Thèmes et interprétations

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Terme
FAMILLE

Ce n’est pas Octave Mirbeau qui a proféré « le fameux « Familles, je vous hais ! », mais toute son œuvre atteste, plus encore que celle d’André Gide, de cette haine, à la fois viscérale et raisonnée, pour une institution sociale qu’il juge oppressive et destructrice. Dans ses premiers romans et dans un grand nombre de ses contes et nouvelles, il présente des familles petites-bourgeoises étriquées, misonéistes, étouffantes, où le souci du patrimoine tend à effacer les liens affectifs, quand il n’entretient pas des haines recuites, où les enfants subissent de plein fouet une autorité paternelle exorbitante, imbue d’elle-même et le plus souvent obtuse (par exemple, le père Roch, dans Sébastien Roch, 1890), où la peur du qu’en dira-t-on préserve soigneusement de tout signe extérieur de personnalité, où les parents transmettent immuablement aux enfants le « legs fatal » des prétendus « liens du sang », des « préjugés corrosifs » et de l’assujettissement aux traditions et au désordre social. C’est en effet dans la famille, avant même l’école et l’Église, que commence pernicieusement le processus de « déformation » que – par antiphrase ? – on a coutume d’appeler “éducation” et qui constitue en réalité une aliénation aux effets durables : seuls quelques enfants, parce qu’ils tiennent tête et manifestent leur liberté en résistant, fût-ce par la simple force d’inertie (c’est notamment le cas des futurs artistes), échappent à cet étouffement de leur personnalité ; les autres sont à jamais broyés.

C’est au chapitre VIII de Dans le ciel  que le narrateur, qui est ici le porte-parole de l’auteur, instruit le plus radicalement le procès de la famille : « Ce que j'ai voulu, c'est, en donnant à ces souvenirs une forme animée et familière, rendre plus sensible une des plus prodigieuses tyrannies, une des plus ravalantes oppressions de la vie, dont je n'ai pas été seul à souffrir, hélas ! – c'est-à-dire l'autorité paternelle. Car tout le monde en souffre, tout le monde porte en soi, dans les yeux, sur le front, sur la nuque, sur toutes les parties du corps où l'âme se révèle, où l'émotion intérieure afflue en lumières attristées, en spéciales déformations, le signe caractéristique et mortel, l'effrayant coup de pouce de cette initiale, ineffaçable éducation de la famille. [...] Tout être, à peu près bien constitué naît avec des facultés dominantes, des forces individuelles, qui correspondent exactement à un besoin ou à un agrément de la vie. Au lieu de veiller à leur développement, dans un sens normal, la famille a bien vite fait de les déprimer et de les anéantir. Elle ne produit que des déclassés, des révoltés, des déséquilibrés, des malheureux, en les rejetant, avec un merveilleux instinct, hors de leur moi; en leur imposant, de par son autorité légale, des goûts, des fonctions, des actions qui ne sont pas les leurs, et qui deviennent non plus une joie, ce qu'ils devraient être, mais un intolérable supplice. Combien rencontrez-vous dans la vie de gens adéquats à eux-mêmes ? » Dès lors il ne reste plus à l’école, à l’Église et à l’armée qu’à parachever ce « meurtre d’une âme d’enfant » que constitue le dressage par la famille.

P. M.


FARCES

FARCE

 

            La farce est un genre dramatique de simple divertissement, qui vise prioritairement à faire rire les spectateurs en recourant à des procédés bouffons, que les partisans d’un théâtre « noble » méprisent et jugent grossiers et tout juste bons pour un public populaire, non cultivé et avide de divertissements vulgaires. Mais la farce, chez des dramaturges tels que Mirbeau ou Ionesco, et, avant eux, chez Molière, peut aussi être utilisée comme un moyen satirique de susciter la réflexion et, selon l’adage, de châtier les mœurs par le rire.

            C’est pourquoi Mirbeau n’a pas hésité à produire des farces, qui complètent avantageusement ses deux grandes comédies que sont Les affaires sont les affaires (1903) et Le Foyer (1908). Il en a regroupé six dans ses Farces et moralités (1904). Il y distancie délibérément les spectateurs en recourant à des procédés farcesques :

            – La parodie : parodie du langage amoureux (Les Amants), de la logomachie politique (L'Épidémie), du style journalistique (Interview), des « grimaces » de la respectabilité bourgeoise (Vieux ménages), des conversations mondaines (Scrupules).

            – L'emballement et le crescendo : dans L'Épidémie, les conseillers municipaux affolés votent des crédits qui, en un instant, passent de dix à cent millions de francs, qu'ils prétendent « trouver dans [leur] patriotisme » ; dans Le Portefeuille, le Commissaire, saisi de frénésie répressive, fourre tout le monde au bloc, y compris sa maîtresse ; dans Interview, les questions du journaliste taré se font de plus en plus pressantes, absurdes et menaçantes.

            – Le délire : délire du journaliste (Interview), de la « vieille podagre » qui se croit abandonnée et mourante (Vieux ménages), du Commissaire (Le Portefeuille), des conseillers municipaux (L'Épidémie), ou de l'Amant en rut, emporté par le désir (Les Amants).

            – Tout un jeu de cocasseries verbales qui ont pour fonction de dynamiter les préjugés et les faux semblants : « Mon tout... mon cher tout... mon cher petit toutou... » (Les Amants) ; « Il s'agit de respecter la loi... ou de la tourner... ce qui est la même chose... » (Le Portefeuille) ; « Qui dit payer... dit voler... » (Scrupules) ; « Échanger votre commerce borgne... contre une finance aveugle... » (ibid.) ; « Toutes les pourritures doivent être égales devant la loi » (L'Epidémie) etc.

            – L'éloge paradoxal : éloge du bourgeois stupide et grugé (L'Épidémie) ; du vol, unique moteur des activités sociales les plus respectées (Scrupules) ; de la presse d'intoxication qui empoisonne quotidiennement douze millions de lecteurs (Interview) ; de l'adultère bourgeois en tout bien tout honneur (Vieux ménages) ; de la saine pourriture et de l'insalubrité socialement nécessaire (L'Épidémie) ; d'une loi absurde et injuste, qui n'en constitue pas moins le fondement de l'ordre social (Le Portefeuille). En prêtant aux personnages des propos qu'ils pensent in petto, bien souvent, mais qu'ils se garderaient bien de crier sur les toits, le dramaturge affiche son mépris pour la crédibilité théâtrale.

            – Les renversements brutaux : dans L'Épidémie, le conseil municipal débloque brusquement les crédits refusés quelques minutes plus tôt ; dans Le Portefeuille, le « héros » Jean Guenille est, d'un instant à l'autre, traité comme un délinquant ; dans Les Amants, la scène de désespoir amoureux va s'achever sur l'oreiller quelques minutes plus tard ; dans Vieux ménages, la jalousie apparente de l'épouse aboutit à proposer à son mari la « jolie voisine » de préférence à ses bonnes. C’est la preuve que, contrairement à ce qu’affirmait Aristote, « natura facit saltus ».

            – L'inversion des normes sociales et des valeurs morales en usage : dans Vieux ménages, un honorable magistrat à principes détourne les mineures, et une honnête épouse bourgeoise suggère à son époux un adultère sans scandale ; dans Scrupules, le philanthrope doit sa fortune à des « canailleries », cependant que le voleur est un gentleman qui assume courageusement sa vocation ; dans Interview, le journaliste menace de diffuser sciemment de fausses nouvelles ; dans L'Épidémie, le conseil municipal se soucie comme d'une guigne de la mort des pauvres et des soldats et de l'insalubrité des casernes et des quartiers misérables ; dans Le Portefeuille, le commissaire envoie en prison un pauvre bougre qu'il vient de qualifier de « héros ». La raison est choquée et le spectateur ne peut pas ne pas réagir.

            – Enfin, dans Amants, l'intervention d'un présentateur ridicule, dont le lyrisme de convention, sur le décor romantique à souhait et le banc de pierre moussu qui invite à célébrer « les messes de l'amour », est immédiatement contredit par les premières répliques des amants (« Encore ce banc !... »).

            La farce n'est donc pas un simple ingrédient rajouté à la « moralité » pour mieux la faire digérer en déridant le public. Elle en est inséparable, parce qu’elle est le moyen le plus efficace de toucher l'intelligence critique des spectateurs. 

            Voir Farces et moralités.

P. M.

           

 

 

 


FAUX-TESTAMENT

Trois jours après la mort d’Octave Mirbeau, le 19 février 1917, a paru, en première page d’un quotidien populaire et belliciste qu’il méprisait, Le Petit Parisien, un texte intitulé « Testament politique d’Octave Mirbeau ». À en croire cet incroyable spécimen de très mauvaise littérature, le moribond aurait, avant de rendre son âme au diable, pris soin de renier publiquement tout son engagement pacifiste et antimilitariste passé, histoire d’édifier les générations à venir et de les convertir au nationalisme le plus belliqueux : il aurait reconnu le caractère « tangible » et les « bases morales » des « patries », qu’il avait toujours démystifiées ; il aurait appelé à « tout sacrifier à la France » ; et il aurait prédit que ladite France  était appelée à régénérer l’humanité, rien de moins... Naturellement, toute la presse s’est empressée de célébrer le retour de l’enfant prodigue au bercail de la patrie, et les anciens pacifistes et amis divers qui avaient retourné leur veste dès le déclenchement de la boucherie pouvaient triompher, bien soulagés de découvrir que même le grand Mirbeau s’était renié.

Comme les véritables amis du grand écrivain savaient très bien à quoi s’en tenir, et sur son état de santé, qui le rendait incapable d’écrire quoi que ce soit, et sur son inaltérable pacifisme, et sur le profond désespoir que, depuis deux ans et demi, provoquait chez lui la mort de centaines de milliers de Sébastien Roch monstrueusement sacrifiés sur “l’autel de la patrie”, ils ont aussitôt conclu, et essayé de proclamer par voie de presse, qu’il ne s’agissait bien évidemment que d’un « faux patriotique », comparable à celui qu’avait jadis concocté le colonel Henry pour accabler l’innocent capitaine Dreyfus. Pour Léon Werth, George Besson, Francis Jourdain et d’autres, le coupable de cette ignoble trahison posthume ne pouvait être que le renégat Gustave Hervé (voir ce nom), qu’Alice Mirbeau avait réussi à introduire chez son mari très gravement affaibli et qu’elle avait dû charger de rédiger ce factum, histoire de parachever sa propre réhabilitation en reniant l’auteur de L’Abbé Jules près duquel elle avait vécu un tiers de siècle. Mais, dans l’atmosphère de patriotisme exacerbé qui dominait pendant la bataille de Verdun, aucun organe de presse n’a accepté de passer leur texte indigné, et seuls les nombreux murmures de protestation qui ont accompagné le discours de Gustave Hervé sur la tombe du grand écrivain ont prouvé que ses amis et admirateurs fidèles ne se laissaient pas duper par un faux aussi grossier.

Grossier pour quatre types de raisons :

* D’abord, l’évidente incapacité de Mirbeau à écrire, ce qui a obligé la veuve abusive à reconnaître, dans une lettre à Léon Werth du 17 avril 1917, qu’il ne s’agissait en fait que de « paroles saines et fortes » qu’elle avait « notées » au vol, au cours de conversations, ce qui constituait déjà un premier aveu : Mirbeau n’avait rien écrit. Mais cette lettre contenait aussi un deuxième aveu encore plus important : elle a « livré ces notes » à un tiers, qu’elle ne cite pas, pour qu’il les arrange et en tire le texte publié.

* Ensuite, le caractère grotesque de la succession de clichés et de formules emphatiques, complètement étrangères aux habitudes, à la tournure d’esprit, au refus du manichéisme et à la modestie bien connue de Mirbeau : « je ne puis me résigner à disparaître sans avoir offert à ceux qui voudront m’entendre, mes dernières pensées » ; « l’Allemagne, par sa monstrueuse agression, a pris position dans le crime ; la France a pris position dans le bien » ; « l’humanité s’améliorera si nous savons sauvegarder la position morale que la France occupe dans l’univers »... Il faut n’avoir rien compris à ce qu’était Mirbeau pour lui prêter pareilles déclarations.

* Des fautes de français et des maladresses de style qu’un écrivain du niveau d‘exigence de Mirbeau ne se serait naturellement jamais permises : par exemple, un horrifique « malgré que » qui ouvre le texte (« Malgré que mes forces soient usées »), ou l’emploi, à quelques lignes d’intervalle, du mot « départ » dans deux acceptions différentes.

* Enfin, l’aveu du signataire du faux, qui apparaît clairement dans la formule qu’il prête absurdement à Mirbeau : « Ce que nous demandions autrefois à un parti, nous le trouvons dans un pays ». Jamais, au grand jamais, Mirbeau n’a appartenu à aucun parti et n’a attendu quoi que ce soit d’un parti, fût-il anarchiste. Gustave Hervé, en revanche, a toujours été un militant politique et a mené tous ses combats à l’intérieur du parti socialiste S.F.I.O., et c’est bien lui qui attribue à Mirbeau son propre reniement.

Malheureusement, malgré les efforts des amis de Mirbeau, et surtout de Léon Werth, ce prétendu « Testament politique d’Octave Mirbeau », exploité par tous ses ennemis, qui avaient trop beau jeu, a beaucoup contribué à brouiller durablement l’image de l’écrivain, et il a fallu attendre la fin du siècle et la parution de la biographie de Mirbeau et de ses Combats politiques, en 1990, pour que sa mémoire soit enfin lavée du soupçon d’avoir été lui aussi un renégat.

Voir aussi les notices Hervé, Regnault et Patrie.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, l‘imprécateur au cœur fidèle, Séguier, 1990, pp. 920-924 ; Léon Werth, « Le “Testament politique d’Octave Mirbeau” est un faux », in Combats politiques de Mirbeau, Séguier, 1990, pp. 268-273.

 


FEMME

Pour avoir beaucoup souffert de quelques femmes (Judith Vimmer et Alice Regnault, notamment), Mirbeau a eu fâcheusement tendance à généraliser à tout le sexe dit faible et s’est fait de la femme une image peu engageante de créature, certes séduisante, mais généralement peu intelligente et volontiers cruelle, dont la seule mission serait de perpétuer l’espèce et, à cette fin, d’attirer des mâles dans ses rets, de les « dominer » et de les « torturer » (« Lilith », Le Journal, 20 novembre 1892). Plus que de misogynie, chose du monde la mieux partagée à l’époque, et sans doute encore à la nôtre, il s’agit chez lui de ce que Léon Daudet a appelé de la « gynécophobie », où la haine des femmes est surtout l’expression de la peur qu’elles lui inspirent et de la fascination qu’elles exercent sur lui.

Mais les œillères que lui imposaient les souffrances subies, et dont une part de responsabilité lui était imputable – comme il le fait ironiquement remarquer à un autre gynécophobe, August Strindberg (Gil Blas, 1er février 1895) – ne l’ont pas empêché de proclamer à trois reprises le « génie » de Camille Claudel, d’être élogieux pour Berthe Morisot, Éva Gonzalès, Georges de Peyrebrune, Séverine, Anna de Noailles et Colette, et surtout de faire de femmes ses porte-parole dans ses trois œuvres majeures : Clara dans Le Jardin des supplices (1899), Célestine dans Le Journal d’une femme de chambre (1900) et Germaine Lechat dans Les affaires sont les affaires (1903). Certes, la première est aussi une sado-masochiste, la seconde est fascinée par Joseph parce qu’elle voit en lui un violeur et assassin d’enfant, et la troisième fait preuve d’un absolutisme qui lui prépare des lendemains qui ne chanteront pas, ce qui rend leurs messages quelque peu ambigus. Reste que Clara débite des articles de Mirbeau dénonçant les atrocités coloniales, que Célestine est l’œil et la plume d’Octave pour nous dévoiler les coulisses du théâtre du monde et que Germaine exprime, sur le mariage et sur les affaires, des opinions très progressistes qui sont celles de son créateur et qui ont beaucoup choqué les critiques (tous mâles) de l’époque. Comme quoi le gynécophobe Mirbeau pourrait bien être doublé d’un « un bien misérable gynolâtre », comme il l’écrit plaisamment.

Et puis Mirbeau est un des tout premiers à avoir proclamé, dès 1890, le droit à l’avortement et à s’être battu pour que les femmes puissent disposer du contrôle de leur propre fécondité, combat féministe s’il en est ! Comme quoi les rancœurs de l’homme malheureux dans ses amours n’aveuglent pas complètement l’intellectuel engagé dans des combats éthiques.

Voir les notices Gynécophobie, Néo-malthusianisme, Strindberg et Le Journal d’une femme de chambre.

P. M.

 

Bibliographie : Emily Apter, « Sexological Decadence : The Gynophobic Visions of Octave Mirbeau », The Decadent Reader - Fiction, Fantasy, and Perversion from Fin-de-Siècle France , New York, Zone Books,  1998, pp. 962-978 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau : “gynécophobe” ou féministe ? », in Christine Bard (dir.), Un Siècle d’antiféminisme, Fayard, 1999, pp. 103-118 ; Pierre Michel, « Autobiographie, vengeance et démythification », préface de Mémoire pour un avocat,  Éditions du Boucher, 2006, pp. 3-15 ; Jean-Luc Planchais, « Gynophobia : le cas Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 190-196.

 

 

 

 

 


FETICHISME

Le fétichisme sexuel consiste à fixer son désir sur une partie du corps (cheveux, pied) ou sur un accessoire (chaussures, gants) et à parvenir à l’orgasme sans avoir besoin de faire l’amour avec la personne objet du désir. L’objet transitionnel, qui n’était qu’un moyen, est alors devenu une fin et se suffit à lui-même. Selon la vulgate freudienne, qui y voit une perversion sexuelle, l’origine du fétichisme sexuel serait à chercher du côté de l’angoisse de la castration : lorsque le petit garçon découvre par hasard que sa mère n’est pas dotée de pénis comme lui, il ferait un transfert sur un objet inanimé, qui serait une manière de substitut du phallus  manquant de la femme...

Dans le premier chapitre du Journal d’une femme de chambre (1900), un maître de la chambrière Célestine, M. Rabour (“à rebours” ?), se trouve être fétichiste, et, dans son adaptation cinématographique, Luis Buñuel a accordé une place de choix à cet épisode. Lors de sa première entrevue avec son nouveau maître, Célestine, qu’il a décidé d’appeler Marie, a la surprise de lui entendre dire : « “C'est moi qui les cirerai vos bottines, vos petites bottines, vos chères petites bottines... C'est moi qui les entretiendrai... Écoutez bien... Chaque soir, avant de vous coucher, vous porterez vos bottines dans ma chambre... vous les placerez près du lit, sur une petite table, et, tous les matins, en venant ouvrir mes fenêtres... vous les reprendrez.” [...] / Il s'agenouilla, baisa mes bottines, les pétrit de ses doigts fébriles et caresseurs, les délaça... Et, en les baisant, les pétrissant, les caressant, il disait d'une voix suppliante, d'une voix d'enfant qui pleure : / — Oh ! Marie... Marie... tes petites bottines... donne-les moi, tout de suite... tout de suite... tout de suite... Je les veux tout de suite... donne-les moi... /  [...] Des yeux de Monsieur, je ne voyais que deux petits globes blancs, striés de rouge. Et sa bouche était tout entière barbouillée d'une sorte de bave savonneuse... / Enfin, il emporta mes bottines et, durant deux heures, il s'enferma avec elles dans sa chambre... [...] / Quatre jours après, le matin, à l'heure habituelle, en allant ouvrir les fenêtres, je faillis m'évanouir d'horreur, dans la chambre... Monsieur était mort !... Étendu sur le dos, au milieu du lit, le corps presque entièrement nu, on sentait déjà en lui et sur lui la rigidité du cadavre. Il ne s'était point débattu. Sur les couvertures, nul désordre ; sur le drap, pas la moindre trace de lutte, de soubresaut, d'agonie, de mains crispées qui cherchent à étrangler la Mort... Et j'aurais cru qu'il dormait, si son visage n'eût été violet, violet affreusement, de ce violet sinistre qu'ont les aubergines. Spectacle terrifiant, qui, plus encore que ce visage, me secoua d'épouvante... Monsieur tenait, serrée dans ses dents, une de mes bottines, si durement serrée dans ses dents, qu'après d'inutiles et horribles efforts je fus obligée d'en couper le cuir, avec un rasoir, pour la leur arracher. » Pour Emily Apter, classiquement freudienne, les bottines de Célestine sont le signe du phallus maternel castré et M. Rabour, « agit entièrement dans le domaine du simulacre, engendrant une copie ou un succédané d’un phallus à la place d’un original qui n’a jamais existé ».

Au-delà de cet épisode célèbre, où il décède le caractère central de la castration et de la perte chez le romancier, Robert Ziegler généralise à toute l’œuvre de Mirbeau, où il étudie le thème de la perte et de la préservation : si, en tant qu’anarchiste, il insiste tant sur la réalité traumatisante de la castration et du deuil, qui est pour lui, à la différence du fétichiste, une source de créativité, c’est pour mieux faire ressentir le désordre de la réalité, dans l’espoir de pouvoir un jour faire table rase de tous les textes, dans une société utopique : « Alors qu’une bonne partie de son œuvre fictionnelle défétichise les objets culturels qui se substituent à une absence ressentie et la masquent, le dessein utopique de ses œuvres est la destruction de textes dont la disparition signifierait l’établissement d’une société saine et harmonieuse, guérie de la tyrannie, du militarisme, de l’inégalité, de la superstition et de la cupidité. »

P. M.

 

Bibliographie : Emily Apter, « Fétichisme et domesticité : Freud, Mirbeau et Buñuel », Poétique, n° 70, avril 1987, pp. 143-166, et Amer - Revue finissante, n° 2, mai 2008, pp. 59-75 ; Emily Apter, Feminizing the Fetish - Psychoanalysis and Narrative obsession in Turn-of-the-Century France, Cornell University Press, Ithaca, 1991, pp. 152-173, 192-209 et 244-249 ; Robert Ziegler, « Object loss, fetishism and creativity in Octave Mirbeau », Nineteenth Century French Literature, volume 27, n° 3-4, printemps-été 1999, pp. 402-414 ; Robert Ziegler, « Fetishist Art in Mirbeau’s Le Journal d’une femme de chambre », site Internet de la Société Octave Mirbeau, 2005 ; Robert Ziegler, « Fetish and Meaning : Le Journal d’une femme de chambre », in The Nothing Machine - The Fiction of Octave Mirbeau, Rodopi, Amsterdam – New York, 2007, pp. 133-148.


FILMOGRAPHIE

Mirbeau devant la caméra



1- Ceux de chez nous. Documentaire français de Sacha Guitry (1915) avec André Antoine, Sarah Bernhardt, Edgar Degas, Octave Mirbeau…

 

Mirbeau adapté au cinéma et à la télévision

 

1- Business is business. Film américain d’Otis Turner (1915), adapté des Affaires sont les affaires d’Octave Mirbeau. Scénario : F. McGrew Willis. Acteurs : Nat C. Goodwin (Isidore Lechat), Maud George (Madame Lechat), …

Film muet réalisé par Otis Turner (1862-1918), pour le compte de la Universal Film Manufacturing Company.



2- Дневник горничной (Dnevnik gornichnoi). Film russe de M. Martov (1916), réalisé au Studio Khokhlovkin.

Film muet, qui constitue une adaptation du Journal d'une femme de chambre.



3- Голгофа (Golgofa), Film russe de B. Tchaïkovski (1916), adapté du Calvaire d'Octave Mirbeau pour le studio Sgeo,



4- Die Frau im Schrank. Film allemand de Rudolf Biebrach 1927). Scénario : Bobby E. Lüthge, Octave Mirbeau. Acteurs : Rudolf Biebrach, Kaethe Consee, Willy Fritsch, …

Faute d’informations plus précises, il est impossible de savoir quelle est la part de Mirbeau dans cette réalisation.

 

5- Les Affaires sont les affaires. Film français de Jean Dreville (1942), adapté de la pièce d’Octave Mirbeau. Scénario : Léopold Marchand. Acteurs : Charles Vanel (Isidore Lechat), Robert Le Vigan (Phink), Renée Devillers (Germaine Lechat), Aimé Clariond (Le marquis de Porcellet), …

Pour ce film, Dreville reçoit le soutien de Sacha Guitry qui, non seulement autorise la reprise des quelques images de Mirbeau extraites de Ceux de chez nous, mais également prête le manuscrit autographe de la pièce.

Pour plus de détails, voir le commentaire de Philippe Chiffaud-Moliard.

 

6- The Diary of a chambermaid Film américain de Jean Renoir (1948), d’après Le Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau. Scénario : Burgess Meredith, André Lorde. Acteurs : Paulette Goddard (Celestine), Burgess Meredith (Capitaine Mauger), Hurd Hatfield (Monsieur Lanlaire), …

Pour plus de précisions : Voir la notice Renoir, Jean.

 

7- Les Amants. Adaptation télévisuelle de Claude Dagues (1963), d’après la pièce d’Octave Mirbeau. Actrice principale : Danièle Delorme.

 

8- Le Journal d’une femme de chambre. Film français de Luis Buñuel (1964), d’après le roman d’Octave Mirbeau. Scénario : Luis Buñuel,  Jean-Claude Carrière. Acteurs : Jeanne Moreau (Célestine), Michel Piccoli (Monsieur Monteil), Georges Géret (Joseph), …

Pour plus de précisions : Voir notice Buñuel, Luis.

 

9- Les Affaires sont les affaires. Adaptation télévisuelle française de Gilbert Pineau (1966), d’après la pièce d’Octave Mirbeau. Scénario : Gilbert Pineau. Acteurs : Henri Vilbert (Monsieur Lechat), René Fleur (le marquis de Ponceillet), Georges Claisse (Xavier Lechat), …

Adaptation réalisée pour la seconde chaîne de l’ORTF.

 

10- Celestine, bonne à tout faire. Film français de Jesus Frano (1974), d’après Le Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau. Scénario : Jesus Franco, Nicole Guettard. Acteurs : Lina Romay (Célestine), Olivier Mathot (le comte), Howard Vernon (le vieux comte), …

Comédie grivoise qui dénature totalement le chef-d’œuvre de Mirbeau. Pour plus de précisions : Celestine bonne à tout faire.

 

11- Le Jardin des supplices. Film français de Christian Gion (1976), d’après le roman d’Octave Mirbeau. Scénario : Pascal Lainé. Acteurs : Roger Van Hool (Antoine Durieux), Jacqueline Kerry (Clara Greenhill), Isabelle Lacamp (Annie), …

Médiocre –pour ne pas dire plus- adaptation de Christian Gion dans laquelle Jean-Claude Carrière lui-même s’est fourvoyé.



12- El abuelo, la condesa y Escarlata la traviesa. Film espagnol de Jesus Franco (1992), très librement adapté du Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau. Scénario : Jesus Franco. Acteurs : Roberto Bartual, Jesus Franco, Augustin Gil, …



13- O négatif. Court métrage français de 8 minutes, en super16mm de Charles Messsaoudi et Sabrina Guilerm (2006), adapté d'une nouvelle La Bague d'Octave Mirbeau. Acteurs : Claude Cottineau (Monsieur Von Bruegel), Laurent Cailleton (le chimiste), Anna Lepley (Boule de neige), Yves Rouault (le notaire).

 

14- Boucherie. Film français en Betacam de Bernard Douzenel (2008), d'après deux nouvelles d’Octave Mirbeau. Scénario : Bernard Douzenel. Acteurs : Bernard Douzenel, Joël Dufrenes, Pascal Roumazeilles, …



15- Un gentilhomme. Adaptation télévisuelle de Laurent Heynemann (2010), d’après le roman inachevé d’Octave Mirbeau. Scénario : Jean Cosmos et Laurent Heynemann. Acteurs : Daniel Russo (Le marquis d’Amblezy), Yannick Renier (Charles Varnat), Philippe Uchan (Lerible), Christophe Vandevelde (Victor), …

Adaptation réalisée dans le cadre de la série « Au siècle de Maupassant : contes et nouvelles du XIXe siècle ».

Y.L.


Bibliographie : Philippe Chiffaut-Moliard, « Les affaires sont les affaires (1942), de Jean Dréville », site Internet de Ciné Studies, 20 janvier 2004 ; Catherine Dousteyssier-Khoze,   « Le(s) Jardin(s) des supplices : du roman au film », in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Actes du colloque Mirbeau de Cerisy-la-Salle, Presses de l’Université de Caen, 2007 ; Yannick Lemarié, « Mirbeau et le cinéma, Le Journal d’une femme de chambre de Renoir », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, pp. 374-384 ; Jean-François Nivet, « Rencontre avec Jean-Claude Carrière, L’adaptation du Journal d’une femme de chambre », Cahiers Octave Mirbeau,  n° 2, 1995, pp. 238-244 ; Katalin Pór, «  Perversions et crises de la société dans Le Journal d'une femme de chambre », Actes du colloque Mirbeau de Cerisy-la-Salle, Presses de l’Université de Caen, 2007, pp. 171-184 ; Charles Tesson, « Jean Renoir et Luis Buñuel - Autour du Journal d'une femme de chambre », in Nouvelles approches de Jean Renoir, Université de Montpellier III, 1995, pp. 39-61 ; Francis Vanoye, « Trois femmes de chambre (note sur deux adaptations du Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau) », Actes du colloque de Nanterre, Relecture des “petits” naturalistes, Université Paris X, octobre 2000, pp. 451-455 ; Elizabeth Ann Vitanza, « Lost in translation : Diary of a chambermaid (1945-1946) », in Rewriting the rules of the games : Jean Renoir in America, 1941-1947, Ph. D Thesis, UCLA, Los Angeles, 2007, chapitre IV.

 

 





FINALISME

Le finalisme consiste à penser que, dans l’univers, tout correspond à une fin dans l’esprit d’un dieu créateur et organisateur de l’univers, ce que les nouveaux finalistes d’outre-Atlantique appellent aujourd’hui the intelligent design. Mais si on élimine le grand architecte et son dessein intelligent, si on ne voit plus dans l’univers que des lois immuables découlant de la nature des choses, si la Providence laisse place au hasard et le cosmos au chaos, alors le finalisme n’apparaît plus que comme une dérisoire mystification visant à justifier un ordre naturel et un ordre social également injustifiables. Mirbeau s’emploie donc à mettre en lumière la fondamentale absurdité de cette croyance en un ordre supérieur, que dément à tout instant le monde tel qu’il va. Pour lui, dans cet univers qui est un « crime » sans criminel, rien n’a de sens, rien ne rime à rien, et c’est donc une « grande folie que de chercher une raison aux choses » qui n’en ont aucune. Il trouve des formules à la Voltaire pour tourner les nouveaux Pangloss en ridicule : « Si Dieu existait, comme le croit vraiment cet étrange animal d'Edison qui s'imagine l'avoir découvert dans le pôle négatif, pourquoi les hommes auraient-ils d'inallaitables mamelles ? Pourquoi, dans la nature, y aurait-il des vipères et des limaces ? Pourquoi des critiques dans la littérature ?... » (« ? », L'Écho de Paris, 25 août 1890).

Mais, chassé par la porte, le finalisme peut très bien se réintroduire par la fenêtre de la littérature, et notamment par celle du roman de type balzacien, où tous les événements sont organisés en vue d’une fin, qui n’est autre, évidemment, que celle du romancier, créateur qui règne en maître sur sa création. Pour éviter ce risque de produire à son tour des romans bien composés, rigoureusement structurés en fonction de finalités pré-établies, et qui, volens nolens, auraient un arrière-goût de finalisme laïcisé, Mirbeau a eu de plus en plus tendance à déconstruire le genre romanesque en recourant notamment au collage, au recyclage et à la fragmentation.

Voir aussi les notices Athéisme, Matérialisme, Lucidité, Pessimisme, Enfer, Collage, Recyclage, Fragmentation et Roman.

P. M.


FLEURS

Le goût de la culture des fleurs s’est considérablement développé dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le mouvement s’accélère à la Belle Époque : les sociétés horticoles se multiplient, les expositions et concours de fleurs sont nombreux ; sous l’impulsion des nouvelles techniques de communication maritime et terrestre, le marché des fleurs se mondialise progressivement. De plus en plus, de grands pépiniéristes élargissent leur offre grâce à la maîtrise des techniques d’hybridation des plantes avec un catalogue affriolant, les revues d’horticulture deviennent accessibles… Dans l’éditorial du premier numéro du Journal d’horticulture créé en 1887 et publié par la Maison Godefroy-Lebeuf, revue à laquelle Mirbeau se fera un plaisir de collaborer, on peut lire : « Jamais à aucune époque le goût des fleurs, des plantes n’a été aussi général : elles président à toutes les cérémonies, elles sont de toutes nos fêtes, leur consommation a centuplé depuis vingt ans et leur culture industrielle est devenue une source de profits pour bien des régions autrefois déshéritées. »

Comme son ami Monet, Mirbeau aime les fleurs « d’une passion presque monomaniaque » (« Le Concombre fugitif »). C’est ce qui frappe les journalistes et les écrivains qui vont à leur rencontre dans leurs jardins : ils sont fous de peinture et de jardinage, avec une addiction plus marquée pour les fleurs.  Mais, ce n’est pas au hasard de la lecture des catalogues de fleurs qu’ils choisissent leurs variétés pour leur jardin, pas plus qu’ils ne peignent ou ne dépeignent leurs fleurs de façon improvisée : sans avoir besoin d’apprendre la loi des couleurs et des contrastes élaborée par le chimiste angevin Chevreul à l’adresse des jardiniers et des peintres, ou de consulter les manuels pratiques sur des mix-borders de Gertrude Jekill, en artistes, ils  choisissent chaque plante en fonction de l’harmonie des couleurs recherchée dans leur composition florale et en fonction des saisons. Ils tiennent  compte aussi des conseils pratiques de culture donnés de vive voix par les horticulteurs. Pour cela ils savent, avec leur ami Caillebotte, s’attirer les meilleurs spécialistes : Alexandre Godefroy-Lebeuf, Bory Latour-Marliac, Victor Lemoine, Charles de Vilmorin, GeorgesTruffaut,… et échanger les meilleures adresses de pépiniéristes étrangers ainsi que des plantes rares pour compléter leurs collections : « Je pars chercher des bégonias que Godefroy-Lebeuf m’envoie. Il paraît qu’il sont apprêtés pour fleurir comme ceux que nous avons vus à l’exposition », écrit Mirbeau à son ami Monet. « J’espère que vous allez bientôt venir, tous. Et puis, arrangez donc une journée chez Caillebotte avec Godefroy. Il me plaît ce Godefroy. Il va falloir que je m’enquière d’un tas de choses. Je viens de voir, dans un catalogue japonais qu’il m’a envoyé, qu’il y avait des lis noirs… Hé hé !... Il faudra nous payer cela. Allons, allons, ça va bien » (lettre à Monet, juin 1892). Cette folie des plantes, ajoutée aux salaires des jardiniers, pèse très lourd dans leur budget, particulièrement dans celui de Monet qui ne cesse d’acquérir de nouvelles plantes florales depuis son installation à Giverny jusqu’à sa mort (1883-1926), et des wagons entiers de terre horticole.

Les fleurs sont, pour Mirbeau, des « amies fidèles et sincères et violentes ». Il n’aime pas les plantes « bêtes », tels le bégonia et la balsamine  – bien qu’il en ait dans son jardin).Les plantes en alignement dans des jardins symétriques ou les plantes bourgeoisement asservies lui sont insupportables ! Il ressent le besoin d’une anarchie discrètement orchestrée dans son jardin pour produire l’effet  recherché d’une harmonie naturelle et irrégulière, comme celle qu’il décrit dans Le Jardin des supplices : « L’emplacement de chaque végétal avait été, au contraire, laborieusement étudié et choisi, soit pour que les couleurs et les formes se complétassent, se fissent mieux valoir l’une par l’autre, soit pour ménager des plans, des fuites aériennes, des perspectives florales et multiplier les sensations en combinant les décors. »  Cet effet correspond en partie à l’expression  Shawaradgii, que William Temple décrit en 1692 dans son ouvrage  Upon the gardens of Epicurus, Essay on Garden’s arts.

Outre l’effet esthétique, Octave Mirbeau cultive une sincère passion botanique qui ne manque pas d’impressionner, voire de provoquer ses visiteurs. Jules Huret, qui prépare une enquête sur les écrivains de son époque, est gratifié, quelques jours après son inoubliable visite aux Damps, d’une généreuse liste de fleurs à acheter et à mémoriser grâce à des associations mnémoniques ; Goncourt reçoit une liste de pépiniéristes étrangers ; Robert de Montesquiou se voit promettre une hybridation de delphinium qu’il désignera en son honneur ; Marguerite Audoux, ne pouvant mémoriser les noms latins, se voit soupçonnée de ne pas aimer les fleurs…

Les fleurs de Mirbeau sont également facétieuses, tout comme les jardiniers qui sont, selon lui, des gens parfois excessifs et exubérants. Tel Hortus qui joue du Wagner pour accélérer la formation des fleurs d’hibiscus, ou encore le faux embryologiste du Jardin des supplices, qui ne voit dans les cocotiers que des « arbres à cocottes ». L’humour floral, bien en phase avec celui de son ami Alphonse Allais (mise en dérision des croyances aveugles en la science, cynisme, dérision), tout en se faisant l’écho de sa poétique exubérance florale (par exemple, la description du jardin de Monet au fil des saisons fleuries, L’Art dans les deux mondes, 7 mars 1891), sert souvent de transition vers l’utilisation métaphorique des fleurs : ainsi Clara est-elle belle comme une fleur. Mirbeau compare la beauté de la femme à celle des fleurs. Or celles-ci se développent  à partir de la décomposition organique (la divine pourriture), et, dans leur phase de croissance, luttent sans merci pour leur survie (les fleurs sont belles et violentes), tout comme la beauté de la femme peut être un danger, dans la mesure où elle représente une séduction dolosive, piège dans lequel le narrateur du Jardin n’a pas manqué de tomber. Pas plus que l’espèce humaine, les fleurs n’échappent à la loi de l’évolution des espèces décrite par Darwin, ni à l’éternelle loi du meurtre. Dans Le Jardin des supplices, il est possible d’analyser l’exubérance florale qui côtoie les supplices chinois  comme un exutoire à son propre enfer conjugal et comme l’expression à peine masquée de sa gynécophobie. On ne saurait toutefois réduire la représentation mirbellienne des fleurs uniquement à sa relation douloureuse à la femme.  

En son jardin, les fleurs sont  aussi ses fidèles confidentes et  elles contribuent à tisser des liens indéfectibles avec ses amis les plus chers.

J. C.

 

Bibliographie : Emily Apter, « The Garden of scopic perversion from Monet to Mirbeau », October, n° 47, hiver 1988, pp. 91-116 Christian Limousin, « Monet au jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 256-278 ; Claire Margat, « Ensauvager nos jardins », in Les Carnets du paysage, été 2003, pp. 27-45 ; Claudine Mitchell, « Fleurs de sang : les dessins de Rodin pour Mirbeau », in Rodin – Les figures d’Éros, Éditions du Musée Rodin, 2006, pp. 87-119 ; Elena Real, « El espacio fantasmático del jardín en El Jardín de los suplicios de Octave Mirbeau », in Actes du colloque de Lleida Jardines secretos : estudios en torno al sueño erótico, Edicions de la Universitat de Lleida, 2008, pp. 191-206.

 

 

 

 

 


FOLIE

Mirbeau s’est intéressé à la fois à la condition sociale des fous et au concept même de folie, ce qui nous oblige à repenser notre conception de la raison et de la sagesse.

 

Les asiles de fous : « des maisons de torture »

 

En tant que défenseur des plus misérables parmi les hommes, Mirbeau n’a pu que s’indigner du sort infligé aux fous, ou supposés tels, dans les asiles, et ce avant même qu’Élie Faure ne lui propose de lui servir de guide, en 1905. À plusieurs reprises, il les évoque sous les couleurs les plus noires, comme un lieu de souffrances, voire de tortures, par exemple dans « C’est tout à fait la campagne »  (Le Journal, 5 avril 1896) :   « De là, on découvre tout le tragique paysage de murs noirs, de fenêtres louches, de jours grillés, de verdures grisâtres, tout ce paysage d’effroi social, de lamentations et de tortures, dans lequel on sent une pauvre humanité enchaînée souffrir, râler, mourir… ». Ou dans Les 21 jours d’un neurasthénique, chapitre III, où. l’asile apparaît comme « de la pierre triste, épaisse, étouffante, percée çà et là de petits carrés vitreux, barrés de fer, et derrière laquelle l’on sentait de la souffrance, de la damnation et de la mort » : « La cour est fermée, quadrangulairement, par de hauts bâtiments noirs, percés de fenêtres qui semblent, elles aussi, vous regarder avec des regards fous. Aucune échappée sur de la liberté et de la joie; toujours le même carré de ciel vide. Et l’on entend un sourd lamento de cris étouffés, de hurlements bâillonnés venant on ne sait de quelles chambres de torture, on ne sait de quelles invisibles tombes et de quelles limbes lointaines… » Les séquestrés y sont comme des morts en sursis : « Quelques fous se promènent sous les arbres, tristes ou hagards ; quelques fous sont assis sur des bancs, immobiles et têtus. Contre les murs, dans les angles, quelques fous sont prostrés. Il y en a qui gémissent ; il y en a qui sont plus silencieux, plus insensibles, plus morts que des cadavres » (ibid.).

Dans « L’Enfermé » (Le Journal, 9 octobre 1898), Mirbeau traite du cas tragique d’un praticien de Rodin, Jean-Alexandre Pezieux, trouvé mort, dans des conditions plus que suspectes, dans une maison de repos d’Épinay où il était entré pour soigner une dépression.  Au-delà de ce cas particulier, il s’interroge : « Comment se fait-il qu’on puisse, en ce temps, sur une simple ordonnance de médecin, enfermer un tas de gens qui ne sont pas plus fous que vous et moi ? Comment, une fois entrés là, n’en peuvent-ils jamais sortir ? Et pourquoi la Justice ne veut-elle jamais mettre son nez dans tous ces drames horribles qui, chaque jour s’accomplissent entre les murs de tous ces établissements, où le crime est si visiblement encouragé et protégé  » et « qui sont, la plupart, des maisons de mystère et des maisons de torture » ?  Réponse d’un juriste qu’il interroge : « Ces maisons sont autant de petites bastilles où les “honnêtes gens”, sans être inquiétés par les gendarmes, peuvent .supprimer ceux qui les gênent »...

 

Sagesse et folie

 

Nombreux dans les contes de Mirbeau, les “fous” apparaissent toujours comme des êtres inoffensifs, rêveurs et douloureux, tel ce Jean Loqueteux qui se croyait naïvement millionnaire et qui, « dans sa nouvelle carrière de fou – de fou officiel –, se montra infiniment doux, serviable, utile et sensé » : « Séquestré d'abord dans le quartier des fous tranquilles, après deux années d'observation pendant lesquelles nulle crise de démence dangereuse ne se manifesta en lui, on le laissa, pour ainsi dire, libre ; j'entends qu'on en fit une sorte de domestique et qu'on l'accabla de travaux de toute sorte. On l'employait même, parfois, au dehors, à des besognes délicates, auxquelles s'attachait de la responsabilité morale, et il s'en acquittait au mieux, avec intelligence et probité. » (« Les Millions de Jean Loqueteux » Le Journal, 26 décembre 1897). Il s’agit, en l’occurrence, d’un “vrai” fou, s’il convient de qualifier ainsi des individus qui confondent trop souvent la réalité objective et les produits de leur imagination détraquée. Cela ne l’empêche pourtant pas d’être, non seulement inoffensif, mais aussi serviable et honnête, et par conséquent bon à exploiter, aux yeux des gens censés le soigner, de sorte que le lecteur est en droit de se demander si ce ne sont pas plutôt les gestionnaires de l’asile qu’il conviendrait d’enfermer... Lorsque le narrateur des 21 jours visite un asile, il note que les malades « n’ont pas l’air plus fous que les autres » et que « ça ressemble à la Chambre des députés, avec plus de pittoresque ». L’un d’eux, avec qui il cause, ne lui paraît « pas plus fou – il l’est peut-être moins, qui sait ? – que les autres poètes, les poètes en liberté qui prétendent avoir des jardins dans leur âme, des avenues dans leur intellect, qui comparent les chevelures de leurs chimériques maîtresses à des mâtures de navires … et qu’on décore, et auxquels on élève des statues… » (Les 21 jours, loc. cit.).

Si ces fous « officiels » sont tenus soigneusement à l’écart des individus normalisés, c’est pour ne pas risquer de les contaminer. Ils pourraient, par exemple, poser, comme les enfants, des questions gênantes, auxquelles la société serait bien en peine de répondre. Aussi   la tendance est-elle forte de considérer comme fous tous les individus originaux qui, par leur comportement en dehors des normes, sont perçus comme des dangers pour l’ordre en place. A fortiori ceux qui contestent les fondements mêmes de cet ordre social, présenté comme “naturel” ou “normal”, bien qu’il soit visiblement pathogène. Même si tous ne sont pas séquestrés comme Pézieux ou Camille Claudel, le qualificatif de « fous » dont on les affuble contribue à les discréditer aux yeux des gens dits “normaux”, histoire de désamorcer la bombe qu’ils représentent. On comprend dès lors que ces prétendus fous présentent un intérêt éminent, pour le projet littéraire de Mirbeau, car ils sont potentiellement subversifs par le regard qu’ils jettent, et qu’ils nous obligent à jeter à notre tour, sur les hommes et sur la société.

Mais Mirbeau va plus loin encore, en affirmant que ceux qui passent pour fous aux yeux du criminologue italien Cesare Lombroso – et de sa caricature, le docteur Triceps, au chapitre XIX des 21 jours –, ce sont en réalité les grands génies du passé et du présent, les Molière, Pascal, Tolstoï, Zola, Van Gogh, ceux-là mêmes qui nous apportent les lumières qui nous manquent si cruellement. Mirbeau consacre à Tolstoï un article précisément intitulé  « Un fou » (Le Gaulois, 2 juillet 1886). Pourquoi le romancier russe passe-t-il pour fou ? Parce qu’il a choisi de renoncer au luxe, de vivre pauvrement comme un simple paysan, d'évangéliser les prostituées, d'alphabétiser les moujiks et « de faire comprendre que la guerre était une barbarie » et « la justice humaine une monstruosité » : « Dès qu’un homme, supérieur à son temps, combat par la littérature, par l’art, par la philosophie, par la science sociale, les routines stérilisantes de la convention, alors c'est un farceur ou un fou. [...] Pour être jugé comme de bon sens, il est nécessaire de ne pas dépasser la moyenne d’une agréable inintelligence bourgeoise, de ne point heurter de front les superstitions et de vivre heureux, soumis, optimiste, complaisant, au milieu de l’universelle sottise et de l’ignorance universelle ; pour que vos idées aient quelque chance de plaire et d’être admises comme possibles et fécondes, il faut penser ce que tout le monde pense, c’est-à-dire ne penser à rien ; écrire ce que tout le monde écrit, c’est-à-dire des banalités et des bêtises ; faire ce que tout le monde fait, c’est-à-dire du mal. » Et Mirbeau de conclure : « Comme on regrette qu’il n’y ait pas plus de fous sur la terre, et comme on voudrait surtout qu’il y eût moins de sages ! »

On serait tenté d’en conclure qu’il suffit d’inverser les habituels jugements des imbéciles qui déterminent la fatidique moyenne : les vrais sages seraient ceux qui passent pour fous, et les individus bien normalisés seraient les vrais fous. La tentation existe chez lui, par exemple quand, lors du suicide de Syveton, il répond au reporter : « Lorsqu'on étudie un homme, il ne faut pas de logique. Voyez Dostoïevski, un des plus grands écrivains que je sache, il a vu tous les hommes comme des fous. Il avait raison. [...] Toujours, partout, les preuves abondent que l'homme a plus d'aptitude à la folie qu'à la raison » (interview sur l’affaire Syveton, L'Aurore, 10 janvier 1905). Et de fait Les 21 jours nous présente un pays qui semble pris de folie. Pourtant Mirbeau ne cède généralement pas à cette tentation manichéenne et entretient une dérangeante ambiguïté. Car nombre des personnages étiquetés fous par les médecins le sont effectivement, si l’on en juge par leur comportement, et ne sauraient donc constituer un modèle alternatif : par exemple le fou qui se plaint qu’on lui ait volé son nom, ou Jean Loqueteux qui trimballe ses millions fictifs, ou encore le père Pamphile, qui mendie pendant des décennies sur toutes les routes d’Europe dans l’absurde espoir de reconstituer l’ordre des Trinitaires pour pouvoir continuer à  racheter les captifs des Barbaresques (L’Abbé Jules, I, 3). Fort troublant est ce cas : car il s’avère que ce fou de Pamphile, sans s’en douter, est parvenu à un total détachement, qui est le comble de la sagesse pour Mirbeau ! Où est alors la sagesse, où commence la folie ? La frontière est bien difficile à déterminer, et le cas de l’abbé Jules ne fait que renforcer notre incertitude : s’il est diabolisé par le regard des autres, c’est à cause de sa saine révolte contre les idéaux et les institutions homicides de la société et par fidélité à l'être naturel et « gonflé de vie » qu'il eût aimé préserver en lui ; mais, en même temps, il a un comportement incohérent et tient bien souvent des propos qui ne sont que de la bouillie. Peut-il servir de boussole à qui que ce soit ? Le lecteur se voit alors contraint de remettre en question les concepts mêmes de raison et de folie, puisque ce qu'il est convenu d'appeler “la raison” se révèle inapte à comprendre et à diriger le comportement des hommes. 

Contester la primauté de la raison, comme le fait Mirbeau, c'est du même coup remettre radicalement en cause le bien-fondé de la société, de ses institutions, de ses valeurs et de ses idéaux, que l'on nous présente toujours – abusivement – comme conformes à la raison, afin de mieux nous mystifier et de nous les faire accepter sans discussion.

Voir aussi les notices Lombroso, Marginalité, L’Abbé Jules et Les 21 jours d’un neurasthénique.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel,  « Mirbeau et la raison », Cahiers Octave Mirbeau, Angers, n° 6, 1999, pp. 4-31 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau critico di Lombroso », Actes du colloque Cesare Lombroso de Gênes, septembre 2004 ; Pierre Michel, « Mirbeau et Lombroso », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 232-246 ; Octave Mirbeau, Les 21 jours d’un neurasthénique, Fasquelle, 1901.

 

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FOULE

Lecteur de Gabriel Tarde et de Gustave Le Bon (La Psychologie des foules, 1895), Mirbeau accorde au phénomène collectif de la foule une place non négligeable dans son œuvre, aussi bien dans des romans tels que Sébastien Roch (1890) ou Dingo (1913) que dans une pièce comme Les Mauvais bergers (1897) ou des contes ou dialogues explicitement consacrés à ce sujet : dans « L’Âme de la foule » (Le Journal, 1er juillet 1894), une foule moutonnière applaudit stupidement une voiture où ne passe certainement pas le nouveau président Casimir-Périer, élu pour succéder à Sadi Carnot ; dans « Paysage de foule » (Le Journal, 30 décembre 1894),une foule pousse des « clameurs de mort » et, sans autre forme de procès, accuse et fait arrêter comme assassin un paisible bourgeois dont la sœur vient de se fendre le crâne accidentellement et qui sort tout hébété de chez lui pour appeler au secours ; dans un second « Paysage de foule » (Le Journal, 30 décembre 1900), c’est une dame élégante qui se fait insulter et houspiller par une foule en colère parce qu’elle refuse de porter plainte contre un pauvre hère qui vient de lui piquer son sac à main : « Ce fut une explosion dans la foule... La colère, l'indignation qui s'étaient portées sur le mendiant, se reportèrent sur la dame... Des outrages orduriers se précisèrent... des menaces ignobles se dessinèrent... Durant quelques secondes, elle eut à subir quelque chose de hideux, comme le viol de toute sa personne par cette foule frénétique... Un gamin, la bouche tordue d'insultes, se précipita à la bride des chevaux. [...] Vous êtes des sauvages !... s'écria la dame. »

Mirbeau donne toujours de la foule une image fort négative. Les deux traits essentiels qui s’en dégagent sont le grégarisme et la cruauté.

* Mal informées et dépourvues de tout esprit critique, les foules sont moutonnières et toujours prêtes à suivre celui qui parle le plus fort, ou qui a le plus d’autorité, ou qui sait leur parler le langage qui correspond le mieux à leurs pulsions du moment. Elles sont par conséquent capricieuses et versatiles, comme on le voit à l’acte IV des Mauvais bergers, où Madeleine réussit à retourner les grévistes prêts à faire un mauvais sort à leur ancien meneur, Jean Roule. Elles sont aussi, par voie de conséquence, aisément manipulables par les « mauvais bergers » de toute obédience, comme Mirbeau en a fait la triste expérience au cours de l’affaire Dreyfus, où il a stigmatisé la responsabilité de la presse de désinformation, qui véhiculait auprès des larges masses les mensonges du haut État-Major. Il s’avère en effet que le patriotisme, ou supposé tel, constitue un excellent levier, entre les mains des démagogues de tout poil, pour mettre dangereusement en branle les masses amorphes, comme Mirbeau le déplore dans sa préface du Calvaire : « Au jour des fêtes nationales, des deuils publics, des événements qui jettent les foules dans les rues, on tremble que le patriotisme ne fasse une de ces frasques dangereuses qui peuvent amener d'irréparables malheurs ». Son porte-parole Sébastien Roch, du roman homonyme de 1890, en fait aussi l’expérience, lors de la déclaration de guerre, en 1870 :  « J'ai remarqué que le sentiments patriotique est, de tous les sentiments qui agitent les foules, le plus irraisonné et le plus grossier : cela finit toujours par des gens saouls... » Regardant « la foule grossi[r], poussée là par un même instinct sauvage », il la juge « absolument hideuse » : « Jamais encore, il me semble, je n'ai si bien compris l'irréductible stupidité de ce troupeau humain, l'impuissance de ces êtres passifs à sentir les beautés naturelles. Pour les faire sortir de leurs trous, pour amener sur leurs visages ces épais sourires de brutes ataviques, il leur faut la promesse des spectacles barbares, des plaisirs dégradants qui ne s'adressent qu'à ce qu'il y a de plus bas, de plus esclave en eux. » Le pire, pour lui, c’est de découvrir que l’être pensant lui-même risque de se laisser contaminer et entraîner, malgré lui, par cette foule prête à se laisser mener à toutes les aventures et à tous les massacres : « Un sentiment, plus fort que ma volonté, s'empare de moi, malgré moi, qui n'est ni de l'orgueil, ni de l'admiration, ni un élan quelconque vers l'idée de la patrie ; c'est une sorte d'héroïsme latent et vague, par lequel ce qu'il y a dans mon être de bestial et de sauvage, se réveille au bruit de ces armes ; c'est le retour instantané à la bête de combat, à l'homme des massacres d'où je descends . Et je suis pareil à cette foule que je méprise. Son âme, qui me fait horreur, est en moi, avec ses brutalités, son adoration de la force et du meurtre.» (Sébastien Roch, II, 2).

* Car les foules sont également cruelles et semblent bien obéir à des pulsions de mort : elles sont toujours prêtes à lyncher ceux qu’on leur désigne comme des criminels, ou comme des ennemis,  ou comme des êtres dangereux, ou simplement ceux qui sont différents de la majorité de leurs congénères. Cette cruauté, qui a souvent des allures de vengeance, est sans doute en partie instinctive (cet  « instinct sauvage » dont parle Sébastien Roch), parce que la « loi du meurtre » conditionne tous les êtres vivants, d’après Mirbeau, qui note par exemple que, si la foule est toujours prête à « écharper un innocent », c’est parce que « l’homme est ainsi fait que le moindre cri, mal entendu, le moindre geste, mal interprété, réveillent en lui tous les abominables instincts du chasseur qu’il a été. À deux cent mille ans de distance, pour avoir vu le mouvement d’une fuite, pour avoir flairé l’odeur d’une proie, il se retrouve la même brute féroce qui ne connaît plus qu’une loi, celle du meurtre » (« La Police et la presse », Le Gaulois, 15 janvier 1896). Mais cette pulsion homicide s’explique certainement aussi par les conditions sociales infligées au plus grand nombre par une société profondément inégalitaire et oppressive : la misère, les frustrations et les humiliations quotidiennes ne peuvent qu’inciter nombre de démunis à se défouler sur de pratiques boucs-émissaires. La guerre, civile ou étrangère, peut constituer alors un excellent défoulement collectif.

P. M.

 

Bibliographie : Claude Herzfeld, « La Foule, figure mythique, selon Octave Mirbeau », in La Foule : Mythes et figures, de la Révolution à aujourd’hui, Presses .Universitaires. de Rennes, 2004, pp. 77-93.

 

 

 

 


FRAGMENTATION

La fragmentation est un des moyens mis en œuvre par Octave Mirbeau dans sa tentative de renouvellement du genre romanesque, en même temps qu’elle lui permet de réutiliser des textes déjà publiés sous une autre forme et sous un autre titre. Elle consiste à décomposer un ensemble, préexistant ou en devenir, roman ou longue nouvelle, plus rarement pièce de théâtre, en éléments simples, publiés indépendamment les uns des autres. C’est ainsi que plusieurs extraits du futur Jardin des supplices ont paru dans Le Journal sous le titre symptomatique de « Fragments », le 3 avril 1898, puis le 1er mai, le 8 mai, le 5 juin, le 12 juin et le 19 juin suivants. De même  deux chapitres du Journal d’une femme de chambre paraissent dans Le Journal, les 7 et 17 janvier 1900, sous le titre de « Petite ville », sans qu’il soit précisé qu’ils sont extraits d’un roman à paraître. Il en va de même de la première mouture des deux premières scènes de Les affaires sont les affaires, qui sont pré-publiées, toujours dans Le Journal, le 12 novembre et le 19 novembre 1899, sous le titre de « Scènes de la vie de famille », sans indication de destination à venir – mais la mère, future Mme Lechat, est alors nommée Mme Naturel. Le cas de Dans le ciel  est quelque peu différent : il s’agit d’un roman paru en feuilleton dans L'Écho de Paris du 20 septembre 1892 au 2 mai 1893 et que le romancier n’a pas publié en volume. Il en réutilise donc sans vergogne des chapitres entiers dans les « Souvenirs d’un pauvre diable », feuilleton qui paraît dans Le Journal du 28 juillet au 1er septembre 1895, puis dans « Kariste parle » (Le Journal, 25 avril et 2 mai 1897).

Bien sûr, on ne saurait négliger l’explication la plus évidente de cette pratique de recyclage : la réutilisation de textes anciens garantit des piges élevées sans le moindre effort. Financièrement, le journaliste y trouve largement son compte ; psychologiquement, il est libéré de l’angoisse du chroniqueur qui doit chaque semaine trouver un sujet nouveau, et pour Mirbeau, qui est si durablement dégoûté de toutes ses tâches alimentaires, le gain n’est pas mince. Mais le recours à la fragmentation ne s’en inscrit pas moins dans le cadre d’une remise en cause du genre romanesque tel qu’il triomphe au dix-neuvième siècle, avec sa prétention à enfermer des pans entiers de la vie dans un récit bien structuré, où tout se tient et où tout obéit à une fin, celle du romancier qui tire les ficelles et joue le rôle d’un dieu créateur au milieu de sa création. Athée et matérialiste, Mirbeau souhaite rompre avec le finalisme mensonger inhérent à cette conception du roman. La fragmentation lui en offre l’occasion, avec un avantage supplémentaire : celui d’élargir considérablement son lectorat en offrant aux deux millions de lecteurs du Journal des textes qui, insérés dans un volume à paraître, n’en toucheront qu’un nombre largement inférieur.

Mais ce qui, sans doute, l’intéresse au premier chef, c’est que l’approche que va avoir le lecteur du journal va être extrêmement différente de celle du lecteur du roman. En découvrant un simple « fragment » dont il ignore les tenants et les aboutissants, il n’a d’autre choix que de le juger en lui-même, indépendamment des chapitres qui, dans le roman publié, précèdent et suivent le fragment, et sans être tenu de s’intéresser au passé ou au devenir des personnages. Il est ainsi plongé in medias res et peut jeter sur le texte un regard neuf, qui n’a pas été conditionné par toutes les impressions produites par les chapitres précédents. Le prix à payer, pour cette virginité du regard, c’est la brièveté de l’effet produit : en effet, la lecture du journal ne nécessite qu’un temps restreint et, sans transition, le lecteur, passant du coq à l’âne, va enchaîner avec d’autres articles sans le moindre rapport. L’image du monde qui en ressort va être éclatée et sans cohérence. Mais cela ne saurait évidemment choquer un romancier bien convaincu que rien n’a de sens dans un univers dépourvu de toute transcendance.

Le procédé de la fragmentation a été mis en œuvre par une des plus vives et plus durables admirations de Mirbeau : Auguste Rodin. C’est ainsi que l’illustre statuaire a en partie démembré sa Porte de l’Enfer – dont Mirbeau nous a laissé la seule description complète, dans son article « Auguste Rodin » du 18 février 1885 – pour en extraire des morceaux qui, exposés indépendamment de l’ensemble, donnent forcément une impression fort différente. C’est le cas, notamment, du célébrissime Baiser. Le romancier et le sculpteur ont parallèlement entrepris des recherches comparables, chacun dans son domaine.



P. M

 

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FUMIER

D’un matériau l’autre, la valeur et l’imaginaire attachés à la substance connaissent chez Mirbeau des évolutions sensibles. De la boue génératrice de dégoût et d’angoisse, au fumier, source de fécondité et d’émerveillement littéraire, toute une représentation symbolique se trouve modifiée. « Toute matière molle est exposée à d’étranges renversements de valeur », note Bachelard. La sensibilité écologiste de Mirbeau n’est pas à exclure dans cette valorisation du fumier qui parcourt l’oeuvre, comme en témoigne par exemple la correspondance avec Monet. En outre, si Mirbeau n’assimile pas, comme il le fait de la boue, fumier et analité, c’est qu’une définition de l’art est en jeu, qui s’enrichit et se précise par le biais de cette thématique du fumier.

Ce qui intéresse la critique et l’amateur de Mirbeau, c’est avant tout la grande souplesse polysémique du terme et de son emploi métaphorique. Il est ainsi requis dans le discours social, quand il s’agit de vilipender les excès des possédants et des maîtres. Les pauvres sont en effet selon Célestine cet « engrais humain où poussent les moissons de vie, les moissons de joie que récoltent les riches, et dont ils mésusent si cruellement contre nous ». Mais le traitement romanesque du fumier est surtout l’image privilégiée d’une esthétique. Si dans Dans le ciel, Lucien s’extasie face à un tas de pourriture, c’est que dans ce désordre fécond, lui, artiste, discerne la perspective d’un ordre secret qui figure, au vrai, le travail du créateur.

« As-tu quelquefois regardé du fumier ?... C’est d’un mystère ! Figure-toi… un tas d’ordures, d’abord avec des machines […] Des formes apparaissent, des formes de fleurs, d’êtres, qui brisent la coque de leur embryon…C’est une folie de germination merveilleuse, une féérie de flores, de faunes, de chevelures, un éclatement de vie splendide !... »

Les jardiniers chinois du Jardin des supplices ne feront pas autre chose, qui transmuent la richesse de ce matériau ingrat – il est fait de la putréfaction des corps des suppliciés enterrés sur place – en le lieu de contemplation que l’on connaît. Cette prodigieuse alchimie, l’écrivain Mirbeau doit lui aussi la réaliser, se nourrissant de la substance corrompue des vicissitudes sociales alentour, des ordures sécrétées par l’humanité. Une telle dimension cathartique, excrétrice presque, de la littérature mirbellienne, serait confirmée par la portée de libération confiée à la parole des personnages, dont le discours à l’occasion ordurier, s’épanche et débonde en une évacuation qui fait suite à une sorte de digestion des immondices rencontrés : les personnages du Journal d’une femme de chambre évacuent une sorte de trop-plein par le recours à une parole avilie, dégradée et dégradante. Loin d’épouser les implications de la littérature naturaliste, cependant, Mirbeau fait à l’occasion sienne une rhétorique anti-naturaliste en convoquant le registre stercoraire, sommant la littérature de ce dégager de ce modèle de « la vie telle qu’ils nous l’expriment […] vide et raidie dans l’ordure. », preuve que sur le terrain de l’imagination de la matière, la parole et l’écriture de Mirbeau ne sont jamais univoques.

 

S.L.

 

Bibliographie : Samuel Lair, Mirbeau et le mythe de la nature, PuR, 2004, pp.61-62 ; Éléonore Roy-Reverzy : « Mirbeau et le roman : de l’importance du fumier », Un moderne, Octave Mirbeau, Eurédit, 2004, Mont-de-Marsan, p.97-106.


FUTURISME

Le futurisme est un mouvement littéraire et artistique né en Italie et porté sur les fonts baptismaux par le poète Filippo Tommaso Marinetti dans un manifeste qui a paru, en français, dans Le Figaro du 20 février 1909. Comme l’indique le nom de baptême choisi, il prétend rejeter le passé et sa culture morte (« Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques ») et se veut tourné vers l’avenir et les techniques nouvelles qui bouleversent le monde. Il se caractérise notamment par l’amour de la vitesse (« Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse ») et, par conséquent, de la merveilleuse machine qu’est l’automobile, allant jusqu’à pronostiquer la « prochaine et inévitable identification de l’homme avec le moteur » : « Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l'haleine explosive... Une automobile rugissante, qui a l'air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace. » Le futurisme se réclame aussi de la violence révolutionnaire, sur un mode annonciateur du fascisme : « La littérature ayant jusqu'ici magnifié l'immobilité pensive, l'extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l'insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing. [...] Il n'y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d'oeuvre sans un caractère agressif. La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l'homme. » Aboutissement logique de ce goût de la violence, les futuristes se déclarent partisans de la guerre, qui est supposée permettre à l’homme de se dépasser par « l'amour du danger, l'habitude de l'énergie et de la témérité » : « Nous voulons glorifier la guerre – seule hygiène du monde –, le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme. »

On comprend, en lisant le Manifeste du futurisme, que Marinetti ait pu voir dans La 628-E8, paru quinze mois plus tôt, une œuvre pré-futuriste (voir Le Futurisme, qu’il publie en 1911) et en Mirbeau un précurseur qui, par certains aspects, semblait annoncer ses propres préoccupations :

- Mirbeau non plus n’était pas tendre avec les musées : « Des salles, des salles, des salles, dans lesquelles il me semble que je suis immobile, et où ce sont les tableaux qui passent avec une telle rapidité que c’est à peine si je puis entrevoir leurs images brouillées et mêlées. » Quant à sa bibliothèque, « où les livres fermés dorment sur les rayons », il envisage « sans en être troublé sa dispersion » et considère que sa voiture lui apporte plus « d’enseignements ».

- Mirbeau aussi s’était mis à rejeter les vieilles choses encrassées : « Je n’aime plus les vieux ponts sous lesquels dorment des eaux noires et putrides. Si le pittoresque m’en plaît tout d’abord ; si je suis tout d’abord séduit par le dessin souple et compliqué de ces arabesques, par cette patine, faite de crasses accumulées, que le temps polit et modela ; si ce faux “sentiment artiste” que je dois à une éducation régressive, me retient quelques minutes devant ce spectacle de la détresse, de la déchéance, et de la mort, un autre sentiment – un sentiment de révolte et de dignité humaine – m’en éloigne bien vite avec horreur. Car j’y vois le triomphe de l’ordure, de la maladie, de la paresse, où croupit toute la poésie du passé, où s’étiolent misérablement les réalités du présent… » D’une façon générale, il affecte de rejeter le passé comme chose morte : « À quoi bon regarder derrière nous. [...] Le Temps et l’Espace sont morts hier. »

- Mirbeau aussi chantait l’ivresse de la vitesse, qui transfigure le monde, qui entraîne un « continuel rebondissement sur soi-même » et qui est une source de « vertige », mais qui oblitère aussi ses « sentiments humanitaires » et le transforme en « une sorte d’être prodigieux, en qui s’incarnent la Splendeur et la force de l’élément ».

- Enfin Mirbeau se faisait également le chantre de l’automobile, au point de dédier son récit au constructeur Fernand Charron (voir ce mot), à qui il rend un très long hommage dans la dédicace qui sert d’introduction, et de voir dans « l’automobilisme le plus grand progrès de ces temps admirables ».  L’auto présente en effet l’extraordinaire privilège d’associer la plus totale liberté à la vitesse, ce qui bouleverse toute sa perception du monde : « L’automobile, c’est le caprice, la fantaisie, l’incohérence, l’oubli de tout » Et d’expliquer que « le goût qu’[il a] pour l’auto » a son origine « dans cet instinct, refréné par notre civilisation, qui nous pousse à participer aux rythmes de toute la vie, de la vie libre, ardente, et vague, vague, hélas ! comme nos désirs et nos destinées… » Par-dessus le marché, sur le plan ocial comme sur le plan économique, « l’automobilisme est un progrès, peut-être le plus grand progrès de ces temps admirables ».

Malgré ces rapprochements, il semble abusif de considérer La 628-E8 comme une œuvre d’inspiration pré-futuriste.

- D’abord, évidemment, parce que le bellicisme de Marinetti, futur partisan de Mussolini, est en totale contradiction avec le pacifisme de Mirbeau. Cela seul suffirait à rendre tout rapprochement impossible.

- Ensuite, parce que, pour Mirbeau, les musées ne sont pas seulement des vieilleries poussiéreuses et de la culture morte : non seulement ils offrent à la jouissance des vrais amateurs tous les chefs-d’œuvre du passé, mais ils sont aussi à l’origine d’une expérience individuelle exceptionnelle, au même titre que la machine qu’est l’automobile : comme l’explique Claude Foucart, le musée « est l’autre monde, celui de l’émotion poussée à son paroxysme », « la découverte d’une sensation extrême qui échappe à la parole » et qui « arrache » le visiteur « aux objets et lui donne ainsi l’impression d’un vécu nouveau ». Cette expérience constitue alors une « libération de l’esprit par l’imagination ».

- En troisième lieu, parce que Mirbeau ne se contente pas de chanter la machine : il en voit aussi les dangers. Quand il écrit, par exemple : « Alors, étant l’Élément, étant le Vent, la Tempête, étant la Foudre, vous devez concevoir avec quel mépris, du haut de mon automobile, je considère l’humanité… que dis-je ?... l’Univers soumis à ma toute puissance ? »,  il est clair qu’il ne s’agit pas d’un délire mégalomaniaque, mais bien d’une mise en garde contre la déshumanisation de l’homme par et au profit de la machine. Il ne semble pas que Marinetti ait été sensible à l’autodérision de son aîné.

- Enfin, parce que le progrès tel que l’entend Mirbeau n’a rien à voir avec l’idéal de science-fiction et en toc de Marinetti : il s’agit d’un progrès humain et d’un progrès social, et non simplement d’un progrès de la technologie en vue de mécaniser le monde.

Si Marinetti a cru devoir se référer à Mirbeau comme précurseur, cela participe de sa campagne de promotion, mais n’implique aucune proximité idéologique. L’humour de Mirbeau et son refus de tout manichéisme lui ont visiblement échappé. Certes, des points communs peuvent bien être relevés. Mais ils sont dans l’air du temps et ne permettent pas

P. M.

 

Bibliographie : Anne-Cécile Thoby, « La 628-E8 : opus futuriste? », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 106-12

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