Les premiers articles signés de son patronyme, à L'Ordre de Paris, en 1875 et 1876, sont des chroniques dramatiques ; le premier pamphlet qui lui a valu d’emblée la notoriété, en 1882, est Le Comédien ; et l'une de ses dernières interventions publiques à scandale est un bilan des plus critiques de la production théâtrale du temps (dans Comoedia du 16 novembre 1911). De longue date, le théâtre a exercé sur lui une attirance qui ne s’est jamais démentie. Et pourtant, avec sa constance habituelle, il n'a cessé, pendant plus de trente-cinq ans, de crier à la mort du théâtre. En 1885, il constate par exemple que « le théâtre tout entier est en proie à une maladie lente, mais sûre, qui ne peut qu'empirer tous les jours et qu'il n'est au pouvoir d'aucun médecin de guérir » (« La Presse et le théâtre », La France, 4 avril 1885). Inutile d'incriminer des boucs-émissaires qui n'en peuvent mais : « Le théâtre ne meurt ni du billet de faveur, ni de la cherté des places, ni de la censure », comme s'obstinent à le croire ceux qui refusent de regarder en face une situation déplorable, « le théâtre meurt du théâtre » : « Depuis plus de trente ans, tous les soirs, sur tous les théâtres, on joue la même pièce. » (« À propos de la censure », Le Gaulois, 20 juillet 1885). Selon lui, « les directeurs ne veulent plus recevoir de belles œuvres, les auteurs ne veulent plus en faire, le public ne veut plus en entendre, les comédiennes ne veulent plus en jouer. [...] Les véritables auteurs aujourd'hui sont la couturière et l'entremetteuse [...]. Car c'est ça le théâtre, le théâtre d'aujourd'hui, c'est ça, c'est tout ça. De la chair nue, des chiffons, des ficelles, un peu de gaieté triste et beaucoup de dégoût ; la toute-puissance de la coterie, le triomphe de l'industrialisme sur le talent ; de la bêtise, de la vanité, de la vénalité, et cette blague grossière et basse qui, la bouche tordue, les joues fardées et la voix canaille, hurle sinistrement l'avilissement d'un peuple et la fin d'un monde » (« Le Retour des comédiennes », Le Gaulois, 15 septembre 1884).

La crise du théâtre ne fait en effet que refléter la crise générale d'une société décadente et moribonde.  Si « le théâtre, qui vit du public, ne peut être autre qu'il est actuellement », c'est parce qu'il témoigne d'« une crise sociale qui ne se modifiera que par une révolution radicale dans les mœurs et dans le goût ». Autrement dit, ce n'est pas demain la veille : « L'heure n'appartient pas aux don quichottismes inutiles », conclut-il avec un découragement qui ne lui est pas coutumier (« Chronique parisienne », La France, 23 octobre 1885). En attendant cette très hypothétique révolution culturelle qu'il appelle de ses vœux depuis 1877 et à laquelle il va oeuvrer, quoi qu'il en dise, avec son habituel « don quichottisme », il n'y a rien à espérer : « Le théâtre tel que vous l'aimez » – écrit-il à Edmond de Goncourt au lendemain de la première, fort chahutée, de Germinie Lacerteux, en décembre 1888 – « et tel que nous le rêvons est impossible. Et les chefs-d'œuvre n'y peuvent rien. Pour le conquérir et l'imposer, il faut conquérir et imposer des tas de choses que nous ne sommes pas près d'avoir. Il faut un public nouveau qui ne pourra se former que par une complète révolution sociale, une refonte entière de nos lois et de nos mœurs. Tout se tient. ». À défaut de cette « révolution sociale » problématique, il caresse un « rêve magnifique » et radical : la suppression pure et simple du théâtre (« Rêverie », Le Figaro, 21 octobre 1889) ! Et, pour aider à la mise à mort, indispensable à l'hypothétique résurrection, il appelle les spectateurs un tant soit peu lucides et exigeants à faire la grève des salles de spectacle : « Que chacun reste chez soi ! » (« La Presse et le théâtre », loc. cit.), de même que, parallèlement, il invite les électeurs à faire la grève des urnes.

 

Les causes profondes de la crise du théâtre



Quelles sont, selon lui, les causes profondes du mal  qui ronge et tue le théâtre ?

            * Le mal vient tout d'abord du triomphe de l'économie capitaliste et du mercantilisme généralisé, et, subsidiairement, de l'émergence de la nouvelle classe dominante : une bourgeoisie dépourvue de toute sensibilité esthétique et dont le seul moteur est la recherche du profit à n'importe quel prix. Elle a transformé toutes choses en vulgaires marchandises et elle soumet toutes les productions de l'esprit et les œuvres d'art à la dure loi de l'offre et de la demande. Le théâtre n'est donc plus qu'une industrie, y compris sur les scènes d'État, qui auraient dû donner le bon exemple, mais qui, la concurrence aidant, sont amenées à s'aligner sur les scènes privées.

            * Le public des théâtres, sans lequel aucun profit ne serait possible, a été modelé, conditionné, abêti, par des années d'aliénation et de mutilation, comme tout un chacun. Il a, comme Mirbeau l'écrit plaisamment à Goncourt, « une âme de mirliton et d'orgue de barbarie ». Certes, la fraction éclairée du peuple a su résister au rouleau compresseur du nivellement intellectuel en forgeant ses armes dans la lutte des classes. Mais le théâtre parisien n'est évidemment pas fait pour les prolétaires : « Il a été détourné de sa véritable fonction sociale. Il a subi la loi néfaste et injuste qui veut que tout soit pour les riches et qu'il n'y ait rien, dans la nature et dans la vie organisée, qui appartienne aux pauvres » ; il est donc devenu « un privilège de délassement pour les classes aisées » (« Le Théâtre Populaire », Le Journal, 9 février 1902). Or que vont chercher au théâtre les représentants de ces « classes aisées » en quête de « délassement » ? Les uns vont s'y montrer, exhiber leurs tenues à la mode, leurs bijoux, leurs maîtresses, ou jouer de la lorgnette à la recherche de tout ce qui pourrait alimenter les prochains cancans ; d'autres en attendent une digestion bien tranquille, que ne trouble aucune émotion vraie ni aucune réflexion ; d'autres encore viennent y renifler de jolies femmes dans la salle et, sur la scène, « de la chair nue » rendue encore plus affriolante par le talent des couturières. Tous exigent d'y trouver la confirmation de leurs préjugés de classe, la satisfaction de leur inébranlable bonne conscience, et un simple divertissement qui les rassure et renforce les mythes dont leur confort moral a besoin, à commencer par le mythe de l’amour, qui fait rêver les comtesses et les portières et qui est le sujet incontournable de toutes les pièces de boulevard.

            * Connaissant le profil des consommateurs de spectacles, les entrepreneurs qui possèdent les salles de théâtre et les gestionnaires avisés qui les dirigent n'ont pas d'autre choix, s'ils veulent faire de l'argent, que de leur offrir ce qu'ils attendent. Le mercantilisme entraîne inéluctablement un abaissement au niveau du public. Si « les directeurs ne veulent plus recevoir de belles oeuvres », c'est tout simplement parce qu'ils ne sont que « les chefs d'une exploitation commerciale » : peu soucieux de « compromettre l'argent qui [leur] est confié », ils évitent comme la peste « les hardiesses dangereuses » et, dans la pratique, jouent bel et bien le rôle de « censeurs » (« À propos de la censure », loc. cit.).

            * Dans cette tâche de castration du théâtre, la veulerie des directeurs est activement renforcée par les critiques dramatiques, qui sont de la même farine que les critiques d'art : aussi inutiles et aussi malfaisants : « Une des principales causes de l'infériorité si constatée du théâtre, c'est la critique [...]. Jamais la critique n'a su discerner un ouvrage remarquable, trouver un artiste, faire surgir un nom glorieux. Les grands, elle les a étouffés, toujours, sous ses quolibets de gavroche, et sous ses doctrinailleries de pion. Les médiocres, elle les a pris, choyés, élevés » (« La Critique et Théodora », Le Gaulois, 29 décembre 1884). Les détenteurs de la rubrique théâtrale des quotidiens sont en effet à l'unisson du public : « Au fond, que demande la critique à un auteur ? De l'amusement, une distraction de quelques heures, et c'est tout. Elle vient au théâtre pour se reposer. Son sacerdoce s'arrête là : son idéal n'est pas autre que celui du public. Elle considère un auteur dramatique comme un clown, un gymnaste, un prestidigitateur, et elle ne réclame de lui rien de ce que peut donner un artiste. [...] Alors, à quoi bon la critique, si, par l'éducation, le goût et la science, elle ne se montre pas supérieure au public, si elle ne le guide pas, ne l'éclaire pas, ne lui fait pas comprendre ce qu'il y a de beau dans une scène, une phrase, une observation, dût-elle heurter son sentiment et faire violence à son jugement hésitant ? » (« Auteurs et critiques », Le Gaulois, 9 février 1885). L’incarnation exécrée de cette critique tardigrade et malfaisante est le ventripotent Francisque Sarcey, une des têtes de Turcs préférées de Mirbeau.

            * Le cinquième responsable de la mort du théâtre est le cabotinisme, tel que l'incarnent par exemple Frédéric Febvre, vice-doyen de la Comédie Française, Sarah Bernhardt, Mounet-Sully et surtout Constant Coquelin, « notre grand cabotin national », qui prétend « incarner la France », et dont les « 2.809 portraits » et les « 3.046 bustes » se répandent comme la peste (« Dies illa », Le Journal, 17 juin 1894)... Au lieu d'être de modestes servants de l'œuvre d'art, ils tirent toute la couverture à eux. Dans le star system qui triomphe sur toutes les scènes d'Europe, ils oublient « l'humilité de leur rang social au point de se substituer à la littérature et de s'ériger en juges souverains » : « Ce qui pèse sur la littérature, ce sont les comédiens ; ce sont eux qui ouvrent ou ferment, suivant leur bon plaisir, la carrière d'un artiste et d'un écrivain. Les chefs-d'œuvre, et par conséquent une bonne partie de la gloire d'un siècle, sont à la merci d'une assemblée de Tabarins, de Paillasses et de Bobèches » (« Les Faux bonshommes de la Comédie-Française », La France, 19 mars 1885).

            * Mais si « aujourd'hui le comédien est tout », si on lui dresse « des statues, des palais et des panthéons », c'est parce que nous vivons dans une « époque de décadence » : « Plus l'art s'abaisse et descend, plus le comédien monte. Quand, au grand soleil de la Grèce, à la pleine clarté du jour, le peuple applaudissait, emporté dans le génie de Sophocle, le comédien n'était rien, il disparaissait sous le souffle superbe de l'œuvre » (« Le Comédien », Le Figaro, 26 octobre 1882). Bref, le triomphe du cabotin est lié en grande partie à l'absence d'auteurs dramatiques dignes de ce nom. Pour la plupart, ce ne sont que des fabricants qui façonnent une pièce sur le modèle courant, pour être sûrs de ne froisser ni les comédiens, ni les directeurs, ni les critiques, ni le public. Pour la quasi-totalité de ces industriels de la scène, le théâtre doit se conformer à des règles impératives, qui l'éloignent radicalement de l'art et de la littérature, et qui établissent « un infranchissable abîme » entre « le penseur » et « l'homme de théâtre », qui « ne connaît que les ficelles » et qui doit « soigneusement réprouver la noblesse du style et la vérité des caractères » (Les Grimaces, 28 juillet 1883). Ainsi, « le théâtre ne meurt pas uniquement du décret de Moscou », par lequel, en 1812, Napoléon a instauré le comité de lecture du Théâtre-Français, « pas plus que des comédiens, qui ne l'aident point à vivre, pourtant. Le théâtre meurt du théâtre, voilà tout. Il meurt de ceux qui le dirigent aussi bien que de ceux qui lui fournissent sa nourriture empoisonnée et quotidienne. [...] Ces gens ne comprennent pas que les dix ou douze situations, que les huit ou dix thèses dont le théâtre se vêt si misérablement depuis vingt ans, sont usées, étramées, en lambeaux, en guenilles, à force d'avoir été retapées, retournées, ressemelées par un tas de raccommodeurs dramatiques qu'on persiste à traiter de génies » (« La Question des comédiens et du théâtre », Le Gaulois, 22 mars 1886).

Malgré ce diagnostic vital, et malgré son profond pessimisme, Mirbeau va entreprendre de se battre pour rénover le théâtre et lui redonner vie : d’une part, en encourageant les metteurs en scène novateurs (Antoine, Lugné-Poe) et les auteurs qui renouvellent l’art dramatique (Ibsen, Maeterlinck) ; d’autre part, en frayant lui-même des voies nouvelles, avec ses Farces et moralités, ou en revitalisant et en actualisant le modèle de la grande comédie moliéresque de mœurs et de caractères, dans Les affaires sont les affaires et Le Foyer.

Voir aussi les notices Théâtre populaire, Bourgeois, Capitalisme, Amour, Censure, Marchandisation, Sarcey, Lugné-Poe, Maeterlinck, Ibsen, Théâtre complet, Farces et moralités, Les affaires sont les affaires et Le Comédien.

P. M.

 

Bibliographie : Nathalie Coutelet, « Octave Mirbeau propagandiste du théâtre populaire », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 185-203 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le théâtre », préface du Théâtre complet, Éditions InterUniversitaires, 1999, pp. 7-17, et Eurédit , 2003, t. I, II, III et IV, pp. 7-17 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le théâtre », in Un moderne : Octave Mirbeau, J.& S. éditeurs – Eurédit, 2004, pp. 187-218 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau critique dramatique », in Actes du colloque de Valenciennes de novembre 1999, Théâtre naturaliste - théâtre moderne ? Éléments d’une dramaturgie naturaliste au tournant du XIXe au XXe siècle,  Presses universitaires de Valenciennes, 313 pages, avril  2001, pp. 235-245

 

 

 


THEATRE POPULAIRE

Mirbeau a mené une lutte brève, mais dense, en faveur du théâtre populaire, au sein du comité réuni par la Revue d’Art Dramatique, en novembre 1899. À ses côtés, Romain Rolland, Maurice Pottecher, Louis Lumet, Maurice Bouchor, Camille de Sainte-Croix, Lucien Descaves ou Émile Zola, tous promoteurs d’une démocratisation du spectacle. L’objectif qui les rassemble : la construction à Paris d’un Théâtre du Peuple, pour lequel un concours doté d’un prix est lancé par la revue. Mirbeau rencontre donc, avec certains membres du comité, certaines personnalités du gouvernement, telles que Georges Leygues, ministre des Beaux-Arts, et Adrien Bernheim, inspecteur des Beaux-Arts et commissaire du gouvernement auprès des théâtres subventionnés. Ces derniers deviennent ses « têtes de Turcs » dans les articles particulièrement corrosifs qu’il consacre à la question du théâtre populaire dans la presse.

Mirbeau y affirme également une solide théorie du théâtre populaire, qui s’apparente pour lui au politique, au social, comme à la rénovation de l’art dramatique. En effet, le théâtre populaire constitue pour lui une émanation de la démocratie, un vecteur d’éducation culturelle et civique pour la population. Rappelant que le théâtre possède, par essence, une mission sociale, il refuse de le voir réservé à une élite et lutte pour l’édification d’un vaste lieu, égalitaire dans son architecture. Il s’oppose par ailleurs, finalement, au principe du subventionnement, après l’avoir recherché au sein du comité de la Revue d’Art Dramatique : « La participation de l’État, c’est la routine, le fonctionnarisme, l’étranglement » (La Revue bleue, 5 avril 1902). La subvention engendre selon lui d’inacceptables compromissions et entrave la liberté créative, d’autant plus que l’État et la Ville de Paris, en dépit de l’intérêt affiché, n’ont guère passé le stade des vœux pieux.

Lorsqu’il participe au Congrès international de l’Art théâtral, en juillet 1900, Mirbeau déplore que la section chargée de réfléchir aux modalités de fondation d’un théâtre populaire n’ait pas eu de répercussions au sein des instances supérieures du pays. Et il manifeste son hostilité au projet de Bernheim quant aux représentations à bas tarifs des spectacles émanant des quatre subventionnés. L’auteur dramatique, s’il ne dédaigne pas l’impact éducatif des chefs-d’œuvre du patrimoine, opte néanmoins pour la création d’un répertoire nouveau et spécifiquement composé pour le peuple : « L’art doit être socialiste, s’il veut être grand » (L’Écho de Paris, 22 avril 1891). D’où les tensions avec certains membres du comité, hostiles à toute forme de politisation du théâtre, comme Maurice Pottecher. Même si les membres du comité sont dreyfusards, à l’instar de Mirbeau.

C’est que ce dernier est aussi un auteur, qui a produit des pièces à forte teneur sociale et politique, telles que Les Mauvais bergers (1897), L'Épidémie (1898) ou encore Le Portefeuille, monté en 1902 par un autre grand défenseur du théâtre populaire, Firmin Gémier. Pièces qui trouvent logiquement asile dans les programmes de théâtres syndicalistes et anarchiste comme des universités populaires. En 1900, il joue personnellement L’Épidémie à la Maison du Peuple de Montmartre, lieu susceptible d’accueillir favorablement l’écho satirique et politique de l’œuvre. En 1903, on retrouve Mirbeau dans la liste des personnalités patronnant le Théâtre populaire de Belleville, initiative privée destinée à concrétiser un idéal toujours plébiscité par les autorités, mais jamais encore réellement mis en œuvre.

Mirbeau n’épargne donc pas les élus socialistes dans les diatribes qu’il rédige pour la presse ; il souligne leur inertie, comparable à celle de l’ensemble du gouvernement. Inertie qui explique peut-être son désintérêt pour la question du théâtre populaire, qui n’occupe que quelques années de son activité journalistique et son amertume : « En France, ce n’est qu’à force de dire et de redire les choses qu’on parvient à les faire entrer dans la cervelle des gens… C’est dur, mais cela finit toujours par rentrer… Il suffit d’attendre… un siècle ou deux » (Le Journal, 9 février 1902). Cependant, la question de la démocratisation du spectacle ne peut se résumer à cette période « visible ». Plus profondément, elle apparaît dans l’écriture dramatique de Mirbeau, dans ses textes politiques, dans sa croyance viscérale en une nécessaire reconsidération du théâtre. Mercantile et boulevardier, le théâtre se doit, selon lui, de retourner à son essence, celle d’un art politique et social, divertissant, certes, mais sans occulter sa mission éducative et citoyenne : « C’est une affaire où il n’y a pas d’affaire à faire ! » (Le Journal, 28 janvier 1900). Le théâtre populaire, ainsi, synthétise les engagements politiques et artistiques de Mirbeau, en dehors de son activité au sein du comité, car il constitue pour lui la voie de rénovation de l’art et des rapports sociaux.

N. C.

 

Bibliographie : Georges Bourdon, « M. Octave Mirbeau », Revue bleue, 12 avril 1902 ; Nathalie Coutelet, « Octave Mirbeau propagandiste du théâtre populaire », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 185-203 ; Nathalie Coutelet, «Octave Mirbeau et le théâtre populaire », in Actes du colloque de Cerisy Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Presses de l'Université de Caen, décembre 2007, pp. 103-115 ; Nathalie Coutelet, « Le Théâtre Populaire de la Coopération des Idées », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 139-150 ; Octave Mirbeau, « Le Théâtre Populaire », Le Journal, 28 janvier 1900 ; Octave Mirbeau, « Le Théâtre Populaire », Le Journal, 9 février 1902.

 

 

 

 

 


TINTEMENT

TINTEMENT

 

            Le motif du tintement, récurrent dans les romans de Mirbeau, renvoie, d’une part, à l’impressionnisme, en l’occurrence musical, qui caractérise l’esthétique de l’auteur et, d’autre part, à la complicité permanente, maladive, voire monstrueuse, entre un Éros effrayant et un Thanatos voluptueux.

Confondu, à la faveur d’une métonymie lancinante, avec la cloche qui le provoque, le tintement est d’abord et avant tout répétition d’un son lugubre et voué à reproduire les obsessions morbides des personnages. L’agressivité itérative d’un carillon réel ou fantasmé se présente sous de nombreuses modalités : les bégaiements et autres ânonnements abrutissants, comme ces paroles du curé qui « résonn[ent] toujours [aux] oreilles » de Sébastien Roch – « ‘‘Et les marquis ! … Y en a ! Y en a !’’ » (Mercure de France, 1991, p. 688) – ; les coups de sonnette que Célestine, dans Le Journal d’une femme de chambre, ne supporte plus d’entendre – « Drinn !...drinn !…drinn !… Et, si au coup de sonnette, on tarde un peu à venir, alors, ce sont des reproches, des colères, des scènes. » (Folio, 1984, p. 103) – ou, bien sûr, au paroxysme du bourdonnement mortifère, le supplice dont la perfide Clara explique le principe à son hôte : « ‘‘On ligote un patient…et on le dépose sous la cloche…Et l’on sonne à toute volée, jusqu’à ce que les vibrations l’aient tué ! …Et quand vient la mort, on sonne doucement, doucement, pour qu’elle ne vienne pas trop vite, comme là-bas !’’ » (Folio, 1991, p. 180). Simple balbutiement, sonnerie irritante ou insupportable grondement, le tintement met invariablement au supplice des personnages dont il révèle, plus qu’il ne provoque, le profond ébranlement.

Si le son de cloche stupéfie à ce point, c’est qu’il constitue une variante du regard médusant, annonce l’irruption imminente de la Grande Faucheuse ou son récent passage. Le « triste glas » (Le Calvaire, Mercure de France, 1991, p. 39) retentit sans cesse dans l’œuvre romanesque de Mirbeau et annule toutes les tentatives des personnages pour se divertir de leur condition. Le plus assourdissant est évidemment celui du Jardin des Supplices, dans lequel trône la cloche « énorme, trapue, d’un bronze mat lugubrement patiné de rouge » (p. 223), cloche « terrible [et] ressembl[ant] au profil d’un temple », « sinistre à voir [et] comme un gouffre en l’air, un abîme suspendu qui semblait monter de la terre au ciel, et dont on ne voyait pas le fond, où s’accumulaient de muettes ténèbres » (pp. 232-233). Cela dit, cette cloche ahurissante, dont le gigantisme assure une tragique visibilité, est ébranlée dans de nombreux autres récits : plus discrètement, voire en sourdine et comme miniaturisée, mais remarquablement présente et dérangeante. Le narrateur du Calvaire, lorsqu’il suit le cortège funèbre de sa mère, entend « les cloches tint[er] longtemps, longtemps » (p. 39). Plus tard, enrôlé dans l’armée et attablé parmi les soldats, il perçoit derrière leurs jurons le « tintement [d’une] clochette » mêlé à la vision d’un « petit garçon [aux] paupière enflées [qui] touss[e] et crach[e] le sang » (p. 58). De même, lorsque Sébastien Roch se bat dans la plaine, « chaque coup de clairon le fai[t] tressaillir, s’arrêter un instant » (p. 1064) ; quand il est blessé au combat, le jeune homme a « la sensation d’être mort, et d’entendre, au-dessus de lui, des rumeurs incertaines, assourdies, de la vie lointaine, de la vie perdue » (p. 1077). C’est sans doute dans une chronique de L’Écho de Paris intitulée « Sur la route » (23 janvier 1891) que cette symbolique morbide est la plus explicite. Deux petits ramoneurs se laissent mourir de froid et aspirer par le néant : « ‘‘Je ne vois plus rien…Je n’entends plus rien…Si…J’entends une cloche…Il y a une cloche qui sonne, très loin…Il y a des musiques, aussi, qui chantent très loin…’’ ». Le tintement, même et surtout lorsqu’il constitue un guilleret trompe-l’oreille, est toujours de mauvais présage. Celui, faussement léger, de « la tintenelle » emportée par l’abbé Jules, annonce l’agonie des paroissiens à qui le prêtre s’en va donner l’extrême onction (p. 633). Le « bruit de grelots, de vitres ébranlées [qui] tint[ent] » aux oreilles de Sébastien Roch, dans le train qui le conduit chez les Jésuites, se confond avec le « joli et léger tintement métallique d’un chapelet » égrené par le prêtre accompagnateur (pp. 733-734). Mais ce « bruit clair », que le lecteur ne peut décoder qu’a posteriori, sonne en réalité le glas de l’innocence.

À l’ambiguïté des présages s’en ajoute une autre, plus troublante encore, liée à la sensibilité exacerbée des personnages. Le cynique abbé Jules verse des larmes en entendant « les cloches tint[er] » : « À les écouter [il] éprouva une émotion délicieuse, dont il eût été incapable d’expliquer la nature et la cause. […] Les cloches tintaient, tintaient, et Jules pleurait, pleurait. » (pp. 478-479). Même « attendrissement » chez Célestine, qui se souvient de son séjour « chez les sœurs de Notre-Dame-des-trente-Six-Douleurs » : « C’est si gentil d’entendre tinter les cloches…ça remue dans le cœur des choses oubliées et si anciennes ! …Quand les cloches tintent, je ferme les yeux, j’écoute […] … Ding…din…dong ! Ça n’est pas très gai…[…] Mais j’aime ça. » (p. 307) Sébastien Roch éprouve un plaisir similaire en écoutant les bruits de l’océan : « Il en percevait toutes les notes, en recueillait toutes les vibrations, depuis le grondement sourd, plaintif, désespéré, venu du large mystérieux, jusqu’aux berceuses chansons des criques roses, jusqu’au gaietés d’harmonica, enfantines et rebondissantes, que l’eau égrenait sur les galets du rivage. » (pp. 832-833). Ces trois exemples sont fondés sur la réversibilité inquiétante de la volupté et du morbide : l’une et l’autre échangent leurs attributs à la faveur de vibrations aussi délicieuses que terribles. Les tintements sont alors les révélateurs qui permettent à la fois de « mesurer tout l’infini de la douleur, tout l’infini de la solitude de l’homme » (pp. 753-754) et de succomber, sur un mode quasi masochiste, à « un endolorissement […] plus doux qu’un baume, plus suave qu’une caresse » (pp. 832-833).

L’âme des personnages, en particulier celle des névrosés et mélancoliques qui hantent les romans de Mirbeau, est la caisse de résonance de l’univers, non seulement de l’excédent de vie dans lequel sont entraînés les êtres, mais aussi du néant qui est la fin de toute chose. En matière de sensibilité hystérique, il est d’ailleurs remarquable que Charcot, en 1884, ait donné le nom de « cloche » au schéma censé mettre en évidence l’interconnexion sensorielle et motrice, visuelle et auditive existant entre les différentes parties du cerveau. Jean Mintié, l’abbé Jules, Sébastien Roch, Clara, Célestine – dont les noms aux consonnes occlusives constituent parfois eux-mêmes un tintement – sont effectivement à l’image de cette rivière « sinueuse [et] débordée » devant laquelle Jules passe en voiture et dont le lecteur n’est guère surpris d’apprendre qu’elle s’appelle « la Cloche » (pp. 543-544).

C. G.

 

Bibliographie : Céline Grenaud, « Tintement et bourdonnement dans l’imaginaire mirbellien : une esthétique impressionniste du morbide et de la volupté », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, mars 2004, pp. 172-184.

 

   

TRAUMATISME

Deux traumatismes au moins valent d’être relevés dans les années d’apprentissage d’Octave Mirbeau.

* Le premier résulte de l’amère épreuve du collège des jésuites où, selon toute vraisemblance, il a été victime d’un maître d’études “pédophile”, expérience qui, un quart de siècle plus tard, lui inspirera son roman Sébastien Roch (1890). Les effets de ce traumatisme ont été durables, et l’abondance des récits de viol (voir ce mot), dans ses romans et ses contes, en atteste éloquemment. D’une part, il en a conçu un très vif sentiment de culpabilité, aggravé par l’empreinte (voir ce mot) d’une éducation religieuse pernicieuse. D’autre part, sa sexualité en a été visiblement perturbée, comme l’a été cette du fictif Sébastien Roch, sur deux points au moins : mélange de fascination et d’horreur pour l’homosexualité masculine et relations avec les femmes marquées au coin du masochisme (voir Gynécophobie et Masochisme).

* Le second est le produit de l’expérience de la guerre de 1870, qu’il évoque dans le scandaleux chapitre II du Calvaire, dans le dernier chapitre de Sébastien Roch et dans des contes tels que Au pied d’un hêtre, Le Tronc, Le Prisonnier et La Pipe de cidre. Il est possible que le lieutenant Mirbeau, des moblots de l’Orne, n’ait pas tiré un seul coup de feu, comme Sébastien Roch, mais les scènes d’horreur dont il a été le témoin ont suffi pour le vacciner durablement contre le trouble attrait de la guerre et contre toute idée de « revanche ». Il n’a plus cessé, jusqu’à sa mort, de démystifier la guerre, d’en souligner la profonde absurdité en même temps que les injustifiables atrocités, et de plaider pour le rapprochement des deux peuples de France et d’Allemagne.

À la différence du petit Sébastien, qui a été anéanti par le « meurtre d’une âme d’enfant » qu’a été son viol par le “père” de Kern, Mirbeau s’est révolté, comme Bolorec, le camarade de Sébastien, et il a fait de sa plume, non seulement une arme au service de ses idéaux, mais aussi un exutoire, un moyen d’expression thérapeutique, grâce auquel il a pu se sauver et atténuer les effets les plus corrosifs de ses deux traumatismes majeurs. La prise de conscience du caractère monstrueux de ses expériences traumatisantes et, par la suite, leur transmutation en mots, l’ont aidé, d’abord à se reconstruire et à rebondir, ensuite à s’engager et à se battre. À ce titre on peut considérer que le cas de Mirbeau constitue une bonne illustration du principe de la résilience chère à Boris Cyrulnik. Mais ses nombreuses phases dépressives nous montrent néanmoins qu’il a dû en permanence se battre aussi contre lui-même pour continuer à vivre, à écrire et, malgré son pessimisme radical, à poursuivre les luttes engagées : les traumatismes de la jeunesse n’ont jamais été totalement évacués.

Voir aussi les notices Pédophilie, Viol, Du Lac, Homosexualité, Guerre, Patrie, Armée, Le Calvaire et Sébastien Roch.

P. M.

 

Bibliographie : Marie-José Bataille, « Essai d'approche psychanalytique de Mirbeau », in Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 331-340 ; Christian Heslon, « Octave Mirbeau, un enfant rebelle dans les révolutions esthétiques », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 170-178.

 


TRAVAIL

TRAVAIL

 

            Pour Mirbeau, le travail idéal devrait être « une joie d’homme libre » et réaliser « l’union de toutes les forces créatrices » permettant de  « conquérir toute la nature et, avec toute la nature conquise, tout le bonheur », comme il l’écrit à propos du roman utopique d’Émile Zola, précisément intitulé Travail (« Travail », L’Aurore, 14 mai 1901). Malheureusement les conditions matérielles et sociales dans lesquelles s’effectue le travail, dans le cadre du salariat,  forme moderne de l’esclavage, et de l’économie capitaliste, dont le seul moteur est la recherche du profit, ont transformé le noble labeur en un « bagne » et un « enfer ».

 

L’enfer du travail

 

Mirbeau voit en effet dans le « régime actuel du salariat », qui lui semble « condamné », le « régime de la haine » et « le grand mal moderne, celui dont tout le monde souffre par répercussion ». Le travail du prolétaire servilisé est toujours, « plus ou moins, une souffrance, une abjection d’esclave », que ce soit à l’usine, ou dans le cadre de la « servitude civilisée » qu’est la domesticité, ou bien, pire encore, dans cet avilissement monstrueux qu’est la prostitution. Aussi Mirbeau s’est-il fait le défenseur indigné de ces éternels vaincus dont la sueur et le sang servent à engraisser les riches, comme l’observe la lucide Célestine du Journal d’une femme de chambre (1900) : « Les pauvres sont l'engrais humain où poussent les moissons de vie, les moissons de joie que récoltent les riches, et dont ils mésusent si cruellement, contre nous. » La peinture que Mirbeau nous fait du monde du travail est donc extrêmement critique et invite à la pitié. Non seulement les prolétaires, ouvriers ou domestiques, sont corvéables à merci, constamment humiliés, menacés en permanence par des accidents du travail, et perdent leur vie à la gagner, mais ils n’arrivent pas, bien  souvent, à assurer leur subsistance : l’insalubrité, la précarité, l’insécurité, la malnutrition, la pollution, la maladie et une mort prématurée sont leur lot. En cas de renvoi, ou en cas de crise entraînant un chômage croissant sans amortisseurs sociaux, comme celle qu’évoque Mirbeau dans ses chroniques de 1883-1885, c’est la misère noire, la faim, souvent la perte de leur modeste logis. Bref, c’est bien un enfer.

Au premier chef le travail en usine et à la mine. En 1885, à propos de Germinal, Mirbeau évoque ainsi le Moloch qu’est la mine, qui engloutit quotidiennement son contingent de victimes sacrifiées : « C’est dans l’enfer moderne, au fond sinistre des mines, dont les gueules béantes engloutissent chaque jour tant de proies humaines, que l’auteur a placé son drame effrayant. Il nous en reste un sentiment de terreur profonde, et aussi une pitié douloureuse pour ces déshérités des joies terrestres, pour ces condamnés aux ténèbres, qui peinent, halètent, succombent dans ces nuits sépulcrales, et qui jamais ne voient le soleil se coucher aux horizons lointains, ne respirant jamais l’air qui se vivifie aux sources de la vie et de la fécondation universelles » (« Émile Zola et le naturalisme », La France, 11 mars 1885).  Même son de cloche en 1907, dans La 628-E8, à propos du sculpteur Constantin Meunier, enfant du Borinage, « né au milieu d'un pays de travail et de souffrance », élevé «  dans une atmosphère homicide », où il avait « toujours sous les yeux le lugubre spectacle de l'enfer des mines » et « le drame rouge de l'usine », « auprès de quoi le bagne semble presque une douceur ». Mirbeau a évoqué cette terrifiante condition ouvrière dans sa tragédie prolétarienne de 1897, Les Mauvais bergers, où l’usine infernale, « enveloppée de fumées et de bruits », « flambe dans le ciel noir » et « crache des flammes ».

Autre enfer du salariat : la domesticité (un million de domestiques en France, en 1900), dont il est à peine moins ardu de s’extraire, sauf à tomber dans un cercle infernal pire encore : celui de la prostitution qui guette la chambrière Célestine du Journal d’une femme de chambre (voir les notices Domesticité et Prostitution).

 

Au-delà du salariat

 

Par quoi remplacer le système du salariat qui aboutit à ces situations monstrueuses à ses yeux ? Dans Les Mauvais bergers, Mirbeau prête à Jean Roule, le meneur des grévistes, des revendications immédiates, de type syndical et réformiste, qui ne faisaient pas, à cause de leur caractère limité, l’unanimité parmi les anarchiste, mais qui, jugées excessives ou absurdes, n’en faisaient pas moins sourire les belles âmes endimanchées venues assister au poignant spectacle d’ouvriers massacrés par la troupe : « la journée de huit heures sans diminution de salaire » ; « l’assainissement des usines » ; le remplacement du puddlage, qui est un « supplice » mortel ; la surveillance de la qualité de l’alcool, qui est bien souvent « du poison » ; « la fondation d’une bibliothèque ouvrière », car, « si pauvre qu’il soit, un homme ne vit pas que de pain » et « a droit, comme les riches, à de la beauté ». Le dénouement, sanglant à souhait, nous prouve que, pour Mirbeau, ces modestes revendications sont encore beaucoup trop pour le patronat et le gouvernement qui se dit “républicain”, car y céder, ce serait encourager les révoltes futures, et laisser le prolétariat accéder à la culture et à la liberté de l’esprit, ce serait le début de la fin pour la classe dominante... Dans ces conditions, comme il l’avoue lui-même, il n’y a aucune issue à la question sociale : « L’autorité est impuissante. La révolte est impuissante. [...] Le jour où les misérables auront constaté qu’ils ne peuvent s’évader de leur misère, briser le carcan qui les attache, pour toujours, au poteau de la souffrance, le jour où ils n’auront plus l’Espérance, l’opium de l’Espérance... ce jour-là, c’est la destruction, c’est la mort !... »    (« Un mot personnel », Le Journal, 19 décembre 1897). 

          Alors, pourquoi ne pas rêver d’autres relations socio-économiques que celles du salariat ? C’est ce que fait Zola dans un de ses Évangiles, Travail, où Mirbeau voit la « glorification  sublime » et la « magnifique épopée du travail, conquérant, peu à peu, avec toutes les résistances humaines, toutes les forces et toutes les richesses de la nature, pour en faire, non plus le privilège de quelques-uns, mais la jouissance et la propriété de tous !… » Il présente ainsi l’« idéal social » de son ami : « Émile Zola imagine de substituer à ce régime du salariat et de la haine un régime nouveau de liberté et d’amour, c’est-à-dire l’association, pour l’œuvre commune, du capital, du travail et du génie… l’union de toutes les forces créatrices qui furent si mal utilisées, séparément, et qui, par leur fusion intime, loyale, doivent conquérir toute la nature et, avec toute la nature conquise, tout le bonheur !… » Bien sûr, c’est là une utopie. Mirbeau récuse pour autant les critiques de ceux qui se piquent de réalisme, en leur rétorquant que, « en général, nous appelons utopies des choses qui ne sont point encore réalisées et dont notre pauvre et faible esprit ne peut même concevoir la réalisation future ». Certes ! Mais il est assez clair que, les choses, les classes et les hommes étant ce qu’ils sont au tournant du siècle, Mirbeau est sans illusions : cette utopie n’est pas près de jamais se réaliser ! Car elle suppose que, progressivement, les hommes sont tous devenus bons, honnêtes et travailleurs, et que le capital, humanisé, collabore avantageusement avec le travail, jusqu’à « l’apothéose de la petite ville transformée par la joie, réconciliée dans la richesse, sans rien qui puisse, désormais, diviser les hommes, puisque tous ont le même intérêt… et qu’ils peuvent puiser, à pleines mains et à pleines bouches, aux sources de vie !…» (« Travail », loc. cit.). Mirbeau, comme Zola d’ailleurs, sait fort bien qu’il ne s’agit là que d’un beau rêve.

P. M.

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la question sociale », in Intégration et exclusion sociale, Anthropos, 1999, pp. 17-28 ; Pierre Michel, Octave Mirbeau, Henri Barbusse et l’enfer, Société Octave Mirbeau, 2007 ; Octave Mirbeau, « Le Travail et la charité », La France, 20 février 1885 ; Octave Mirbeau, Les Mauvais bergers, Fasquelle, 1898 ; Octave Mirbeau, « Travail », L’Aurore, 14 mai 1901.

 

 

 

 

 

 


TRIPOT

Peu après sa rentrée dans la presse parisienne, pendant l’été 1884, Octave Mirbeau a lancé une offensive contre le danger représenté par les tripots, à un moment où le législateur hésite sur le droit à leur appliquer et où le préfet de police de Paris autorise certaines ouvertures, mais ferme un cercle. Il travaille encore pour le compte du Gaulois monarchiste d’Arthur Meyer, mais les thèmes du futur anarchiste sont déjà bien présents et sa critique des fausses promesses de la République n’est pas de nature à déplaire à son patron.

Dans une société déboussolée où « rien ni personne » n’est « à sa place » et où tous les gouvernements sont d’accord pour « démoraliser les masses » au lieu de « les moraliser »  (« Les Tripots revenus », La France, 28 janvier 1885), Mirbeau voit dans l’extension des tripots, non seulement à Paris, mais aussi dans les campagnes, le symptôme d’« une époque d’irrémédiable décadence » et de « décomposition » morale, « car c’est là que les volontés s’abrutissent, que les consciences se dégradent, que les énergies se domptent et s’avilissent »  (« Le Tripot aux champs », Le Gaulois, 25 août 1884), alors que « nous devrions avoir de plus hautes et plus nécessaires préoccupations que le plaisir » (« Le Jeu à Paris », Le Gaulois , 5 novembre 1884). Dans les grosses maisons parisiennes, où la tricherie est fréquente, y compris dans les maison les plus huppées qui se targuent d’être patronnées par de respectables personnalités du monde ou de la presse, telles que le Cercle de la Presse, ce sont de grosses fortunes « qui s’effondrent » et des « honneurs qui s’écroulent », cependant que, dans les minables cabarets des villages, « le paysan, sur un coup de cartes, risque ses économies, sa vache, son champ, sa maison » : partout, en effet, « il y a des filous qui trichent et des usuriers qui volent, toute une organisation spéciale et qui fonctionne le mieux du monde » (« Le Tripot aux champs »).

Dès lors, que faire ? Le journaliste envisage deux politiques qui auraient le mérite de rompre avec l’incohérence actuelle :

* Ou bien, comme on l’a fait pour la prostitution, on considère la passion du jeu comme impossible à dominer, et il convient alors de la canaliser le moins mal possible en encadrant très strictement les maisons de jeu que l’on tolère et en leur imprimant « un caractère d’infamie » pour bien mettre en garde quiconque s’y aventurerait à ses risques et périls.

* Ou bien, et c’est une solution de beaucoup préférable, on ferme les tripots, où règne  une « exploitation de la passion humaine dans ce qu’elle a de plus repoussant », afin d’essayer d’endiguer cette passion qui gagne de plus en plus les « cerveaux affolés » ; ce serait là une « mesure de salubrité et de protection publiques » (« Le Tripot », Le Gaulois, 13 octobre 1884). Pour Mirbeau, « le tripot est un accident maladif dans la société », et, s’il est vrai « que quelques-uns en vivent, et fort grassement », ce qui importe le plus, c’est qu’« il y en a beaucoup qui en meurent ». Alors que la réouverture des tripots à Paris « exalterait des passions dangereuses et les développerait chez ceux qui jusqu’ici en ont été préservés », il convient de prévenir « toutes les ruines qui en résulteraient » (« Le Jeu à Paris », Le Gaulois , 5 novembre 1884).

La dénonciation du rôle néfaste des tripots et du jeu participe, chez Mirbeau, de la critique de tout ce qui, dans la société bourgeoise, contribue à abrutir et crétiniser les larges masses pour mieux s’assurer de leur docilité.

Voir aussi les notices Jeu, Plaisir et Crétinisation.

P. M.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, « Trottoir et tripot »,  Le Gaulois, 28 février 1882 ; Octave Mirbeau, « Le Tripot aux champs », Le Gaulois, 25 août 1884  ; Octave Mirbeau, « Le Tripot », Le Gaulois, 13 octobre 1884 ; Octave Mirbeau, « Le Tripot », Le Gaulois, 16 octobre 1884 ; Octave Mirbeau, « Le Cercle de la presse », Le Gaulois, 25 octobre 1884 ; Octave Mirbeau, « Le Jeu à Paris », Le Gaulois, 5 novembre 1884 ;  Octave Mirbeau, « Les Tripots revenus », La France , 28 janvier 1885.


UNIVERSITES POPULAIRES

Par leur lien avec le mouvement plus vaste de l’éducation populaire, leur vocation citoyenne, sociale et politique, les Universités Populaires sont indéniablement proches de la pensée de Mirbeau. Elles sont associées à la bataille pour Dreyfus – on date leur apparition en 1898 – et au courant anarchiste, qui sont également au cœur des convictions mirbelliennes. L’Université Populaire fait écho aux revendications ouvrières en matière de salaires et de temps de travail.

Le fonctionnement d’éducation mutuelle pour adultes renvoie au contexte de la IIIe République et à ses grandes lois scolaires. Face au constat d’absence de formation pour les adultes, les Universités Populaire proposent une formule originale, couplant les compétences des intellectuels et les besoins des travailleurs, une « amitié entre intellectuels et manuels », selon Gabriel Séailles (Éducation ou Révolution, 1914).

Ainsi, en dehors des conférences, des cours théoriques et pratiques, la culture et sa démocratisation sont pris en compte. Dans ce cadre, des groupes théâtraux amateurs se créent et des représentations sont offertes au public d’adhérents. Les pièces de Mirbeau s’inscrivent immédiatement dans les répertoires, en particulier ses pièces sociales telles que Les Mauvais Bergers, L'Épidémie ou Le Portefeuille. Outre celles-ci, Scrupules et Vieux ménages figurent encore au programme de l’Université Populaire de la Coopération des Idées, l’une des plus actives en matière de spectacles. Mirbeau est d’ailleurs cité par le fondateur de cette Université Populaire, Georges Deherme, comme l’un des auteurs à jouer, en raison des qualités esthétiques comme politiques de son œuvre, afin de contrer les auteurs de boulevard proposés par certaines Universités Populaires (Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1904).

Pour l’auteur, toucher un public ouvrier qui n’est pas celui des scènes régulières, mais qui est le véritable public concerné par son théâtre qualifié de « social », constitue un atout. Lorsque Deherme considère les Universités Populaires comme les « cathédrales de la démocratie » (La Coopération des Idées, 1892), il se trouve en harmonie avec les prises de position artistiques et politiques de Mirbeau.

Dans la lignée de son engagement en faveur du théâtre populaire, Mirbeau encourage le mouvement des Universités Populaires et assiste à plusieurs représentations. Il souligne alors le bon goût du peuple en matière de théâtre, opposé au théâtre bourgeois, commercial et boulevardier (La Revue bleue, 12 avril 1902). Une voie à suivre, selon lui, pour l’avenir dramatique comme pour l’avenir social.

N. C.

 

Bibliographie : Nathalie Coutelet, « Le Théâtre Populaire de la Coopération des Idées », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 139-150. 

 


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