Thèmes et interprétations

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Terme
OBSCENITE



Très tôt, l’œuvre de Mirbeau, enrôlée sous l’étiquette naturaliste, a été en butte à l’accusation d’obscénité. Les critiques virent dans ses thèmes, mis en valeur par un style et des procédés propices à l’exacerbation, les indices d’une littérature immorale qu’il convenait de condamner au nom des valeurs bourgeoises dont ils étaient les gardiens. Ces raisons n’épuisent cependant pas les causes de ces attaques répétées. Au-delà de la crudité de certains propos et du caractère scabreux de plusieurs extraits, la prose mirbellienne se voit reprocher sa tendance au dévoilement et à la démythification des idoles de la Troisième République. 

 

La thématique libidinale

Nul doute que l’attention accrue portée à la sexualité dans les romans a beaucoup compté dans la réception de Mirbeau. L’instinct génésique et la fascination pour la femme, typique de l’inspiration fin-de-siècle, sont omniprésents sous sa plume. La figure de l’abbé Jules incarne à elle seule toutes les pulsions qui ravagent l’individu en proie à une libido impérieuse et irrépressible, dont l’apothéose se situe à la fin du roman lorsque la mystérieuse malle du personnage révèle son contenu : un lot d’images érotiques. Célestine, dans Le Journal d’une femme de chambre, passe en revue les vices de ses contemporains en dressant un étonnant catalogue de leurs perversités, depuis le fétichisme jusqu’aux parties de débauche, en passant par un goût prononcé pour les ouvrages libertins… Le rayon « curiosa » n’est pas le moins fréquenté chez les libraires d’alors et les éditeurs savent exhumer les textes susceptibles de trouver leur public parmi la clientèle de respectables lettrés. Le titre même du roman entre, pour les contemporains de Mirbeau, en résonance avec l’intertexte de la littérature licencieuse du siècle précédent. Il n’est, dès lors, pas surprenant de trouver l’œuvre réduite à la seule thématique érotique, comme en témoignent les études consacrées au genre, qui la citent fréquemment, ou encore l’inspiration privilégiée par les illustrateurs du roman.

 

La pulsion scopique

L’attention portée au regard dans l’écriture mirbellienne vient encore aggraver les choses puisque les invites à contempler, observer ou scruter sont légion et que le voyeurisme (voir l’entrée Complexe d’Asmodée) des narrateurs place le lecteur dans la même position d’observateur privilégié. Héritier lucide d’un naturalisme dont il va rapidement se détacher, Mirbeau insiste sur le détail anatomique, l’organisme morcelé, en proie au désir ou à la maladie par une « écriture du corps » (Emmanuelle Lambert) prêtant ainsi d’autant mieux le flanc à l’accusation de pornographie.

 

Une herméneutique…

Mais l’œil est avant tout un outil de connaissance et, comme le font dans les Beaux-Arts ses amis impressionnistes, c’est à une révolution du regard que conduit l’écriture romanesque de Mirbeau. Moins scientifique et systématique que celle de Zola, la description mirbellienne s’attache à explorer les zones d’ombre de la psyché et de la société de l’époque. La narration subjective d’un narrateur engagé dans la diégèse conduit le regard du lecteur au-delà des limites acceptables pour la morale conventionnelle. L’accusation d’obscénité se retourne alors contre elle-même lorsque Mirbeau inverse la charge de la preuve contre ses détracteurs en qualifiant, par exemple, l’une de ses chroniques, « un peu leste », de « document champêtre » (lettre à Charles Lalou, juillet 1885, in Correspondance générale, I, L’Âge d’Homme, 2002, p. 406).

 

au service d’une critique sociale

L’obscénité apparaît alors moins dans la mise en écriture des faits rapportés que dans leur existence même, imputable à la société. La volonté de révélation est intimement liée à la nature de textes incapables de passer sous silence les aspects les plus triviaux et sordides du réel. Loin de détourner le regard, l’œuvre fouaille les entrailles d’une société peu habituée à voir exhiber ses propres organes et disséquer sa morale. Le motif de la femme-guide sert de fil rouge à la poétique de dévoilement sans fard qui fait le fond de l’engagement mirbellien. La figure féminine des premiers textes était, d’une manière convenue, la femme fatale ; celle des derniers, conserve ce trait bien fait pour captiver le lectorat, mais se mue en principe de séduction, c’est-à-dire de ruse et de réversibilité. Elle donne la leçon qui explique la décadence du monde et propose, non une alternative, mais le refuge dans l’ambivalence de son sexe. Elle est la voix qui porte à la lumière les contradictions de la société. Elle nomme la réalité plus qu’elle n’en indique le modus vivendi ; son rôle est celui de Cassandre : annoncer le pire. Le lecteur, d’abord sollicité par le corps, puis par la voix féminine, l’est ensuite par le jeu des miroirs des regards, avant que ne lui échoie enfin la responsabilité de l’interprétation. Ce qu’affirment avec force les textes, c’est que l’obscénité se trouve dans l’œil de celui qui regarde. À chacun, une fois le livre refermé, d’interroger sa propre conscience.

Le roman mirbellien est le vecteur d’un dévoilement qui arrache progressivement aux peintures du réel le vernis conventionnel qui les recouvre. Il projette de surcroît le lecteur au cœur du principe de révélation. Or, quoi de plus obscène, en définitive, que l’accès à la lucidité dans l’insouciance du présent ?

Voir aussi les notices Morale, Complexe d’Asmodée, Prostitution et Sexualité.

A. V.

 

Bibliographie : Gaétan Davoult, « Déchet et corporalité dans Le Journal d’une femme de chambre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, p. 115-137 ; Emmanuelle Lambert, « L’Ecriture du corps dans les romans autobiographiques d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, p. 39-46 ; Arnaud Vareille, « Mirbeau l’obscène », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003, p. 101-123.

 

 


OEIL PANOPTIQUE

Le concept d’œil panoptique est directement issu de l’œuvre de Jeremy Bentham, philosophe utilitariste anglais de la fin du XVIIIe siècle, qui dans son ouvrage Le Panoptique (dont une synthèse destinée à l’Assemblée constituante fut traduite en français dès 1791 à la demande de l’auteur) présente un nouveau modèle de prison, plus sobre, plus économique, et plus juste. Le principe de transparence qui y préside garantit une meilleure surveillance mais également la sécurité des prisonniers désormais arrachés au pouvoir arbitraire des gardiens. Bentham participe, avec ce texte, au grand mouvement de réflexion sur les prisons qui anime la fin du siècle des Lumières. Si par son projet le philosophe souhaitait réformer une institution déjà décriée pour son insalubrité, sa surpopulation et son incapacité à réformer moralement les prisonniers, son panoptique est passé à la postérité comme exemple d’architecture coercitive et comme principe de contrôle des individus généralisable à l’ensemble de la société, selon l’analyse à laquelle se livre Michel Foucault dans son ouvrage Surveiller et punir.

Induit par certaines avancées techniques et omniprésent dans la question des dispositifs de surveillance, le panoptique  accompagne les mutations sociopolitiques de tout le XIXe siècle. Il aurait donc été étonnant qu’il ne trouve pas d’échos dans une œuvre comme celle de Mirbeau, attachée à dénoncer toutes les entraves faites au développement de l’individu.

De fait, les espaces du roman mirbellien sont souvent des espaces panoptiques. La forme des textes de Mirbeau présente, par le biais d’une architectonique récurrente, une réelle proximité avec certaines règles formelles de la prison idéale imaginée et décrite par Bentham, composée d’espaces hiérarchisés permettant le contrôle d’un centre sur la périphérie. Les Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901), qui décrit le séjour d’un personnage dans une ville de cure, font de celle-ci un archétype de l’espace panoptique dans lequel les lieux sont organisés de telle manière qu’ils dépendent les uns des autres : à la description la ville de cure, enclose dans la montagne et dans laquelle chaque bâtiment, comparé à une caserne ou un asile, semble interchangeable, répond la présentation de l’asile et de ses bâtiments concentriques. On ne saurait mieux dire l’homologie entre le lieu de loisir et le lieu d’enfermement. La même disposition, et le même cheminement de la périphérie vers le centre, se trouvait déjà dans Le Jardin des supplices (1899). Et c’est bien le cœur du jardin qu’il s’agit d’atteindre afin d’en connaître le secret pour le dévoiler au lecteur. Emprisonnement ou transparence, deux notions essentielles au dispositif panoptique président à la topographie des romans.

Cette disposition des espaces trouve son corollaire dans l’omniprésence du regard inquisiteur. Voir et savoir, telles sont les deux règles sociales qui dominent. De là les nombreuses allusions à la surveillance permanente exercée par les maîtres dans Le Journal d’une femme de chambre (1900). Madame Lanlaire en est le parangon, véritable Argus qui veille à l’intégrité de ses biens. Célestine en résume l’attitude dans une formule lapidaire dont elle a le secret : « Ce qu’elle en a un œil ». Mis en valeur dans de nombreuses pages, l’emploi du temps, qui asservit la domestique, ne laisse pas d’appartenir également aux techniques de dressage inventoriées par Foucault, qui enveloppe l’école et la caserne dans le même opprobre. Bien avant le roman de 1900, Sébastien Roch dénonçait déjà la prison jésuite du collège de Vannes et les horreurs de la vie militaire, tandis que L’Abbé Jules (1888) présentait des personnages obsédés par la maîtrise des individus. Le jeune narrateur était envoyé par ses parents auprès de son oncle moins pour raviver des liens familiaux plus que lâches que pour percer le secret de son absence et leur servir d’espion dans la maison de leur parent. Car il s’agit, avec l’œil panoptique, d’assigner à chacun une place sur l’échiquier social et de s’assurer que nul ne s’en écarte. Principe de contrôle qui explique le climat étouffant de romans tels que Le Jardin des supplices ou Les Vingt et un jours d’un neurasthénique.

Loin toutefois de développer un sentiment obsidional, les narrateurs mirbelliens ont recours à une dimension méconnue du procédé panoptique, faisant appel à un principe inscrit au cœur même du projet de Bentham : le retournement de « l’œil du pouvoir » en « œil du peuple » (ainsi que Christian Laval définit la caractéristique propre du panoptique dans sa postface au Panoptique intitulée « De l’Utilité du panoptique », Mille et une nuits, 2002, p. 64). L’originalité de la critique des instruments de domination, chez Mirbeau, réside dans cette propension à illustrer l’autre versant de la théorie panoptique en donnant aux individus soumis au contrôle ce même droit de regard – au sens propre du terme – sur les pratiques des représentants de la norme.

L’écriture fait le choix d’un système d’énonciation privilégié, en l’espèce du récit à la première personne, dont la subjectivité revendiquée se veut un rempart contre la normativité, une réaction contre l’esprit grégaire. À ce parti pris s’ajoute celui, à l’origine du complexe d’Asmodée (voir cette entrée) repérable dans l’œuvre romanesque, de l’inclusion du personnage-narrateur dans des environnements particulièrement opposés à ses valeurs ou à son habitus. Cette version moderne de l’ingénu, maintes fois répétée depuis Sébastien Roch jusqu’à Georges Vasseur, fait du principe de révélation le cœur de la poétique de Mirbeau. Nul mieux que Célestine n’affiche cette volonté de dévoiler les arrière-cuisines de la bourgeoisie, forte de l’avantage qu’elle a d’en être un témoin privilégié. Tout le roman est à la recherche des vertus du scandale pour miner les représentations sociales et le plaidoyer de Célestine en faveur du domestique, véritable « monstre », tâche de le faire échapper aux déterminismes sociologiques et aux catégorisations péremptoires élaborées par les sciences sociales. L’œil panoptique devient donc synonyme d’effraction, gage de revanche des dominés, des sans-voix, auxquels les romans de Mirbeau offrent un relais pour leur parole confisquée.

En devenant l’apanage de chacun, il constitue bien l’un des éléments de la révolution démocratique qu’opère le siècle. Ne se retrouve-t-il pas dans les « choses vues », genre qui, après Hugo, fait florès ? Loin toutefois de se cantonner au pittoresque caractéristique de ce type d’ouvrage, l’œil panoptique se met au service d’une visée polémique et déborde du seul genre romanesque pour alimenter aussi la production journalistique de Mirbeau. Ce dernier ne méconnaît pas l’influence de la presse. En analyste lucide de son époque, il perçoit sa force de persuasion et l’arme de propagande que peut représenter un journal, « outil de vulgarisation formidable », comme il l’écrit à Pissarro en septembre 1891. Mirbeau incarne ce journalisme de combat auquel l’apparition du journaliste-témoin donne toute sa puissance. L’œil panoptique plonge alors son regard dans toutes les couches de la société, soulève tous les voiles sous lesquels les conventions étouffent les libertés. Principe redevenu progressiste, il représente la meilleure illustration de cette quête de vérité et de justice qui n’a cessé d’animer Mirbeau.

Voir aussi les notices Complexe d’Asmodée, Prison, Sébastien Roch, Le Journal d’une femme de chambre et Les 21 jours d’un neurasthénique.

A. V.

 

Bibliographie : Sándor Kàlai, « “Des yeux d’avare, pleins de soupçons aigus et d’enquêtes policières” » (Le Journal d’une femme de chambre et le roman policier) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 65-77 ; Arnaud Vareille, « L’Œil panoptique : intériorisation et exhibition de la norme dans les romans d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 78-94.

 


ONANISME

ONANISME

 

            Au sens littéral, qui renvoie au personnage biblique d’Onan, l’onanisme constitue une manière de pratique contraceptive. Ainsi l’entend, par exemple, le menuisier néo-malthusien (voir la notice Néo-malthusianisme), interrogé par Mirbeau dans sa chronique du 25 novembre 1900, « Dépopulation » (II) :  « D’ici là, nous continuerons à jeter au vent qui la dessèche la graine humaine et les germes de vie !... ».

            Il peut aussi être entendu, symboliquement, comme un symptôme de stérilité. C’est en ce sens que le peintre Lucien de Dans le ciel évoque Onan : « Je ne suis rien, rien qu'un inutile semeur de graines mortes. Rien ne germe, rien jamais ne germera des semences que je suis las, las et dégoûté d'avoir jetées dans le vent, comme le triste et infécond Onan » (Dans le ciel, chapitre XXIII). De même, parlant des déjections laissées par les expositions universelles, Mirbeau évoque, en 1895, leur « sale écume », abandonnée, tous les dix ans par leur « raz-de-marée bourbeux », qui n’a pas laissé la moindre œuvre digne d’être appréciée (Combats esthétiques, t. II, p. 293).

Dans les romans de Mirbeau, l’onanisme est, conformément à l’acception courante, une pratique sexuelle, la masturbation en solitaire, à laquelle recourent des personnages comme Jean Mintié, du Calvaire (1886), l’abbé Jules et Sébastien Roch, des romans homonymes (1888 et 1890), ou encore Célestine, dans Le Journal d’une femme de chambre (1900). Le sujet était encore tabou à l’époque, même si Paul Bonnetain l’a traité, à sa façon dans Charlot s’amuse (1883), ce qui lui a valu d’être inculpé d’outrage aux bonnes mœurs. Grande était donc l’audace de Mirbeau de revenir à plusieurs reprises sur cette pratique. Chez lui, elle est liée, pour l’essentiel, à la frustration sexuelle des personnages, qui est elle-même en relation avec « les forces cosmiques de l’amour » et  le  « furieux désir de vie qui dévorent [la nature] et qui jaillissent, d’elle, en des jets de sale écume » (Le Jardin des supplices, II, 10). Lorsque, chez un individu, ce « furieux désir », qui pourrait d’ailleurs le pousser au meurtre aussi bien qu’à l’amour, ne trouve pas à se satisfaire avec un partenaire, c’est l’onanisme qui sert d’exutoire et permet de « jeter au vent », « en des jets de sale écume », cette semence inutilisée. Il semble donc s’agir d’une soupape physiologique, destinée à diminuer la tension et à assurer l’équilibre psychique de l’individu, dont les besoins sont comprimés – « refoulés », écrit même le narrateur de L’Abbé Jules à propos de son oncle – par une société qui interdit strictement le libre essor des plaisirs sexuels et tente, douloureusement pour les individus, de les canaliser, au nom de la préservation de l’ordre social (et de la transmission du patrimoine), comme le déplore l’abbé Jules : « J'avais des organes, et l'on m'a fait comprendre en grec, en latin, en français, qu'il est honteux de s'en servir... On a déformé les fonctions de mon intelligence, comme celles de mon corps, et, à la place de l'homme naturel, instinctif, gonflé de vie, on a substitué l'artificiel fantoche, la mécanique poupée de civilisation, soufflée d'idéal... l'idéal d'où sont nés les banquiers, les prêtres, les escrocs, les débauchés, les assassins et les malheureux... » (L’Abbé Jules, II, 3).

L’ennui est que ce soulagement provisoire n’est pas pour autant bien vécu. Car, sous l’effet de « l’empreinte » laissée par une éducation catholique répressive et contre-nature, les personnages des premiers romans de Mirbeau, dits « autobiographiques », vivent très mal l’insatisfaisant recours à la masturbation. Ils en ont honte et se sentent coupables : en même temps qu’ils cèdent à un besoin qui s’impose à eux, ils ont fâcheusement tendance à n’y voir qu’« une cochonnerie », comme dit l’abbé Jules de l’amour en général. Lequel abbé, précisément, s’enferme à clef dans sa bibliothèque, où une malle mystérieuse comporte de quoi allumer ses désirs polymorphes, pour s’y livrer à ses activités solitaires. Résultat : si exutoire il y a bien, malgré tout, le plaisir semble en être complètement absent. On a même l’impression que l’onanisme n’est plus qu’une pratique compulsive, à laquelle cèdent les personnages parce qu’ils ne peuvent faire autrement, mais qui, loin de leur apporter la tranquillité liée à la satiété, aggrave encore leur mal-être, en leur infligeant de perpétuels déchirements. C’est ce qu’atteste, par exemple, le journal de Sébastien Roch : « Peu à peu, me montant la tête, je me livrais à des actes honteux et solitaires, avec une rage inconsciente et bestiale. Je connus ainsi des jours, des semaines entières – car j'ai remarqué que cela me prenait par séries – que je sacrifiai à la plus déraisonnable obscénité ! J'en avais ensuite un redoublement de tristesse, de dégoûts, et des remords violents. Ma vie se passait à satisfaire des désirs furieux, à me repentir de les avoir satisfaits ; et tout cela me fatiguait extrêmement ». 

La femme de chambre de Mirbeau, Célestine, est la seule à avoir une conception de la sexualité sensiblement plus ouverte et libérée. Elle ne se prive d’aucun plaisir et n’en éprouve aucun remords : elle n’est certes pas « bégueule », comme certaines de ses maîtresses. Et pourtant, elle aussi, quand, le désir une fois éveillé, elle cède à la tentation de se donner elle-même du plaisir, faute d’autre chair, elle n’éprouve qu’une satisfaction des plus restreintes, qui lui laisse un sentiment de lassitude et d’abêtissement : « Cela éveillait en moi des idées, des images... comment exprimer cela ?... des désirs qui me persécutaient le reste de la journée faute de les pouvoir satisfaire comme j'eusse voulu, me livraient avec une frénésie sauvage à l'abêtissante, à la morne obsession de mes propres caresses ».

À en croire Mirbeau, il ne saurait y avoir d’onanistes heureux.

P. M.

 

Bibliographie : « Mirbeau et la masturbation », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, à paraître en mars 2010.


OPERA

Le mot opéra est ambivalent, puisqu’il peut désigner à la fois un genre musical et théâtral et le lieu, notamment à Paris, où l’on présente ce type de spectacle.

Octave Mirbeau ne semble pas avoir été un véritable fervent de l’opéra, ni du genre, ni du lieu. D’une manière générale, en comparaison de la peinture, la musique n’a tenu qu’une place mineure dans sa vie et dans les combats esthétiques qu’il a menés, et les nombreuses années qu’il a passées loin de Paris n’ont pu que limiter considérablement sa fréquentation de l’Opéra de Paris ou de l’Opéra-Comique. La médiocrité des compositeurs et librettistes français, fournisseurs des œuvres le plus souvent mises en scène, n’était pas non plus de nature à susciter son assiduité, hors les quelques années où il a été officiellement chargé de la rubrique des spectacles dans L’Ordre de Paris, puis, en 1883, dans Paris-Midi Paris-Minuit et Les Grimaces. Il n’est pas sûr non plus que le genre du grand opéra, avec ses conventions et sa grandiloquence, ait été vraiment de nature à enthousiasmer le grand démystificateur et l’auteur des Farces et moralités. Et puis, surtout, il est douteux que l’habitude des élites mondaines et friquées, qu’il exècre, de venir moutonnièrement assister, dans cet « établissement de luxe », à des spectacles musicaux où il s’agit de s’exhiber et de se retrouver entre gens du même monde beaucoup plus que d’écouter de la musique et de se laisser émouvoir, ait suscité chez lui l’envie de retrouver ces peu ragoûtants spécimens d’humanité à chaque première : l’opéra est, à l’époque, un spectacle d’élite, qui s’adresse aux mondains et snobs en tous genres, avides de se distinguer, beaucoup plus qu’aux véritables amateurs de musique, qui n’en ont que bien rarement les moyens, sans même parler, a fortiori, du bon peuple, qui n’y a jamais accès pour des raisons évidentes de culture autant que d’argent. Comme l’écrit Mirbeau, « l’Opéra est un endroit de réunion élégante pour un certain milieu social qui peut payer, 34 000 francs par an, le droit de se montrer en habit noir et en robe décolletée, trois fois par semaine » (« L'Opéra », Le Gaulois, 17 mai 1885).

Néanmoins il a suffisamment fréquenté les deux Opéras, et il a aussi suffisamment d’oreille et de goût, pour ne pas mettre toutes les œuvres et réalisations dans le même sac. Il est donc apte à faire le départ entre :

* D’un côté les productions quelconques (le Dimitri de Victorin Joncières, par exemple, L’Ordre de Paris, 10 mai 1876), inintéressantes (Le Timbre d’argent, de Saint-Saëns, L’Ordre de Paris, 14 décembre 1876), ou consternantes (les œuvres d’Auguste Mermet, d’Hervé, de Lacôme, d’Edmond Audran ou de Victor Massé, qu’il exécute dans ses chroniques de L’Ordre), ou encore largement surestimées, à l’instar du Faust de Gounod, qualifié de « prétentieuse et plate opérette » (« César Franck et Monsieur Gounod », Le Journal, 27 décembre 1896) ;

* Et, de l’autre, les chefs-d’œuvre : ceux du passé, par exemple Don Giovanni, francisé en Don Juan (L’Ordre de Paris, 7 décembre 1875), ou le Freischütz de Weber (ibid., 10 juillet 1876) ; ou ceux du présent : Carmen, Aida, « un chef-d’œuvre, un pur chef-d’œuvre » (L’Ordre de Paris, 25 avril 1876), ou Les Contes d’Hoffmann (Le Gaulois, 8 octobre 1880), ou, plus surprenant, l’Henri VIII, de Camille Saint-Saëns (« Coulisses », Paris-Midi Paris-Minuit, 6 mars 1883), et, plus tard, Pelléas et Mélisande, de Debussy, en 1902 (« Maurice Maeterlinck », Le Journal, 27 avril 1902), ou Salomé, de Richard Strauss, en 1907 (« Notes sur Salomé »).

Reste que le jugement d’ensemble pour l’Opéra de Paris est si sévère qu’il en arrive à souhaiter carrément qu’on le ferme, après le décès de son directeur Vaucorbeil : « étant donné ce qu’est devenu l’Opéra, ce qu’il nous apporte  de pauvres spectacles pour les yeux et pour les oreilles, étant donné surtout que l’Opéra ne peut être autrement qu’il n’est, qu’il ne doit, quoi qu’on fasse et quelques génies qui s’élèvent, jouer d’autres œuvres que La Favorite, Les Huguenots et Hamlet », mais vu que, de l’avis général, il en faudra de toute façon un, « au moins dans l’avenir », alors « gardons l’Opéra, avec ses défauts et ses hideurs, mais fermons-le » (« Fermez l'Opéra », Le Gaulois, 17 novembre 1884). Cela ne nuirait aucunement aux « vrais dilettantes » qui ne « demandent à l’Opéra que des jouissances d’art pur » et qui, du coup, auraient toute latitude pour créer un théâtre lyrique « moins ruineux » et où ils auraient « peut-être la chance d’entendre de la bonne musique ». À défaut, vu le déficit de cette institution culturelle de grand luxe, il faudrait « mettre l’Opéra en régie », c’est-à-dire confier les cordons de la bourse à l’État  (« L'Opéra », loc. cit.).

Voir aussi les notices Opérette, Wagner, Gounod, Saint-Saëns et Chroniques musicales.

P. M.



Bibliographie : Octave Mirbeau, « Fermez l'Opéra », Le Gaulois, 17 novembre 1884 ; Octave Mirbeau, « L'Opéra », Le Gaulois, 17 mai 1885.


OPERETTE

Pendant longtemps, l’opérette n’a été, aux yeux de Mirbeau, qu’un divertissement stupide, destiné à l’abêtissement du petit bourgeois misonéiste, qui y cherche de tranquilles digestions et y voit le summum de l’art qu’il puisse tolérer. Dès ses débuts journalistiques, il a déploré « le courant qui emporte le public vers les gaietés artificielles et les excitations factices de l’opérette » et qui « devient plus fort et impétueux que jamais » (« Revue dramatique », L'Ordre de Paris, 3 novembre 1875). Dans ses Grimaces de 1883, il évoque avec dégoût « les auteurs qui, sous les ombrages de Chatou ou de Croissy, apprivoisent des couplets d'opérettes » ou « préparent des piécettes destinées aux casinos des divers bains de mer » (Les Grimaces, 21 juillet 1883). Le terme même d’opérette est souvent utilisé pour discréditer, en les rabaissant, des choses aussi diverses et dérisoires que les cours européennes ou l’armée russe, une capitale comme Bruxelles et un “grand opéra” comme le Faust de Gounod (« prétentieuse, larmoyante et  plate opérette »), ou encore l’Académie Française, qui accepte à la rigueur des librettistes d’opérettes, tels que Ludovic Halévy, mais ferme carrément la porte à tous ceux qui seraient coupables d’avoir « une belle œuvre à montrer » (« Notes académiques » Le Matin, 5 février 1886).

Pourtant, il a toujours fait une exception pour Offenbach, qu’il a apprécié dès ses premiers séjours parisiens, quand il s’est « désopilé la rate » devant La Grande-duchesse de Gerolstein, et dont, en 1875, il vante Le Voyage dans la lune, car, reconnaîtra-t-il sur le tard, il y a dans ses œuvres une si franche gaieté et une telle « vitalité » que « le temps a passé sur elles sans les faner ». Et, alors qu’il n’avait eu que mépris pour Halévy candidat à l’Académie, en relisant ses livrets d’opérettes et opéras-bouffes, concoctés avec la complicité de Meilhac, il y trouve  une « grâce inventive et hardie », un « esprit irrespectueux et frondeur » et une « source de fine et joyeuse satire », d’autant plus appréciables que, « à cette époque de silence et d’asservissement » qu’était le Second Empire, « on ne pouvait pas parler au théâtre, pas plus que dans le livre ou la presse ». Or, curieusement, le régime tolérait cette soupape qu’était l’opérette d’Offenbach, sans apparemment bien comprendre « ce qu’il y avait de solides coups de pioche sous les déhanchements du chahut et de grondement révolutionnaire sous ce rire » (« L'Opérette », Le Journal, 2 février 1902). Mirbeau opère là une distinction d’importance entre, d’un côté, une gaieté factice, qui n’est qu’un vulgaire divertissement, un oubli des questions importantes et qui est conçue comme un moyen de crétiniser les masses et de préserver l’ordre établi, et, de l’autre, une gaieté subversive qui, par le rire, contribue à démasquer les pouvoirs en place et la mensongère idéologie dominante. Si la plupart des opérettes relèvent du premier type, celles d’Offenbach-Meilhac-Haléy, puis de Claude Terrasse-Franc-Nohain (La Fiancée du scaphandrier, Au temps des croisades) relèvent du second : « Ainsi comprise, l’opérette est une forme d’art charmante et utile, et profondément éducatrice de l’injustice de nos lois et de la folie de nos institutions » (ibid.).

Voir aussi les notices Opéra, Halévy et Chroniques musicales.

P. M.

Bibliographie : Octave Mirbeau, « L'Opérette », Le Journal, 2 février 1902.

 


OPTIMISME

Mirbeau était le plus souvent d’un pessimisme radical. Et pourtant il s’est engagé... Et pourtant il n’a cessé de se battre... Comme si, à la raison, qui devait lui souffler que rien ne valait la peine de se battre en pure perte pour des idéaux incertains, fuyants et de toute façon inaccessibles, s’opposait une voix optimiste justifiant l’action et faisant miroiter les possibilités de victoires. Comme si les hommes étaient amendables, comme si les sociétés pouvaient être autrement qu’oppressives, comme si le progrès moral et social était chose humainement réalisable, comme si le Bien avait quelques chances de triompher un jour du Mal... Comment expliquer cette apparente contradiction ?

- La première explication envisageable relève de la psychologie : si l’on ne croit pas à un minimum de possibilités d’améliorations, autant se tirer tout de suite une balle ou aller se jeter dans la Seine, comme l’écrit Jean Grave après avoir assisté à une représentation des Mauvais bergers, en janvier 1898. L’optimisme, fût-il un tantinet forcé, est alors une béquille, au même titre que l’art et que l’amitié, qui permettent de supporter tant bien que mal l’enfer de la vie.

- La deuxième explication relève du pragmatisme : à défaut d’accéder à l’absolu et de réaliser hic et nunc l’idéal dont on rêve, on peut du moins réaliser des progrès relatifs et remporter des victoires encourageantes, fussent-elles, provisoires. Par exemple, pour faire reconnaître l’innocence de Dreyfus, ou pour promouvoir Monet et Van Gogh. Il convient pour cela d’adopter une stratégie cohérente et de se donner les moyens d’être efficace dans l’action : l’optimisme est alors une condition du succès. Ainsi, pendant l’Affaire, Mirbeau fait-il preuve, dans ses articles de L’Aurore, d’une confiance inébranlable en la victoire finale, pour entretenir le moral des maigres troupes dreyfusardes, lors même qu’en privé c’est toujours le pessimisme qui prévaut.

Voir aussi les notices Pessimisme, Lucidité, Enfer, Combat et Engagement.

P. M.


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