Thèmes et interprétations

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Terme
SACRALISATION

SACRALISATION

 

            Sacraliser, c’est conférer un caractère sacré, donc intouchable et tabou, à quelque chose qui est d’ordinaire considéré comme profane, dans une société donnée. Pour un écrivain comme Mirbeau, qui s’emploie à déconstruire toutes les valeurs de la société bourgeoise et de l’économie capitaliste, la sacralisation est le complément indispensable de la désacralisation (voir la notice) : s’il profane nombre de valeurs considérées comme sacrées dans la société de son temps, c’est aussi pour pouvoir leur substiturer d’autres valeurs, auxquelles il entend conférer un caractère sacré, qui les mette hors d’atteinte du profanum vulgus et qui puisse en retour susciter le respect.

            Pour Mirbeau, il semble que trois choses, au moins, soient ainsi sacralisées : la nature en général, et tout particulièrement les fleurs, pour lesquelles il a une véritable « religion », selon la formule d’Albert Adès ; l’amitié, qui est de sa part l’objet d’un culte, d’où certaines de ses déceptions, quand l’ami sur lequel il a jeté son dévolu et sa vénération n’est pas à la hauteur de ses exigences (par exemple, Paul Bourget, Jean-François Raffaëlli, et même, sur le tard, son confident Paul Hervieu) ; et surtout l’art, domaine où trônent les dieux qu’il s‘est donnés : au premier chef Auguste Rodin et Claude Monet, mais aussi Vincent Van Gogh, Camille Pissarro, Paul Cézanne et Camille Claudel.

            Bien sûr, le mot “art” est ambigu, et, pour lever tout risque de confusion, il convient de préciser que l’art que vénère Mirbeau, celui qui suscite en lui une émotion esthétique hors de la portée du commun des mortels, n’a évidemment rien à voir avec la production commerciale des fabricants de grandes machines historiques, ou de portraits aussi insignifiants que des « reproductions photographiques », ou encore de jolies statuettes décoratives à destination des salons bourgeois. Il ne s’agit là que de mystifications grossières, dont la légitimation tient à l’organisation de l’art officiel, à base de Salons, d’écoles des beaux-arts et de grotesques médailles prétendument honorifiques : elles sont tout juste bonnes à susciter le respect des masses crétinisées pour ceux qui ont les moyens financiers de s’offrir, à prix d’or, ces signes extérieurs de richesse et qui prétendent, en conséquence, avoir le monopole du bon goût.

            À ces mystifications, socialement déplorables et esthétiquement calamiteuses, qui constituent autant de profanations de l’Art, Mirbeau oppose le « mystère divin de l’art » véritable, seul apte à faire ressentir « le frisson de la vie ». Les grands artistes créateurs, du passé et du présent, sont les seuls qui nous permettent d’en avoir un aperçu. L’Art, c’est en effet ce qui permet à « quelques personnalités très rares » d’accéder à des domaines inaccessibles à l’individu moyen, livré à ses seules ressources, de voir et de sentir ce que les autres jamais ne verront ni ne sentiront, et de découvrir, par le truchement de leur art, ce qu’il y a derrière et au-delà des apparences superficielles des êtres et des choses. Dans un deuxième temps, par leurs œuvres, ces artistes, dotés d’une personnalité exceptionnelle, ouvrent à leur tour aux « âmes naïves » –  c’est-à-dire les individus qui, par leur résistance, ou grâce à leur force d’inertie, n’ont pas été complètement laminés par la crétinisation programmée – le chemin de la découverte du Beau et de l’émotion esthétique.

Curieusement, quand il parle de l’art et tente de faire sentir son incomparable grandeur, un matérialiste radical tel que Mirbeau semble bien souvent flirter avec l’idéalisme platonicien ou baudelairien. Mais, bien sûr, il est alors dûment laïcisé : Mirbeau ne croit nullement à l’existence d’un Beau et d’un Bien planant dans le ciel des Idées.

P. M.

           

Bibliographie : Nella Arambasin, « La Critique d’art d’Octave Mirbeau, ou l’élaboration d’une anthropologie religieuse », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 197-223.


SACRIFICE

Le rite du sacrifice, dans toutes les religions, consiste à offrir aux dieux, ou à Dieu, ou à toute autre entité dûment sacralisée, telle que la Patrie, par exemple, une offrande qui a d’autant plus de chances d’être appréciée et récompensée qu’elle a, pour celui qui la fait, un coût élevé et qu’elle représente donc un effort douloureux et d’autant plus méritoire. Dans ce système de donnant-donnant, un sacrifice constitue donc un placement, dont l’auteur espère un intéressant retour sur investissement, sous quelque forme qu’il se présente. Sous-jacente au rite sacrificiel, il y a l’idée que, en ce bas monde, où tout se vend et s’achète, il y a toujours un prix à payer en échange des quelques moments d’apparent bonheur que notre humaine condition nous autorise. Mais encore faut-il recevoir effectivement quelque chose en échange, sans quoi on n’a plus affaire qu’à une vulgaire escroquerie, et l’on sait que, pour Mirbeau, toutes les religions qui vendent par anticipation des places au paradis ne sont précisément que des escroqueries, où des truands ensoutanés exploitent la naïveté et la superstition de leurs misérables ouailles (voir par exemple « Un baptême », L’Écho de Paris, 7 juillet 1891, ou « Monsieur le Recteur », L’Écho de Paris,17 septembre 1889).

Fondamentalement anti-religieux et anti-chrétien, Mirbeau ne peut être que complètement réfractaire à la morale sacrificielle qu’ont tenté de lui inculquer ses éducateurs catholiques : il n’attend aucune récompense dans une autre vie et n’espère rien, en celle-ci, que ce que ses propres efforts lui permettront d’obtenir, sans rien attendre de la bonne volonté d’un dieu inexistant. À la morale du sacrifice au service de la divinité, ou de ses substituts, il oppose un sain eudémonisme et une éthique qui vise au bonheur et à l’émancipation de l’homme. Dans ses fictions, il va donc s’employer à saper à la racine cette morale sacrificielle en montrant qu’il ne s’agit que d’une monstrueuse duperie, par laquelle on exige de l’individu qu’il perde beaucoup, voire tout, sans lui apporter le moindre gain en échange : partie de dupes, qui inverse la démonstration de Pascal dans son fameux pari. Le thème du sacrifice inutile irrigue donc nombre de ses romans et pièces de théâtre, signés de son nom ou parus sous pseudonyme.

* Dans L’Écuyère (1882), la belle écuyère finlandaise et luthérienne, Julia Forsell, sacrifie son amour, son bonheur et, pour finir, sa vie, à l’idée qu’elle se fait de son « honneur » et d’une vie droite et pure où elle pourrait marcher « entre les lys ».

* Dans La Maréchale (1883), l’innocente Chantal est prête à se sacrifier pour son père, le beau duc de Varèse, perdu d’honneur et de dettes, afin de lui épargner la ruine, le déshonneur et la prison, et il ne faut pas moins d’une cascade de miracles pour qu’au dénouement la toute jeune fille soit sauvée in extremis, tels Isaac et Iphigénie.

* Dans La Belle Madame Le Vassart (1884), le jeune et brillant Daniel Le Vassart sacrifie son amour, son bonheur, celui de sa jeune et séduisante belle-mère, et, pour finir, sa propre vie, à un père vulgaire et brutal, qui n’en mérite certes pas tant, et tout cela en pure perte, puisque tout le monde meurt à la fin.

* Dans Dans la vieille rue (1885), Geneviève Mahoul, dans l’espoir d’assurer le salut de son petit frère, se sacrifie en acceptant d’épouser un homme qui lui répugne, mais ce sacrifice de sa vie se révèle complètement vain, puisque, au retour de son odieux voyage de noces, elle découvre avec horreur que le pauvre enfant vient de mourir et qu’avec lui disparaît le sens qu'aurait pu avoir son sacrifice, qui, du même coup, est devenu absurde.

* Dans Le Calvaire (1886), Jean Mintié sacrifie à l’Amour, ou à l’idée qu’il s’en fait, sa dignité, son talent et son bonheur, en pure perte aussi, avant de choisir de disparaître honteusement sous la défroque d’un ouvrier.

* Dans L’Abbé Jules (1888), le petit Albert Dervelle est aussi sacrifié, et même doublement, mais les conséquences sont heureusement moins tragiques : par ses parents, qui renoncent à lui donner l’éducation qu’il mérite dans l’espoir de capter l’héritage de Jules ; et par son oncle  Jules lui-même, qui renonce à lui léguer quoi que ce soit pour jouir par avance de l’effet produit par son sacrilège testament.

* Dans Sébastien Roch (1890), sur le modèle d’Abraham prêt à égorger Isaac, le père Roch sacrifie son fils Sébastien et l’expédie chez les jésuites « pourrisseurs d’âmes », dans l’espoir d’accroître sa respectabilité et son pouvoir et porte la responsabilité du « meurtre d’une âme d’enfant » qui va être perpétré par de Kern ; l’armée prend le relais de la famille et de l’Église et envoie l’innocent jeune homme, qui se refuse à tuer, à une mort particulièrement absurde et de surcroît totalement inutile, puisqu’elle n’empêchera évidemment pas la débâcle et, par voie de conséquence, l’effondrement de l’Empire, l’occupation de la France et la perte de l’Alsace-Lorraine.

* Dans Les Mauvais bergers (1897), Madeleine, au pied d’un calvaire, exhorte les ouvriers en grève à « bien mourir » et, au dénouement, c‘est la mort qui triomphe, sans que le sang des sacrifiés ait fait germer le moindre espoir d’émancipation future.

* Dans Les affaires sont les affaires, le père, Isidore Lechat, s’apprête à sacrifier sa fille, Germaine, en lui faisant épouser le fils d’un aristocrate décavé, dans l’espoir d’augmenter encore son patrimoine et d’élargir sa surface sociale.

* Dans Le Foyer (1908), le baron Courtin, qui préside aux destinées d’un Foyer catholique et prétendument charitable, est tout prêt à sacrifier sa femme Thérèse, en l’invitant à se donner à un riche ami qui peut lui sauver la mise, pour éviter, lui aussi, la ruine, le déshonneur et la prison.

Tous ces cas ne sont pas interchangeables, et il semblerait séant, en particulier, de distinguer deux cas de figures : dans l’un, le sacrifice est infligé par le sacrificateur (père, prêtre, mari, ou patrie), à l’enfant ou à la femme voué(e) au sacrifice sans l’avoir choisi (cas de Sébastien Roch, d’Albert Dervelle, de Germaine Lechat et de Thérèse Courtin, et aussi, d’une certaine façon, des ouvriers massacrés par la troupe pour avoir suivi Jean Roule) ; dans l’autre, c’est l’individu lui-même qui, sous l’effet de « l’empreinte » religieuse et de la morale sacrificielle dont les prêtres lui ont pourri l’âme, choisit lui-même de se sacrifier pour rester fidèle aux valeurs supérieures qu’on lui a inculquées et qu’il a intériorisées (cas de Julia Forsell, de Daniel Le Vassart et de Geneviève Mahoul). Mais dans les deux cas, en dehors de Germaine Lechat, unique exception, les sacrifiés ne se révoltent pas, parce que, tous, ils ont été conditionnés de la même façon par « les pétrisseurs d’âmes » que sont les prêtres et qu’ils ont tous intériorisé le « poison religieux ». 

Voir aussi les notices Expiation, Rédemption, Sacralisation, Désacralisation, Religion, Christianisme, Morale et Éthique.

P. M.

 

Bibliographie : Jennifer Forrest, « “La mort plutôt que le déshonneur” dans L’Écuyère d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 4-21 ; Claude Herzfeld, « Chantal et Else promises au sacrifice », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 27-33 ; Pierre Michel, « Dans la vieille rue, ou le sacrifice inutile »,  introduction à Dans la vieille rue, Éditions du Boucher, 2004, pp. 3-16 ; Pierre Michel, « Sébastien Roch, ou le meurtre d’une âme d’enfant », introduction à Sébastien Roch, Éditions du Boucher, 2004, pp. 3-24 ; Ida Porfido, « Quelques figures du martyrologe mirbellien », in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Actes du colloque de Cerisy, 28 septembre-2 octobre 2005, Presses Universitaires de Caen, 2007, pp. 193-202.

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SADISME

Le terme a été créé par Richard von Krafft-Ebing à partir du nom du marquis de Sade, célèbre écrivain du XVIIIe siècle, en référence à ses écrits, notamment Justine. Le sadisme est défini comme une perversion de l'instinct sexuel qui fait dépendre la volupté de la souffrance physique ou morale de l'autre. Cette manifestation de la pulsion sexuelle peut se traduire par la volonté de domination ou d’humiliation d’autrui.

Octave Mirbeau, dans son œuvre, a rassemblé un grand nombre de scènes de sadisme ordinaire. Ce sadisme est tantôt directement physique, tantôt indirectement moral ;  il est le plus souvent individuel, mais parfois il peut aussi être collectif ; il est, en revanche, universel. Ainsi, dans Le Calvaire (1886), le père du narrateur fait aux oiseaux une chasse impitoyable, c’est lui aussi qui tue les petits chats. Dans les Contes cruels, sont recueillis nombre de ces récits où figurent des êtres cruels, des sadiques “ordinaires”. Dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), Joseph jouit de la souffrance d’un canard agonisant et Marianne supprime un nouveau-né sans aucun scrupule ; lors de la sortie du roman, Robert de Montesquiou écrivit que ce livre valait bien Justine et que son auteur méritait l’emprisonnement qui avait frappé Sade. C’est surtout dans Le Jardin des supplices (1899) que Mirbeau collectionne tous les types de sadiques et semble faire l’inventaire des formes du sadisme.

 

« La femme domine et torture l’homme »

 

Dans ses récits, il met en scène de nombreuses femmes cruelles, fidèle en cela à la littérature fin-de-siècle. C’est une des thèses de l’époque, soutenue par un des protagonistes du Jardin des supplices, qui s’interroge : « Alors pourquoi courent-elles, les femmes aux spectacles de sang, avec la même frénésie qu'à la volupté ?... Pourquoi, dans la rue, au théâtre, à la cour d'assises, à la guillotine, les voyez-vous tendre le col, ouvrir des yeux avides aux scènes de torture, éprouver, jusqu'à l'évanouissement, l'affreuse joie de la mort ? ». Dans « Paradoxe sur les Fenayrou » (Le Figaro, 12 octobre 1882), il écrit que la femme  « obéit à son instinct […], qui est de tromper toujours et de tuer toujours, sinon des corps, au moins des âmes ».

Il reprend même le stéréotype de la femme anglaise (cruelle), dans Le Jardin des supplices, avec Clara, prénom que l’on retrouve dans « Pauvre Tom » (Gil Blas, 1er juin 1886), récit dans lequel une femme oblige son mari à tuer son chien. Dans « Le Bain » (Gil Blas, 10 mai 1887), Clarisse pousse son mari à prendre un bain, d’où un malaise mortel de ce dernier, qui précisément s’en inquiétait. Dans certains récits de Mirbeau, c’est par le chantage sexuel que la femme domine l’homme : elle se refuse à lui tant qu’il n’a pas exaucé ses désirs. Dans Le Jardin des supplices, Mirbeau met en scène ce processus. Certes, le sadisme de Clara est d’abord et surtout passif : elle prend du plaisir, en regardant des spectacles de souffrance et de mort, en écoutant des récits de tortures et de mise à mort, et même en se les  remémorant. Mais il devient actif lorsqu’il est dirigé vers le narrateur. Clara utilise alors la raillerie et l’infantilisation : la parole féminine est castratrice, tout comme son regard. Les « yeux de supplice et de volupté » de Clara terrifient le narrateur, qui décrit un regard scalpel, renvoyant aussi bien au chirurgien qu'au tortionnaire. Dans ces récits, le sadisme des femmes se traduit rarement en violence physique : c’est moralement qu’elles torturent les hommes. On peut penser que Mirbeau parle aussi de sa propre expérience, surtout de son mariage avec Alice Regnault, comme pourrait bien le traduire (trahir ?) la variation sur les noms de Clara et de Clarisse (Clarisse = Clara + Alice ?).

 

Le sadisme masculin

 

Si « la femme domine et torture l’homme », comme l’écrit Mirbeau dans « Lilith » (Le Journal, 20 novembre 1892), les hommes ne s’en laissent pas compter. Dans de nombreux textes insérés ensuite dans Le Jardin des supplices, l’écrivain met en scène leur sadisme à travers différentes activités reconnues par la société occidentale, comme la fête foraine, la chasse ou la guerre. « L’instinct du meurtre » et le plaisir de tuer sont soulignés.  

Dans Le Jardin des supplices, Clara et le narrateur rencontrent un bourreau chinois, qui leur décrit les supplices qu’il a infligés à des prisonniers. Son sadisme est illustré par le plaisir qu’il a éprouvé lors des supplices qu'il leur fait subir : « J’ai retaillé un homme, des pieds à la tête, après lui avoir enlevé toute, la peau » ; « D’un homme, j’ai fait une femme ». Il leur décrit tranquillement ses actes atroces tout en caressant un chat. La description du bourreau permet de caractériser la psychologie du sadique : c’est un être orgueilleux qui se sent supérieur à ses victimes. Le rire, l’humour et le mépris traduisent ce sentiment de supériorité – sentiment que Clara a justement vis-à-vis du narrateur. Mirbeau rejoint ainsi Baudelaire, qui soulignait, dans De l'essence du rire, que « le rire vient de l'idée de sa propre supériorité ». Ainsi, le bourreau est un monstre d'orgueil  qui qualifie ses supplices de «  travail extraordinaire » ; le récit du « supplice du rat » – un « pur chef d'œuvre » d’après lui –, dont on trouve une variante chez Sade dans les Cent vingt Journées de Sodome, lui permet d’affirmer sa science de la torture, de souligner son professionnalisme : il se pose en expert. Ce plaisir “froid” se retrouve dans la manière dont le narrateur du « Colporteur » (Gil Blas, 15 juin 1886) décrit les tortures qu’il a infligées à un pauvre colporteur. Alors que, chez Clara, le plaisir sadique se traduit en plaisir sexuel, chez le bourreau il est intellectualisé : c’est un plaisir d’esthète.

Kafka dans La Colonie pénitentiaire, nouvelle inspirée par le roman de Mirbeau, poussera cette idée jusqu’à son paroxysme. Un voyageur se voit présenter par un officier une machine chargée des exécutions capitales et qui « grave » la sentence sur le corps du condamné jusqu’à ce qu’il meure. L’officier responsable du châtiment est l’incarnation de sa fonction ; complètement déshumanisé, il fait une description clinique du processus de mise à mort et du comportement du condamné, comme s’il s’agissait d’un compte rendu d’expérience. Dans ce récit, la technologie a pris le pas sur l’artisanat et sur l’art tel que le conçoit le bourreau chinois de Mirbeau : le rationalisme occidental s’oppose à la pensée orientale, et le déroulement de la torture, chez Kafka, est toujours le même. Kafka, dans La Colonie pénitentiaire, nous montre ce que peut produire la science quand elle est mise au service de la loi répressive.

            Le sadisme masculin se traduit souvent par des actes de torture physique, contrairement aux femmes, qui utilisent plutôt le harcèlement moral, le chantage sexuel ! Par cette différence, Mirbeau fait découvrir le vrai visage de l’amour, loin de l’image romantique généralement admise : ainsi écrit-il, dans « Lilith » (loc. cit.) que « l’homme, dans l’immense besoin d’aimer qui est en lui, […], accepte l’inconscience de la femme, son insensibilité devant la souffrance, […], son absence totale de bonté, son absence de sens moral […]. Il accepte tout cela, à cause de sa beauté ». C’est aussi une illustration de sa gynécophobie. Si, dans Le Jardin des supplices, Octave Mirbeau délocalise son récit, c’est afin de mieux universaliser son constat de la cruauté des humains : les propos des différents protagonistes confirment l’idée qu’« il y a des supplices, partout où il y a des hommes ». L'homme est naturellement cruel et les cultures, y compris dans les pays qui se prétendent civilisés, ne font qu’exacerber ce trait de caractère.

            Voir aussi les notices Meurtre, Masochisme, Sexualité, Amour, Gynécophobie, Contes cruels et Le Jardin des supplices.

F. S.

 

Bibliographie : Michel Delon, « L'Ombre du Marquis », in Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 393-402 ; Pierre Michel,  « Autobiographie, vengeance et démythification », préface de Mémoire pour un avocat, Éditions du Boucher, 2006, pp. 3-15 ; Jean-Luc Planchais, « Clara : supplices et blandices dans Le Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 47-57 ; Julia Przybos, « Délices et supplices : Octave Mirbeau et Jérôme Bosch », in Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 207-216 ; Elena Real, « L'Imaginaire fin-de-siècle dans Le Jardin des supplices », in Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 225-234 ; Fabien Soldà, La Mise en scène et en images du sadisme dans “Le Jardin des supplices” d'Octave Mirbeau, mémoire de D. E. A., Université de Besançon, 1991, 150 pages ; Robert Ziegler, « Utopie et perversion dans Le Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 91-114.


SALON

Mirbeau n’a cessé de fulminer contre le Salon annuel, « ce bazar officiel des médiocrités à trois sous », « cette grande foire aux médiocrités grouillantes et décorées », ces « grandes halles ouvertes à toutes les médiocrités et à toutes les impuissances », « où tous les tableaux semblent fabriqués dans la même usine, par les mêmes ouvriers » (« Le Pillage », La France, 31 octobre 1884). Partisan d’une totale autonomie de l’artiste et rejetant le vieux système d’organisation officielle des beaux-arts, vieux de plus de deux siècles, il est devenu, malgré qu’il en ait, partie prenante du système marchand critique (voir la notice), qui s’est mis en place dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle.

Que reprochait-il donc aux Salons ?

* Mirbeau conteste tout d’abord l’académisme institutionnel et la croyance en un Beau éternel qui est imposé par l’éducation et qui a seul droit de cité au Salon : « Nous recevons, dès en naissant, une éducation du Beau, toujours la même, comme si le Beau s'apprenait ainsi que la grammaire, et comme s'il existait un Beau plus beau, un Beau vrai, un Beau unique » (« Puvis de Chavannes », La France, 31 octobre 1884). C’est au nom de ce Beau immuable qu’un jury de peintres officiels, décorés, arrivés au faîte de leur carrière dans le cadre du système et de la niveleuse École des Beaux-Arts, abuse de « sa situation officielle pour tout absorber et tout accaparer » (« Le Salon I », L'Ordre, 3 mai 1876) et se croit autorisé à blackbouler tous ceux qui sortent des sentiers battus et qui représentent l’art vivant. Si la tête de Turc préférée de Mirbeau est Alexandre Cabanel, ce  n'est pas seulement parce qu’il le juge inapte à la peinture et au dessin (voir par exemple l’article du 4 mai 1876, où il tourne en dérision une de ses toiles), mais c’est surtout parce qu’il est devenu le dictateur incontesté qui règne en tout arbitraire sur le Salon – devenu « la maison Cabanel » – et qui impose ses normes, protège ses élèves et distribue médailles et commandes de l'État. Dès ses premiers « Salons » de L’Ordre de Paris, Mirbeau s'attaque donc sans barguigner, et au risque de choquer un lectorat frileux, à toutes les gloires piedestalisées, au système politique et administratif qui assure le triomphe, grassement rémunéré, de toutes les « nullités » académisées, et au public de « gros Prudhommes », qui admirent dévotement les croûtes surdimensionnées qu'on présente à leur admiration béate. Son verdict est sans appel : « Le Salon n’est pas autre chose qu’une énorme fumisterie, une vilaine blague d’atelier. Plus on les voit, plus on se promène entre ces murailles de toiles peintes et de cadres neufs, plus le Salon a l’air d’un défi jeté à l’art et à la nature. On sort de là avec d’épouvantables migraines, ahuri, stupéfié, pour une semaine au moins. Et l’on se dit que la peinture française est peut-être tombée dans de plus basses rengaines, en de plus vils tripotages que le théâtre. Je ne connais pas de plus affligeant et de plus déconcertant spectacle » (« Le Salon III », La France, 16 mai 1886).

* Ensuite, il trouve scandaleuse la sélection arbitraire des toiles exposées et profondément grotesque la distribution de breloques supposées récompenser les artistes, dans des foires où l’on prime et médaille les peintres « comme des animaux gras » ou « des commissionnaires »  (« Les Peintres primés », L’Écho de Paris, 23 juillet 1889). Le jury du Salon, « irresponsable » selon lui, « fait fonction de cerbère à la porte de la célébrité » et ne laisse passer et récompenser que les siens, « quelque méchantes que soient leurs toiles » (« Le Salon I », L'Ordre, 3 mai 1876).  C’est très grave et lourd de conséquences, parce que le respect aveugle que la majorité des lecteurs continuent de vouer à l'Institut, à l'École des Beaux-Arts, aux jurys du Salon, aux décorations et aux médailles, en dépit des batailles menées par Baudelaire, Zola et quelques autres, les empêche d'ouvrir les yeux sur les marginaux de l'art, qui, par leur existence même, semblent menacer de subversion l'ordre et l'État bourgeois et qui, faute de commandes, sont condamnés à végéter ou à crever de faim. Pour Mirbeau, il convient donc prioritairement de ruiner ce respect, quitte à scandaliser, afin d'édifier, sur les décombres des institutions officielles, de nouvelles instances de légitimation.

* Mirbeau refuse aussi que l’art soit instrumentalisé par la politique et sous le contrôle des gouvernants. « Si les beaux-arts vivent encore en France, c’est bien malgré la politique », écrit-il d’entrée de jeu  dès son premier « Salon » (« Salon I », L’Ordre de Paris, 3 mai 1874). Six ans plus tard, dans une série d'articles de Paris-Journal sur « La Comédie des Beaux-Arts », écrits collectivement, il participe à  une campagne efficace contre Edmond Turquet, sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts, et responsable à ce titre de la calamiteuse réforme du Salon de 1880 ; et il réclame déjà la fin de la tutelle de l'État sur les artistes, ce qui restera un de ses leitmotive. Un des moyens, pour les peintres, d’échapper au contrôle de l’État comme aux diktats des académistes et des salonniers est d’organiser des expositions, individuelles ou collectives, dans des galeries d’art appartenant à des marchands, ou de louer collectivement des salles.

* Enfin, Mirbeau est un anarchiste conséquent : comme il l’explique dans le post-scriptum de son article sur Carrière du 28 avril 1891, il n’est pas du tout « pour l’organisation de l’art », mais bien « pour sa désorganisation ». C’est l’expérience qui l’a amené à cette conclusion radicale. À deux reprises, en effet,  on a pu espérer une amélioration du fonctionnement des Salons : en 1881,  après la création de la Société des Artistes Français, autonome par rapport à l’État ; puis en 1890, après la scission et la création de la Société Nationale des Beaux-Arts. Mais chaque fois la nouvelle instance s’avère être « une coterie plus étroite, plus fermée, plus anti-artistique, plus essentiellement commerciale encore, que le Salon ancien » (« Les Jurys au Salon », L’Écho de Paris, 22 avril 1891).

Les « Salons » de 1874, 1875 et 1876, signés Émile Hervet, sont recueillis dans les Premières chroniques esthétiques. Les « Salons » de 1885, 1886 et 1892, signés Octave Mirbeau, sont recueillis dans le tome I des Combats esthétiques.

Voir aussi les notices Académisme, Art, Artiste, Système marchand-critique, Cabanel, Combats esthétiques et Premières chroniques esthétiques.

P. M.

 

Bibliographie : Leo Hoek,  « Octave Mirbeau et la peinture de paysage – Une critique d’art entre éthique et esthétique », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp.  174-205 ; Gérard-Georges Lemaire, Histoire du Salon de peinture, Klincksieck, 2004, pp. 224-228 : Laurence Tartreau-Zeller, Octave Mirbeau - Une critique du cœur,  Presses du Septentrion, Lille, 1999, 2 volumes, 759 pages.

 


SATIRE

Octave Mirbeau est à coup sûr un écrivain satirique, et toute son œuvre, tant littéraire que journalistique, en atteste surabondamment. Reste à savoir ce que l’on entend précisément par ce mot passe-partout et à quels traits caractéristiques il est possible d’identifier un écrivain satirique. Dans son article dithyrambique sur le jeune Léon Daudet, en qui il sent alors un esprit fraternel, Mirbeau expose, à propos des Morticoles, sa propre conception de la saine satire, et l’oppose à l’usage malsain qui en est fait le plus souvent : « C’est, au contraire, dans son accent de formidable exagération, de la plus belle, de la plus haute satire. D’ailleurs, je cherche vainement quelqu’un qui soit doué, comme lui, de la faculté héroïque – plus rare qu’on ne croit – de la satire : non pas la satire essoufflée et grinçante qui salit de son rire baveux les idées qu’elle effleure et les hommes qu’elle frôle, mais la satire énorme, passionnée, qui vient des sources les plus profondes de l’enthousiasme déçu et de l’amour trahi, la satire justiciaire qui marque les faces et les choses de traits sanglants qui ne s’effaceront plus, la satire qui se hausse, comme un poème, jusqu’aux lyriques sommets du comique shakespearien » (« M. Léon Daudet », Le Journal, 6 décembre 1896).

Tâchons de dégager quelques traits de Mirbeau satiriste et de voir s’il se conforme bien à l’idéal ainsi défini.

* Il est clair, tout d’abord, qu’il est en révolte contre la société de son temps et que le moteur de ses interventions est l’indignation qu’il éprouve au spectacle de la laideur et de la bêtise humaines et de leurs manifestations multiformes. Tous ses combats – éthiques, politiques, littéraires, esthétiques – s’enracinent dans un « amour trahi » et un « enthousiasme déçu », qui sont effectivement, chez lui comme chez Léon Daudet, les « sources profondes » de sa haine « passionnée », viscérale, des scélérats, des grimaciers et des “paltoquets” de tout poil.

* Il est clair aussi, pour à n’importe quel lecteur, que Mirbeau nous exhibe complaisamment les laideurs apparentes et les vices cachés et met en œuvre une véritable esthétique de la laideur. Un roman tel que Le Journal d’une femme de chambre (1900) peut apparaître, à travers le regard accusateur de Célestine, qui en est le témoin privilégié, comme un répertoire assez complet des turpitudes des humains en général, et des classes dominantes en particulier, cependant que Les Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901) nous fournit un échantillonnage hallucinant de tous les types tératologiques de l’animalité humaine. Mais ce n’est évidemment pas pour « salir » gratuitement ses contemporains et son rire vengeur n’a rien de « baveux », à la différence, par exemple, de celui des critiques misonéistes qui se payaient une franche lippée devant les toiles de Manet ou de Monet et chez qui la satire était un symptôme de leur propre impuissance et de leur mesquine jalousie de ratés. Si, au contraire, Mirbeau souhaite nous faire partager son dégoût, c’est pour susciter en nous une salutaire nausée, qui nous incite à nous détourner des déplorables spécimens d’humanité qui nous sont dévoilés dans leur méduséenne nudité et à chercher ailleurs un air plus respirable. C’est en les dessinant en creux qu’il nous amène à désirer une autre vie, une autre organisation sociale, qu’il se garde bien de nous imposer, et même de nous décrire ; c’est en nous dévoilant un univers où tout marche à rebours qu’il nous incite à remettre les choses à l’endroit. Bref, il s’agit bien d’une  « satire justiciaire », et la jubilation qu’il nous communique nous permet de nous venger nous aussi, par le rire, de nos propres souffrances et humiliations.

* Quand, dans ses chroniques, et notamment dans ses interviews imaginaires, il débusque les mensonges des proclamations publiques, met à nu le cœur humain « vide et plein d’ordure », selon la formule de Pascal, et arrache les masques des puissants et des nantis, c’est bien pour « marquer les faces et les choses de traits sanglants qui ne s’effaceront plus », afin que les lecteurs puissent en tirer de salutaires leçons. C’est bien par la satire que, selon l’adage, il châtie les mœurs et entreprend de  corriger les vices des hommes : elle est donc, chez lui, d’une moralité infiniment préférable à l’hypocrite morale en usage.

* L’exagération, qu’on lui a souvent reprochée, le grossissement des traits propre à la caricature, l’hénaurmité même des situations qu’il imagine et des personnages qu’il convoque, et le grotesque, élément fondamental de la satire, ont pour fonction de nous provoquer et de nous obliger à réagir. Loin d’être gratuits, tous les procédés de la satire et de la dérision sont mis au service de la critique sociale, dans l’espoir qu’un jour, peut-être, la société puisse être un peu moins absurde, un peu moins oppressive et un peu moins criminelle.

Certes, bon nombre des cibles qu’il a clouées au poteau d’infamie sont aujourd’hui tombées dans les poubelles de l’histoire, de sorte qu’on pourrait penser que la satire mirbellienne a perdu une bonne partie de sa force en même temps que son actualité. Il n’en est rien. Car, par-delà les Georges Leygues, les Archinard, les Frédéric Febvre, les Mazeau ou l’Illustre Écrivain, ce sont les figures éternelles du politicien bon à tout faire, c’est-à-dire bon à rien, de la vieille baderne toujours prête à massacrer allègrement, du cabotin imbu de sa dérisoire importance, du magistrat prêt à tous les aplatissements et à toutes les forfaitures, de l’industriel des lettres atteint de snobisme impénitent, qui se gravent dans notre esprit, indépendamment du modèle d’époque. La satire de Mirbeau atteint à l’universel et continue de nous faire rire, un siècle après la disparition des fantoches qui l’ont inspirée.

On peut aussi se demander s’il n’y a pas, dans la satire mirbellienne, un tel ressassement et tant de répétitions que le lecteur puisse, à la longue, s’en lasser. Ne finirait-elle pas par être contre-productive ? Force est de reconnaître que, de patauger si longtemps dans la boue ou le purin, cela ne soulève pas a priori l’enthousiasme des foules : l’univers de Célestine, par exemple, finit par devenir irrespirable, et elle a beau changer constamment de place, d’un chapitre à l’autre de son journal, c’est le même refrain, ce sont les mêmes bassesses, les mêmes hypocrisies, les mêmes « bosses morales », les mêmes « rêves ignobles » de gens supposés respectables. Mais ce déroulement cyclique est le prix à payer si on veut appréhender la vérité camouflée par les « grimaces » de respectabilité  des dominants : comme le rappelle Maria Carrilho-Jézéquel, « la satire ne peut décrire la vérité qu’en dépouillant l’univers de ses simulacres et apparences trompeuses, c’est-à-dire qu’en décidant de décrire, de toutes les formes, la laideur et le mal ». Et puis, la variété et le pittoresque des personnages, la diversité et la cocasserie des situations, permettent le plus souvent d’éviter le risque de lassitude et de susciter le rire ou le sourire du lecteur, en dépit de la noirceur du tableau qui lui est présenté.

Reste à savoir alors si ce rire, voire cette jubilation éprouvée par l’auteur et partagée par le lecteur, ne risquent pas de nuire à l’efficacité des combats de l’imprécateur au cœur fidèle, en fournissant des satisfactions telles que plus ne serait besoin de se révolter autrement que par le rire. L’indignation de l’écrivain, qui est à la source de la satire, pourrait alors saper celle de ses lecteurs, qui se contenteraient de ses mots pour soigner leurs maux, sans chercher à s’engager davantage. On ne saurait d’autant moins l’exclure que le lectorat des romans et contes de Mirbeau est extrêmement divers. Mais on peut aussi penser que, chez bon nombre de ceux qui jouissent de son humour et de sa fantaisie, l’envie d’en découdre et de se battre pour un idéal de Justice et de Vérité a de bonnes chances d’en être renforcée. 

Voir aussi les notices Caricature, Dérision, Rire, Humour noir, Ironie, Éloge paradoxal et Interview imaginaire.

P. M.

 

Bibliographie : Maria Carrilho-Jézéquel, « Le Journal d'une femme de chambre – Satire, passion et vérité », Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994, pp. 94-103 ; Maria Carrilho-Jézéquel, « Mirbeau e Céline : Panfletismo e Sátira », Diacrítica, n° 9, Braga, Université du Minho, 1994, pp. 281-290 ; Éléonore Roy-Reverzy, « La Satire chez Mirbeau », in Vallès-Mirbeau - Journalisme et littérature, in Autour de Vallès,  n° 31, Saint-Étienne, décembre 2001, pp. 181-194 ; Séverine Vicari, La Satire de la société dans “Le Journal d'une femme de chambre”, mémoire de maîtrise, Université de Nancy, 1991, 119 pages.

 


SAVANTS

Le jugement de Mirbeau sur les savants est ambivalent. D’un côté, en tant que matérialiste et héritier des Lumières, attaché à la méthode scientifique, parce qu’elle est la seule capable de faire progresser la compréhension des lois de na nature, force lui est de voir dans le savant le dépositaire des connaissances scientifiques et le responsable du progrès des lumières. Aussi a-t-il tendance à attendre d’eux monts et merveilles, se gorge-t-il de littérature scientifique et s’enthousiasme-t-il devant des réalisations révolutionnaires telles que la « fée électricité » ou l’automobile. Mais, d’un autre côté, il ne cesse de manifester la plus grande méfiance à l’égard de nombreux savants, dont il donne le plus souvent une image peu flatteuse. Pourquoi ?

* Soit parce qu’il s’agit de faux savants, à l’instar du Dr Triceps de L'Épidémie (1898) et des 21 jours d’un neurasthénique (1901), partisan acritique des thèses de Lombroso, sociobiologiques avant la lettre, qu’il croit démontrer par des expériences absurdes qui se retournent contre elles, ou d’Édouard Legrel, dans Dingo (1913), à qui ses « beaux et hardis travaux sur la myologie de l’araignée » ont valu une célébrité mondiale, bien que Mirbeau-personnage n’ait pas la moindre idée de leur nature, de leur beauté ni de leur hardiesse.

* Soit parce qu’ils abusent de leur pouvoir pour imposer à leurs contemporains une idéologie plus que suspecte, à l’instar de Cesare Lombroso (voir la notice) et, plus généralement, des scientistes, que Mirbeau cloue au pilorie d’infamie : ils constituent, à ses yeux, une caste privilégiée au service des nouveaux maîtres du monde et tendent à faire de la science un nouvel opium du peuple, succédané des anciennes religions.

* Soit parce qu’en toute inconscience ils ne se soucient nullement des effets à long terme, souvent dévastateurs, des applications de leurs découvertes, qui pourraient très fort bien menacer l’équilibre écologique et détruire la planète (voir par exemple « Nocturne », Le Journal, 19 juillet 1900, et « Questions sociales », Le Journal, 18 février 1900).

* Soit enfin, parce que, en dépit de leur méthode réputée scientifique, ils peuvent fort bien faire preuve d’une désarmante naïveté, comme Mirbeau le confie à Georges Meunier, en 1911 : « Un savant ou prétendu tel est presque toujours un être étrangement naïf, extraordinairement gobeur, et singulièrement empressé à prendre des vessies pour des lanternes. Totalement dépourvu d’imagination, le savant n’en est pourtant pas moins le plus grand chevaucheur de chimères que je connaisse. Toute sa science se réduit à un certain nombre d’hypothèses plus ou moins ingénieuses et dont quelques-unes feraient rire à se tordre un enfant de dix ans. [...] J’ai découvert, dans des ouvrages “scientifiques” écrits par des hommes qui passent  pour de très grands savants, des propositions qui, pour être formulées en des termes fort graves, atteignent cependant les plus hauts sommets du comique. »

Si la science progresse, c’est bien grâce aux savants, que Mirbeau admire vivement pour cela. Mais, pour lui, c’est aussi en dépit de l’obstacle que constituent les savants eux-mêmes, avec leurs faiblesses et leurs contradictions.

Voir aussi les notices Matérialisme, Scientisme, Médecins, Écologie et Lombroso. 

P. M.

 

Bibliographie : Georges Meunier, Ce qu'ils pensent du merveilleux, Albin Michel, 1911, pp. 255-266 ; Pierre Michel, « Mirbeau et le concept de modernité », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001,  pp. 11-32.

 


SCANDALE

Le mot « scandale » est profondément ambigu, puisqu’il résulte de la publicité donnée à des choses considérées comme immorales ou criminelles, mais d’ordinaire passées sous silence, sans qu’il soit toujours facile de faire le départ entre le choc produit par les choses répréhensibles elles-même, que l’on découvre avec horreur, et celui provoqué par la révélation de ce qui avait été soigneusement occulté. Et Mirbeau a été victime de cette ambivalence du mot. À cause de sa pédagogie de choc et de son souci de l’efficacité maximale par  la médiatisation à outrance de tel ou tel de ses combats, il a pu en effet être soupçonné de rechercher le scandale. Sa carrière de journaliste et d’écrivain en a ainsi été jalonnée, depuis l’affaire du  Comédien en octobre 1882 jusqu’à celles de La Mort de Balzac, en novembre 1907, et du Foyer en 1908, en passant par le scandale du chapitre II du  Calvaire (1886), ou de romans comme L’Abbé Jules, (1888) ou Le Journal d’une femme de chambre (1900), qui ont délibérément choqué une partie non négligeable du lectorat et de la critique.

Il conviendrait toutefois de faire un distinguo entre le scandale recherché pour lui-même, histoire de se faire mousser et d’acquérir à bon compte une notoriété qui eût été plus difficile à conquérir par des moyens moins médiatiques, et le scandale causé par les sujets traités, lorsque l’écrivain transgresse un tabou et dévoile des secrets soigneusement camouflés, ce qui met à mal la respectabilité des institutions et des gouvernants. Dans Le Comédien ou Les Grimaces (1883), quelle que soit la sincérité du journaliste qui fait ses gammes, la part de médiatisation volontaire est probable, à une époque où, après une dizaine d’années de besognes obscures, pour des employeurs successifs, dans L’Ordre de Paris, L’Ariégeois ou Le Gaulois, Mirbeau aspire à être enfin  reconnu dans le monde de la presse. En revanche, il est clair que la démystification de l’armée et de l’idée de patrie dans Le Calvaire, la dénonciation des viols commis par des prêtres dans des collèges religieux, dans Sébastien Roch, ou encore celle de la charité-business dans Le Foyer, sur la scène de la Comédie-Française,  obéissent à de saines préoccupations éthiques et visent à porter à la connaissance du plus grand nombre des maux de la société française qu’il convient d’éradiquer. Quant au Jardin des supplices, ce cauchemar d’un juste, entre Goya et Kafka, il nous fait apparaître la vie comme un enfer et l’organisation sociale comme une monstruosité et une aberration institutionnalisées, ce que la majorité des lecteurs n’a pas envie d’entendre : le scandale procède, en l’occurrence, d’un refus de regarder Méduse en face. Dans tous ces exemples, ce n’est pas le contenu des romans qui est scandaleux, mais c’est bien, en vérité, la réalité qui se trouve ainsi dévoilée à la faveur d’une fiction ! Le mal est dans les choses elles-mêmes, et non dans les œuvres littéraires qu’elles inspirent.

On le sait, malheur à celui par qui le scandale arrive ! À force d’obliger ses lecteurs à découvrir ce que leurs bonnes digestions leur interdisaient de voir, alors que, pour la plupart, ils n’aspiraient qu’à conforter leur bonne conscience, c’est Mirbeau lui-même qui a fini par devenir scandaleux, comme s’il était responsable des horreurs que ses œuvres ne font que refléter : et le tour est joué... On le lui a fait chèrement payer après sa mort, quand il n’était plus là pour faire « trembler les puissants à la façon des prophètes » , selon la formule de Thadée Natanson.

P. M.


SCIENTISME



Idéologie dominante parmi les élites de la Troisième République, le scientisme, qui fait de la science la source de toute vérité et prétend de surcroît y voir la condition du bonheur des hommes et le fondement de l’organisation sociale, est vigoureusement dénoncé par Mirbeau, qui y décèle une dangereuse déviation de la véritable science.

- D’abord, parce qu’il ne fait pas confiance en la raison humaine (voir la notice Raison) et n’est pas du tout persuadé que la Vérité soit accessible, ce qui ne peut que l’inciter à se défier des présomptueux savants qui s’imaginent naïvement pouvoir éclaircir tous les mystères de l’univers.

- Ensuite, parce que les scientistes s’aveuglent sur les effets à long terme de leur maîtrise de la planète, qu’ils risquent fort de conduire à sa perte (voir la notice Écologie).

- Enfin, parce que le scientisme, instrumentalisation de la science, n’est nullement une idéologie neutre : elle est, pour les nouveaux maîtres du pays, en quête de légitimation, un succédané des religions chrétiennes sur lesquelles reposait le pouvoir des monarques et des anciennes classes dominantes

Aussi Mirbeau s’emploie-t-il à démystifier et à décrédibiliser le scientisme, en donnant des savants qui l’incarnent, naïfs, stupides, égarés et dangereux, une image ridicule, voire grotesque, à l’instar du Dr Triceps, dans L’Épidémie (1898) et Les 21 jours d’un neurasthénique (1901), ou de Legrel, dans Dingo (1913), qui ne sont que des charlatans foireux. En particulier, il tourne en dérision les tentatives, inspirées des thèses de Cesare Lombroso sur le criminel-né ou la prostituée-née, tendant absurdement à prouver que les pauvres sont des névrosés ou des êtres intellectuellement inférieurs, voire tarés et dûment alcoolisés, ce qui, du même coup, dédouanerait l’organisation sociale, que Mirbeau, pour sa part, juge au contraire pathogène et criminogène.

Voir aussi les notices Savants, Raison, Écologie et Lombroso.

P. M.

Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau et le concept de modernité », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 11-32 ; Pierre Michel,  « Mirbeau et Lombroso », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 232-246  ; Octave Mirbeau, « Scientismes », Le Journal, 30 juin 1895 ; Octave Mirbeau, « La Question sociale est résolue », Le Journal, 19 septembre 1897.




SCULPTURE

Chroniqueur dans plusieurs journaux, attentif à ce que proposent les Salons artistiques parisiens, Octave Mirbeau a rédigé de nombreuses pages sur des peintres et sur des sculpteurs. Il est acerbe, sinon féroce, lorsqu’il présente des sculptures qui sont célébrées par les jurys académiques des Salons, et qui trouvent des acheteurs dans les milieux bourgeois conformistes. Il est enthousiaste face à des sculpteurs que la postérité a reconnus, mais qui furent en butte en son temps à des difficultés, qui ne furent pas d’emblée acceptés par les critiques et les amateurs d’art. Mirbeau concède quelques qualités à des hommes et à des femmes qui donnent à voir un plâtre lors d’un Salon, mais il n’est pas conquis ; les sculptures qui emportent son adhésion magnifient la vie, elles sont le fait de statuaires qui ont du génie…

Pour Mirbeau le sculpteur le plus admirable c’est sans conteste Auguste Rodin. « Rodin ! Il est pareil aux génies grecs, aux gothiques, aux renaissants » (Le Matin, 27 novembre 1885). Il perçoit la force et la dimension novatrice de la porte monumentale, inspirée de l’Enfer de Dante, sur laquelle travaille l’artiste (La France, 18 février 1885). Il voit « un miracle d’exécution » dans cette œuvre Les Bourgeois de Calais (La Plume, 1er juin 1900), il couvre d’éloges les expositions qui accueillent des œuvres de l’artiste – un exemple : l’exposition chez Georges Petit (L’Écho de Paris, 25 juin 1889). Il est amer quand Rodin rencontre de l’hostilité dans des cercles d’artistes à propos d’une statue de Balzac qui lui a été commandée (Le Journal, 30 août 1896 ; 15 mai 1898). Il correspond avec le sculpteur, il le remercie avec chaleur quand celui-ci lui offre des sculptures – « Grand, grand merci pour votre admirable buste ! [celui de Victor Hugo] » ; « Comme je vous remercie de ce que vous me dîtes d’un marbre que vous voulez bien me donner ! » (septembre 1885), il lui dit l’admiration et l’affection qu’il lui porte – « Je vous admire et je vous aime de plus en plus. […] J’admire surtout votre résignation et votre courage, et je ne comprends pas comment vous pouvez être bon encore, après avoir vu tant de lâchetés et tant de bêtises se ruer sur votre carrière d’artiste » (décembre 1885), il réitère dans une lettre en 1903 son jugement sur l’œuvre de l’artiste qui est son ami : « Vous avez trouvé en sculpture, une chose nouvelle et qui n’avait jamais été faite, en aucun temps. »  Dans les chroniques qu’il publie dans la presse, Mirbeau ne transige pas à propos de Rodin, son apport à l’histoire de la sculpture est exceptionnel. Il est « l’unique sculpteur de génie de ce temps » (L’Écho de Paris, 23 juin 1891) ; « On peut dire d’Auguste Rodin, sans exagération, avec une certitude tranquille et une foi sereine, qu’en lui s’incarnera, dans l’immortalité, la plus haute expression d’art de ce siècle » (Le Journal, 30 août 1896).

Mirbeau a rendu hommage en plusieurs occasions à Camille Claudel, élève et maîtresse de Rodin. Il voit dans ses sculptures de la virilité là où les œuvres des femmes sont trop souvent mièvres. Quand elle rencontrera des difficultés, Mirbeau, qui aurait pu s’éloigner d’elle puisqu’elle est hostile à Dreyfus alors que lui défend avec vigueur le capitaine injustement condamné, Mirbeau s’efforcera de l’aider. Dans le premier texte qu’il lui a consacré, il l’associait à Rodin et à Paul Claudel (Le Journal, 12 mai 1893); par la suite il la présentera dans des chroniques sans l’inscrire dans une proximité avec des génies, saluant son propre génie (Le Journal, 12 mai 1895 ; 26 avril 1896). Mirbeau avait un temps prêté attention à Constantin Meunier, sculpteur après avoir été peintre, il se détache de cet artiste belge qui se cantonne dans des sujets naturalistes là où Camille Claudel, comme Rodin, embrasse la vie, manifeste de l’énergie, fuit l’anecdote.

Un autre sculpteur est célébré par Mirbeau dans la presse, Aristide Maillol : « […] Maillol est un maître incomparable de la statuaire moderne » ; Rodin, cité par Mirbeau, va dans le même sens : « […] Maillol a le génie de la sculpture… Il faut être de mauvaise foi, ou très ignorant, pour ne pas le reconnaître » (La Revue, 1er avril 1905). Il ne saurait toutefois égaler Rodin. Écrivant à Rodin, il cerne ce qui distingue son œuvre de celle de Maillol : « […] la figure de Maillol est une belle chose, ample, forte et sereine. Mais il y a quelque chose de plus beau, c’est votre exposition  […] : ces torses éternels, ces bustes d’une vie si intense […] » (octobre 1905).

Les artistes que Mirbeau soutient dans ses chroniques, il les connaît. Rodin fait appel à lui pour joindre Camille Claudel. Rodin, il l’a invité chez lui, il correspond avec lui. Maillol, il lui a rendu visite, il l’a invité chez lui, il parle de lui avec Rodin. Mirbeau ne rédige pas seulement des chroniques en faveur de tel ou tel statuaire dont il apprécie les œuvres, il va à leur rencontre, il dialogue avec eux, il achète leurs œuvres.

 

G. Po.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, Correspondance avec Auguste Rodin, édition établie par Pierre Michel et Jean-François Nivet, Du Lérot éd., 1988 ; Octave Mirbeau, Combats esthétiques 1 & 2, Séguier, 1993 ; Anne Pingeot, « Rodin et Mirbeau », in Colloque Octave Mirbeau [du Prieuré Saint-Michel], Ed. du Demi Cercle, 1994, p. 113-135 ; Gérard Poulouin, « Octave Mirbeau et Camille Claudel », Camille Claudel De la vie à l’œuvre Regards croisés [Actes de colloque réunis par Silke Schauder], L’Harmattan, 2008, pp. 293-219.


SEXUALITE

On a souvent accusé Mirbeau d’être un pornographe parce que, comme un romancier naturaliste tel que Zola, victime des mêmes accusations, il accorde à la sexualité de ses personnages la même importance que dans la vie. Il n’hésite pas non plus à parler des déviances et perversions, sur lesquelles pesaient bien des tabous, au point que son œuvre la plus mondialement célèbre, Le Journal d’une femme de chambre (1900), peut apparaître comme une sorte de catalogue des pratiques sexuelles condamnées au nom de l’hypocrite « morale », qui a bon dos. L’onanisme, le fétichisme, le saphisme, la pédophilie, la sodomie, le sadisme, le masochisme, le viol, le voyeurisme, le triolisme, voire la bestialité, sont tour à tour convoqués. Mais jamais rien de graveleux dans ces évocations, bien au contraire, car à aucun moment le romancier ne cherche à produire des effets érotiques : la façon dont il traite de la sexualité, perçue souvent comme des « cochonneries », serait plutôt dissuasive et totalement désérotisante, et elle inspire bien davantage le dégoût, voire la nausée.

 

Instincts de vie et de mort

 

Quelles sont les principales caractéristiques de la sexualité humaine telle que nous la présente Mirbeau ?

Tout d’abord, selon la vulgate schopenhauerienne, elle est partie intégrante de ce « grand tourbillon de la vie » qui « emporte presque toutes les créatures vivantes dans un désir obscur et puissant de création » (« Dépopulation » IV, Le Journal, le 9 décembre 1900). C’est le vouloir-vivre épars dans la nature et chez toutes les espèces sexuées qui pousse les individus des deux sexes à s’unir pour « la continuation de la vie » et qui, « selon les lois infrangibles de la Nature », se sert de la femme comme d’un piège pour appâter les hommes : elle « n’a qu’un rôle, dans l’univers, celui de faire l’amour, c’est-à-dire de perpétuer l’espèce » (« Lilith », Le Journal, 20 novembre 1892) et, dès son plus jeune âge, son organisme l’y prépare. Cet instinct vital est donc tout-puissant et les humains des deux sexes lui obéissent aveuglément, sans se rendre compte que tous les échafaudages esthético-sentimentaux des amoureux et des poètes, dont se moque le narrateur de Dans le ciel  (« Pour eux l'amour n'était qu'un paysage somptueux avec des lacs, des gondoles, des armures, des donjons, des escaliers de marbre où glissent les traînes froufroutantes »),  et toute la comédie de l’amour (que Mirbeau tourne en dérision dans Les Amants) ne sont que des habillages destinés à camoufler des « réalités » jugées trop vulgaires par certains esprits qui se veulent poétiquement éthérés. Par exemple, ce « gros, lourd et épais garçon, à forte carrure d’Auvergnat », néanmoins pseudonommé Clara Fistule, qui « prêche l’insexuat » et qui va « partout clamant “l'horreur d'être un mâle” et “l'ordure d'être une femme” » : « Je ne puis me faire à l’idée que moi... Clara Fistule... je sois engendré de la bestialité d’un homme et des complaisances prostitutionnelles d’une femme » (Les 21 jours d’un neurasthénique, chap. II).

En deuxième lieu, cet instinct de vie est inséparable de l’instinct de mort et Éros a partie liée avec Thanatos, puisque tous deux s’inscrivent dans l’éternel cycle naturel des nécessaires transformations de tout ce qui vit et qui doit impérativement mourir. C’est surtout Le Jardin des supplices qui pousse à son paroxysme cette assimilation, si dérangeante pour les lecteurs. Quand l’anonyme narrateur s’étonne que sa maîtresse  « recherche « la volupté dans la pourriture » et « mène le troupeau de [ses] désirs s’exalter aux horribles spectacles de douleur et de mort », Clara répond  « vivement » que « l’Amour et la Mort, c’est la même chose !… » et que « la pourriture, c’est l’éternelle résurrection de la Vie ». Cette « résurrection », qu’illustre précisément la splendeur des parterres de fleurs du jardin chinois engraissés par le sang des suppliciés : « Mélangés au sol, comme un fumier – car on les enfouissait sur place –, les morts l’engraissèrent de leurs décompositions lentes. [...] Son extraordinaire force de végétation, loin qu’elle se soit épuisée à la longue, s’active encore aujourd’hui des ordures des prisonniers, du sang des suppliciés, de tous les débris organiques que dépose la foule chaque semaine et qui, précieusement recueillis, habilement travaillés avec les cadavres quotidiens dans des pourrissoirs spéciaux, forment un puissant compost dont les plantes sont voraces et qui les rend plus vigoureuses et plus belles. »

L’une des conséquences, jugées monstrueuses, de cette consanguinité de la Vie et de la Mort, c’est l’inquiétante proximité de l’acte sexuel et du meurtre chez de très nombreux  personnages mirbelliens : ainsi Jean Mintié est sur le point d’étrangler Juliette Roux, dans Le Calvaire ; l’abbé Jules, du roman homonyme de 1888, est fort tenté de violer et tuer Mathurine (« Une étrange fureur de passion lui poussait les bras en avant, tordait ses mains, précipitait toute sa chair vers il ne savait quel crime absurde et fatal. La faucille luisait sur l’herbe, près de lui ; il eut l’idée de s’en saisir, de frapper. Ce qui lui restait de raison s’en allait dans le vertige. Il n’eût pu dire à quelle incoercible folie il obéissait, lequel était en lui, du meurtre ou de l’amour ») ; le narrateur du Jardin des supplices aimerait prendre Clara « dans [ses] bras et l’étreindre jusqu’à l’étouffer, jusqu’à la broyer, jusqu’à boire la mort – sa mort – à ses veines ouvertes » ; et il n’est pas jusqu’à la lucide Célestine du Journal d’une femme de chambre qui ne soit prête à suivre Joseph « jusqu’au crime ». Quant à Sébastien Roch, il échappe difficilement à la tentation de tuer Marguerite qui s’offre à lui : « Et le désir violent de cette chair qu'il avait condamnée, montait en lui, plein de brûlures et de morsures, un désir où il y avait du meurtre encore, mais du meurtre qui ne voulait plus la mort, et qui, pourtant, se ruait à la possession, comme le couteau de l'assassin se rue à la gorge de la victime » (Sébastien Roch, II, 3).  Au terme de son voyage initiatique à travers le jardin des supplices, le narrateur du Jardin explique ce phénomène par un constat terrifiant : « Et c’est l’homme-individu, et c’est l’homme-foule, et c’est la bête, la plante, l’élément, toute la nature enfin qui, poussée par les forces cosmiques de l’amour, se rue au meurtre, croyant ainsi trouver, hors la vie, un assouvissement aux furieux désirs de vie qui la dévorent et qui jaillissent, d’elle, en des jets de sale écume ! » (Le Jardin des supplices, II, 10).

 

Nature, culture et refoulement

 

L’instinct sexuel tout-puissant au sein de la nature se heurte, dans les sociétés humaines, aux lois civiles et religieuses imposées par la culture. Elles tentent de canaliser le besoin de tuer en le détournant vers des ennemis extérieurs ou intérieurs : « Le besoin inné du meurtre, on le refrène, on en atténue la violence physique, en lui donnant des exutoires légaux : l’industrie, le commerce colonial, la guerre, la chasse, l’antisémitisme… » (Frontispice du Jardin des supplices). Quant à l’instinct génésique stricto sensu, elles voudraient le limiter à la procréation dans le cadre familial, et elles le combattent âprement partout ailleurs et sous toutes les formes possibles, au nom d’une « morale » aussi hypocrite que répressive, comme Mirbeau l’écrit à un magistrat qu’il interpelle publiquement : « Lamour a été détourné de son but – qui est la continuation de la vie, la perpétuation de l’espèce – par les lois civiles que tu sers et les lois religieuses auxquelles tu es asservi… et ces deux lois, victorieuses de la nature, ne vont jamais l’une sans l’autre. Par le mariage – c’est-à-dire par l’organisation de la richesse et la transmission de la propriété – tes lois civiles restreignent, empêchent la libre expansion de l’amour : elles tuent, en combien d’êtres humains, le germe de vie ; donc elles accomplissent une œuvre de mort. Les lois religieuses, dans une volonté de discipline et d’universelle domination, ont fait de l’amour, c’est-à-dire de l’éclosion éternelle de la vie, un épouvantail et un péché. Toutes les deux, par les entraves légales ou morales qu’elles apportent à l’amour, ont été les principales causes de perversions sexuelles qui désolent l’humanité et sont un crime véritable contre l’Espèce » (« À un magistrat », Le Journal, 31 décembre 1899). Le cas de l’abbé Jules illustre cette analyse, car, s’il est devenu, de son propre aveu, « une canaille, un être malfaisant, l'abject esclave de sales passions », il en rejette la faute sur la société et la religion : « Parce que, dès que j'ai pu articuler un son, on m'a bourré le cerveau d'idées absurdes, le cœur de sentiments surhumains. J'avais des organes, et l'on m'a fait comprendre en grec, en latin, en français, qu'il est honteux de s'en servir... On a déformé les fonctions de mon intelligence, comme celles de mon corps, et, à la place de l'homme naturel, instinctif, gonflé de vie, on a substitué l'artificiel fantoche, la mécanique poupée de civilisation, soufflée d'idéal... l'idéal d'où sont nés les banquiers, les prêtres, les escrocs, les débauchés, les assassins et les malheureux » (L’Abbé Jules, II, 3). La frustration sexuelle qui en découle, chez tous ceux qui conservent « l’empreinte » de cette aliénation religieuse, serait à l’origine, non seulement du recours compulsif à la masturbation (voir la notice Onanisme), mais, plus généralement, de toutes les pratiques sexuelles considérées comme des perversions. On peut aussi lui attribuer les phantasmes et hallucinations érotiques qui ne cessent de travailler l’imagination de personnages tels que l’abbé Jules et qui suscitent en eux la rage de l’inassouvissement.


Dans tous les cas de figure, cette imprégnation du sens du « péché », en matière de sexualité, contribue gravement au déséquilibre psychique des individus qui en sont empoisonnés, car ils sont perpétuellement tiraillés entre des besoins qu’ils tentent de satisfaire, fût-ce au moyen d’expédients qui laissent un goût d’amertume, et le sentiment de honte et de culpabilité qu’ils en conservent. Ils se débattent misérablement, comme l’abbé Jules, qui est aux prises avec des désirs polymorphes mal « refoulés » : « Je sens qu’il y a en moi des choses… des choses… des choses refoulées et qui m’étouffent. » Dans ces conditions socioculturelles, rares sont ceux qui parviennent à cette émancipation sexuelle, dont rêvait le jeune Octave, du fond du cercueil notarial de Me Robbe, à Rémalard. Curieusement, ce sont trois femmes qui, chez Mirbeau, sont engagées sur cette voie. Clara, dans Le Jardin des supplices, se fait le chantre de toutes les libertés : « Pas d’autres limites à la liberté que soi-même… à l’amour que la variété triomphante de son désir… L’Europe et sa civilisation hypocrite, barbare, c’est le mensonge… » Mais, chez elle, il y a une telle accumulation de perversions, jugées monstrueuses même par ce forban de la politique qu’est son amant, qu’il est évidemment impossible d’en faire un modèle à suivre. Célestine, dans Le Journal d’une femme de chambre, prend sainement son plaisir où elle le trouve, sans être gênée outre mesure par les transgressions de l’hypocrite code « moral » des bourgeois, mais cette jeune femme pas du tout  « bégueule » n’en est pas moins choquée par les « cochonneries » de ses maîtres. Quant à Germaine Lechat, dans Les affaires sont les affaires (1903), elle proclame qu’elle a un amant et qu’elle l’a choisi, mais, chez elle, l’affirmation de sa liberté sexuelle semble être surtout le fruit de sa révolte contre son père et pourrait bien être avant tout une provocation lancée à la face de ses contemporains, qui voient unanimement en elle ne fille dévergondée et dénaturée. Quelles que soient les limites de leur émancipation, ou les réserves qu’on peut émettre, il n’en reste pas moins que ces trois femmes sont incontestablement plus libres, dans leur tête, que tous les personnages masculins des fictions de Mirbeau. Comme quoi ce gynécophobe se révèle paradoxalement féministe... Il l’est aussi, à sa façon, quand il met en lumière l’ambiguïté des genres dans Le Calvaire  et Le Jardin des supplices : en inversant bien souvent les rôles sexuels, par une virilisation de la femme (Juliette et Clara) et une féminisation des hommes (Mintié et le narrateur du Jardin), il contribue à brouiller les pistes, à remettre en cause les normes sexuelles, qui apparaissent alors comme culturelles, donc sociales, et non naturelles, et, du même coup, à susciter la réflexion du lecteur déconcerté.


C’est également la culpabilisation des choses du sexe qui rend si difficile le passage de la puberté et si « désillusionnantes » les premières expériences, où le rêve de pureté est confronté à des réalités jugées impures, voire carrément dégoûtantes et répulsives. Comme Freud, Mirbeau accorde une grande importance aux conséquences névrotiques de la sexualité infantile. Ainsi le narrateur des  Souvenirs d'un pauvre diable écrit-il, après avoir subi les enlacements tentaculaires d’une cousine inassouvie aux « mille bras » et aux « mille bouches » : « De ce jour où, si brutalement et si incomplètement, je dois le dire, me fut révélé le mystère de l’acte sexuel, je n’eus plus une minute de tranquillité physique et morale. D’étranges hantises survinrent qui secouèrent ma chair réveillée et peuplèrent d’images brûlantes mes rêves, d’où la pureté s’envola. » Désenchantante est aussi la première expérience de Sébastien Roch, qui aurait pu finir plus mal encore, sous l’impulsion meurtrière qui le secoue : « Il n'éprouvait plus de colère, plus de dégoût, plus rien que de la détresse. » Il en va se même du narrateur de Dans le ciel avec la fille de sa concierge : « Je goûtai un bonheur incomplet, qui me laissa tout triste et un peu hébété. [...] Je ne sus pas trouver, pour la rassurer, un seul mot de tendresse. Il me semblait que j'eusse perdu l'usage de la parole ; il me semblait aussi que tout venait de mourir en moi, dans ce geste désillusionnant de l'amour. »


Dans le domaine de la sexualité, on a l’impression que Mirbeau rêve, depuis son adolescence, d’un épanouissement résultant d’un libre essor des besoins de l’individu au sein de la nature, mais qu’il sait pertinemment que cet idéal est inaccessible dans la société telle qu’elle est et que les humains sont condamnés à l’insatisfaction ou à la frustration. De là à conclure que, pour lui, la libido est potentiellement révolutionnaire, il n’y a peut-être qu’un pas, mais il serait sans doute imprudent de le franchir.


Voir aussi les notices Amour, Onanisme, Homosexualité, Sadisme, Masochisme, Mariage, Prostitution, Obscénité, Pornographie, Pédophilie, Meurtre, Morale et Gynécophobie.

P. M.

 

Bibliographie : Emily Apter, « Fétichisme et domesticité : Freud, Mirbeau et Buñuel », Poétique, n° 70, avril 1987, pp. 143-166 ; Emily Apter, « The Garden of scopic perversion from Monet to Mirbeau », October, n° 47, hiver 1988, pp. 91-116 : Emily Apter, « Sexological decadence : the gynophobic visions of Octave Mirbeau », in The Decadent Reader – Fiction, Fantasy, and Perversion from Fin-de-Siècle France, New York, Zone Books, 1998, pp. 962-978 ; Patrick Avrane, Freud rate Mirbeau », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 44-54 ; Pierre Michel, « Les Rôles sexuels à travers les dialogues du Calvaire et du Jardin des supplices, d’Octave Mirbeau », in Aux frontières des deux genres, Karthala, 2003, pp. 381-399 ; Robert Ziegler,  « Object loss, fetishism and creativity in Octave Mirbeau », Nineteenth century french literature, volume 27, n° 3-4, printemps-été 1999, pp. 402-414 ; Robert Ziegler, « Fetishist Art in Mirbeau’s Le Journal d’une femme de chambre », 2005.


SILENCE

Il y a un paradoxe surprenant à être l’écrivain le plus lu de son temps, de surcroît disert jusqu’au bavardage, et à développer dans son œuvre une tendance au non-dit. Les personnages de taiseux sont nombreux, dans l’œuvre mirbellienne : Bolorec dans Sébastien Roch (1890), Lucien Garraud dans Les affaires sont les affaires (1903), Joseph dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), le narrateur du Jardin des supplices (1899), la famille Dervelle dans L’Abbé Jules (1888), développent çà et là, ou de façon plus durable, un laconisme récurrent, symboliquement lourd. Offensif ou défensif, le silence des figures romanesques s’interprète d’abord comme un évident signe de décalage antisocial ; menaçant le lien de la communication même, il est déjà, dans sa dimension de contestation verbale, une démarche anarchiste dans la mesure où il fait appréhender la mesure d’une espérance déçue, d’un for intérieur meurtri. L’enfant, infans, à l’origine de la dimension autobiographique des premiers romans, incarne assez bien l’être silencieux par excellence, l’âme violentée qui contient son cri, celui de la révolte. L’être mutique est volontiers tourné vers le passé (le sien propre ou celui d’une humanité désormais absente) davantage que vers une époque résolument sonore, dans ses errements, sa médiocrité, ses prétentions creuses. Aussi bien Mirbeau nous présente-t-il le mutisme comme l’une des caractéristiques possibles du créateur ; l’on connaît sa dilection pour l’œuvre muette, peinture ou sculpture, au détriment de la parole littéraire, qui fait de l’émotion esthétique un prétexte au bavardage périphérique et encombrant. Le fait est que ces personnages de prostrés, dans l’œuvre, s’avèrent disposer d’une sensibilité esthétique réelle. Et par mimétisme, il revient au spectateur selon le vœu de Mirbeau de se taire en face de l’œuvre, abdiquant par exemple ses velléités de critique.

Prêchant d’exemple, Mirbeau développe un art romanesque qui fait la part belle au silence : la tentation du journal (chez Célestine ou Sébastien), le choix des mémoires, court-circuitent le dispositif du dialogue, au principe même de la littérature. Le recours stylistique aux points de suspension, réticences ou aposiopèse, intègre, quant à lui, le silence dans l’espace d’un style romanesque. L’abondante cohorte des formules tautologiques (Les affaires sont les affaires), enfin, dénonçant les modes de penser bourgeois, montrent une autre forme d’abdication de la parole. Par contraste, l’animal mirbellien se voit souvent attribuer une capacité d’écoute ou de communication : le chien Dingo incarne la problématique dualité entre une maîtrise de soi qui le pousse à se taire, et une admirable sagesse qui lui confère la force d’un langage. Du reste, les fleurs, dans Le Jardin des supplices, ou les jeunes arbres, dans les prosopopées du Calvaire, sont elles aussi les interlocuteurs privilégiés d’un narrateur désespéré par l’inanité de l’échange verbal humain

Du non-dit à l’indicible, l’absence du mot recoupe la présence de la mort. Bolorec, Joseph, Lucien même, dans Dans le ciel, ont eu, ont ou auront, maille à partir avec le meurtre ou le suicide, comme si la fracture entre un trop-plein d’impressions, et une expression rare ne pouvait être liquidée que dans le silence définitif. Se joue là, dans l’ouverture du roman au silence, et dans son refus de la linéarité langagière, toute la perspective poétique de l’œuvre de Mirbeau.

S. L.



Bibliographie : Samuel Lair, « La Loi du silence selon Mirbeau », Cahiers Mirbeau n° 5, 1998, pp. 32-57 ; Anita Staron, « Entre la parole et le silence – L’exil d’Octave Mirbeau », in Littérature de la misère, misère de la littérature, Lodz,  Wydawnictwo Uniwersytetu Lodzkiego, 2004, pp. 109-116.

 

 


SOCIALISME

Le mot « socialisme » est ambigu et Mirbeau ne l’emploie pas toujours dans la même acception.

* Tantôt il signifie simplement une extrême sensibilité à ce qu’on appelait « la question sociale » et l’espoir de changements profonds en faveur des déshérités. Ainsi répond-il à Jules Huret, venu l’interviewer sur l’avenir du roman : «  Socialiste, il deviendra socialiste, évidemment ; l’évolution des idées le veut, c’est fatal ! L’esprit de révolte fait des progrès, et je m’étonne que les misérables ne brûlent pas plus souvent la cervelle aux millionnaires qu’ils rencontrent ! Oui, tout changera en même temps, la littérature, l’art, l’éducation, tout, après le chambardement général que j’attends cette année, l’année prochaine, dans cinq ans, mais qui viendra j’en suis sûr. » (L’Écho de Paris, 22 avril 1891)

* Tantôt il désigne les différentes formes étatiques d’organisation sociale telles que l’imaginent des théoriciens qui se réclament du socialisme. Pour Mirbeau, c’est alors un synonyme de « collectivisme » (voir ce mot) et il le condamne formellement, car il a comme une prescience épouvantée de ce que sera le stalinisme, avec un État tentaculaire, omniscient et tout-puissant, où l’individu serait broyé et les libertés abolies. Hostile à ce socialisme-là, il est alors en butte aux critiques de Jaurès et de La Petite République, qui trouvent « effarant » son drame Les Mauvais bergers (1897).

Mais l’affaire Dreyfus va rapprocher Mirbeau de Jaurès et lui faire découvrir le charismatique leader socialiste sous un jour bien différent de ce qu’il imaginait. Conscient de la nécessité de disposer d’un organe de presse ouvert à tous ceux qui souhaitent un « chambardement général » et susceptible de peser dans le rapport de force avec les conservateurs de toutes obédiences, il accepte d’emblée de collaborer à L’Humanité, en avril 1904, dans l’espoir que ce nouveau quotidien indépendant des puissances d’argent sera le journal dont il a toujours rêvé. Mais pour autant cela ne constitue nullement un ralliement au socialisme et, au bout de six mois, sans rompre pour autant, il tire sa révérence : il est en effet déçu que tout soit sacrifié à la politique politicienne, explique-t-il à Rodin, et la construction du parti socialiste n’est pas du tout sa préoccupation première.

Voir aussi les notices Collectivisme, Capitalisme, Question sociale, Révolte, Anarchie et Jaurès.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau et Jaurès », in Jaurès et les écrivains, Orléans, Centre Charles Péguy, 1994, pp. 111-116 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la question sociale », in Intégration et exclusion sociale, Anthropos, 1999, pp. 17-28.

 

           


SOCIETE

Anarchiste individualiste, Mirbeau adresse à la société en général deux types de reproches :

- D’une part, en imposant des normes et des lois et en tentant d’uniformiser ses membres selon un modèle standard, toute société, quel que soit son mode d’organisation, empiète souverainement sur les droits et libertés des individus, comprime leurs besoins, détruit leurs potentialités et se révèle donc potentiellement mortifère.

- D’autre part, elle repose sur le meurtre, qu’elle se contente, au mieux, de canaliser, et qui est sa seule justification, comme l’explique un « savant darwinien » dans le « Frontispice » du Jardin des supplices (1899) : « Le meurtre est la base même de nos institutions sociales, par conséquent la nécessité la plus impérieuse de la vie civilisée… S’il n’y avait plus de meurtre, il n’y aurait plus de gouvernements d’aucune sorte, par ce fait admirable que le crime en général, le meurtre en particulier sont, non seulement leur excuse, mais leur unique raison d’être… »

À ces critiques d’ordre général, qui concernent aussi bien la vieille société chinoise et les sociétés des pays colonisés et jugés « barbares » que celles des prétendues « civilisations » européennes, s’ajoutent toutes celles que Mirbeau adresse à la société bourgeoise de son temps, dont rien ne trouve grâce à ses yeux : ni ses institutions (système politique, administratif, judiciaire et militaire), ni la famille nucléaire qui en est la base, ni l’école sclérosante et abrutissante, ni l’aliénante religion dominante qu’est le catholicisme, ni l’économie capitaliste avec ses désastreuses conséquences pour l’homme et pour la nature.

Voir aussi les notices État, Meurtre, Famille, École, Armée, Justice, Religion, Église, Capitalisme, Enfer et Anarchie.

P. M.

           


SOCIETE DU SPECTACLE

Octave Mirbeau est un des premiers à avoir pourfendu la société du spectacle, et ce dès 1882, alors qu’il n’était pas encore maître de sa plume et travaillait encore pour divers maîtres et commanditaires : en effet, dans son célèbre article à scandale sur « Le Comédien » (Le Figaro, 26 octobre 1882), il dénonce déjà avec virulence la maladie dont souffre la société bourgeoise décadente et dont le culte rendu aux comédiens n’est jamais que le symptôme le plus éclatant : « Plus l'art s'abaisse et descend, plus le comédien monte. [...] Aujourd'hui, le comédien est tout. C'est lui qui porte l'œuvre chétive. Aux époques de décadence, il ne se contente pas d'être le roi sur la scène, il veut aussi être roi dans la vie. »

Mais il n’y a pas que la cabotinocratie qui révèle les « décompositions » sociales contre lesquelles vitupère un pamphlétaire, encore à gages, mais qui va très bientôt, pour son propre compte, généraliser sa critique à l’ensemble du corps social, où toutes les personnalités sont perpétuellement en représentation pour séduire et tromper les hilotes baptisés“citoyens”. Dans une société où tout marche sur la tête, où les pires folies sont considérées comme raisonnables, cependant que les écrivains de génie tels que Tolstoï passent pour des fous (voir « Un fou », Le Gaulois, 2 juillet 1887), c’est la médiatisation à outrance, rendue possible par la diffusion massive de la presse de désinformation et de crétinisation, qui contribue à transformer en spectacles dévirilisants et anesthésiants offerts au bon peuple toutes les institutions et pratiques sociales abusivement respectées :

* La politique n’est qu’un théâtre, les politiciens en campagne ne sont que des comédiens caméléons, tels que le marquis de Portpierre des 21 jours d’un neurasthénique (1901) ou Amblezy-Sérac d’Un gentilhomme, et les élections ne sont qu’une comédie bouffonne que l’on donne ad usum populi.

* La “Justice” n’est qu’un théâtre d’ombres, où des « monstres moraux » appliquent, impitoyablement et en grande cérémonie, une législation à deux vitesses et envoient à l’échafaud ou au bagne des individus qui sont généralement plus victimes que coupables. Dans ce pays hautement civilisé que prétend être la France, les sanglantes exécutions capitales sont devenues un spectacle aussi recherché que dans la Chine « barbare », et les fêtards et les gens de la haute sont prêts à payer fort cher les meilleures places.

* Dans le domaine culturel, la comédie est la même : les Salons annuels des beaux-arts ne sont qu’une « grande foire aux médiocrités grouillantes et décorées », mais ils n’en détermine pas moins la hiérarchie esthétique à respecter et les commandes de l’État à passer aux artistes ; les soporifiques séances de l’Académie Française continuent d’attirer les badauds comme si l’esprit soufflait sur cette « vieille sale » ; et les premières théâtrales des pires âneries constituent un événement mondain où il est de bon ton de se montrer.

* Ce qu’il est convenu d’appeler « l’amour » n’est le plus souvent qu’une grotesque ou odieuse comédie que les amoureux, ou supposés tels, se jouent l’un à l’autre (voir notamment Les Amants, 1901).

* Quant au “monde” immonde, dont les dessous sont si peu ragoûtants, il se donne à voir dans des festivités courues et enviées et dans les rubriques mondaines des grands quotidiens, comme si les faits et gestes des nantis étaient d’une essence supérieure et hautement respectable et devaient intéresser le lecteur moyen, tout éberlué.

Pour nous révéler le theatrum mundi dans toute son horreur nauséeuse, Mirbeau nous introduit dans les coulisses où se préparent les acteurs avant d’entrer en scène et dans les arrière-cuisines où se mijotent les plats que l’on sert au profanum vulgus. L’interview imaginaire de personnalités qui disent tout haut ce que, d’ordinaire, on garde soigneusement in petto, le recours à un petit diable aux pieds fourchus et qui lit dans les cœurs et les âmes des puissants, dans les Chroniques du Diable, ou le regard lucide jeté par la chambrière Célestine sur des maîtres qu’elle aperçoit dans leur nudité méduséenne, nous permettent heureusement de distinguer l’être du paraître, de faire tomber les masques des acteurs et de révéler leur véritable visage. Saine entreprise de démystification et de désacralisation.

Voir aussi les notices Comédien, Théâtre, Journalisme, Justice, Politique, Élections, Démystification, Désacralisation, Complexe d’Asmodée, Interview imaginaire, Le Comédien, Chroniques du Diable et Le Journal d’une femme de chambre.

P. M.


SUICIDE

SUICIDE

 

            Mirbeau ne s’est pas plus suicidé que Camus, mais lui aussi semble considérer le problème de la mort volontaire comme prioritaire, puisque la réponse à y donner détermine les choix fondamentaux de l’existence. Aussi bien a-t-il consacré au sujet trois chroniques : l’une, signée Tour-Paris, a paru dans Le Gaulois le 28 octobre 1880 ; les deux autres, intitulées « Le Suicide », ont paru respectivement dans La France, le 10 août 1885, et dans Le Gaulois, le 19 avril 1886.

            Mirbeau est extrêmement pessimiste et donne de la condition humaine une image extrêmement noire (voir les notices Pessimisme et Enfer). Rien d’étonnant, dès lors, que le suicide puisse apparaître comme une issue de secours, pour s’évader de ce jardin des supplices qu’est l’existence terrestre. Lui-même l’a envisagé en 1882, dans un de ses Petits poèmes parisiens, « Rose et gris », où il cite Poison perdu, poème souvent attribué à Rimbaud (« Sois-moi préparée / Aux heures de désir de mort ») ; puis en 1884, alors qu’il est au fond de l’abîme, exilé à Audierne, comme il l’écrit à Paul Hervieu : « Il y a, près d’ici, une belle roche autour de laquelle la mer bouillonne et tord son écume avec furie. Je suis allé l’autre jour lui rendre visite, et je me disais en contemplant ce gouffre qu’on devait bien y dormir. » En 1916, au beau milieu de la monstrueuse boucherie héroïque qui achève de le désespérer, il confie au journaliste Georges Docquois que, depuis sa jeunesse lointaine, il a jugé la mort « enviable et sans prix » et « s’en est fait, voici longtemps déjà, une idée de consolation décisive ». À défaut de céder lui-même à la tentation, il imagine que plusieurs de ses personnages font ce choix : l’écuyère Julia Forsell, au dénouement de L’Écuyère (1882), Daniel Le Vassart, dans les dernières lignes de La Belle Madame Le Vassart (1884), et le « petit Henri » des Lettres de ma chaumière (1885), passent à l’acte, cependant que les héros de ses trois premiers romans officiels – Jean Mintié, dans Le Calvaire (1886), l’abbé Jules du roman homonyme (1888) et le petit Sébastien Roch (1890) – sont un moment attirés par cette « solution finale ».  Jean Mintié écrit ainsi, au chapitre VII du Calvaire :  « Mourir, c'est être pardonné !... Oui, la mort est belle, sainte, auguste !... La mort, c'est la grande clarté éternelle qui commence... Oh ! mourir !... s'allonger sur un matelas plus moelleux que la plus moelleuse mousse des nids... Ne plus penser... Ne plus entendre les bruits de la vie... Sentir l'infinie volupté du néant. »

            Loin donc de condamner le suicide pour les raisons morales et religieuses qui sont habituelles dans la bouche de tous les partisans de ce qu’il appelle « le mensonge religieux », loin d’y voir une folie, comme la plupart des psychiatres de l’époque, Mirbeau, à l’instar des stoïciens, considère le suicide comme un acte éminemment rationnel et libérateur : tantôt il résulte d’une prise de conscience philosophique empreinte de renoncement et du désir de s’affranchir du poids écrasant de l’existence ; tantôt de l’influence désastreuse d’une civilisation moribonde et mortifère, notamment par son culte du plaisir, « ce bourreau sans merci » dont parle Baudelaire et « qui alimente les échafauds » et « met dans la main de l’homme le poignard du suicide »  (« Le Plaisir », Le Gaulois, 16 février 1885). Pour lui, la sagesse vient de l’acceptation lucide de notre condition mortelle, si scandaleuse qu’elle soit, et du renoncement aux faux biens de ce monde : « Pourquoi redouter le néant ? Pourquoi craindre ce que nous avons été déjà ? Partout la mort est là qui nous guette, et n’est-ce point pitié de voir chacun la fuir et implorer lâchement une heure de sursis  ? N’est-ce point elle qui est la vraie liberté et la paix définitive ? »

            Si, malgré tout, après avoir apprivoisé la mort et appris à ne plus la craindre, il n’a pas pour autant choisi ce type de libération, c’est qu’il a préféré le combat à la capitulation, la révolte hic et nunc à « la paix définitive », le mépris de la mort et de notre inhumaine condition à la tentation de l’endormissement : pour Mirbeau comme, plus tard, pour Albert Camus, la forme suprême de la révolte métaphysique, c’est bien plutôt de narguer la mort que de la choisir, c’est de tâcher d’être heureux “quand même”, en attendant l’inéluctable exécution, et de se révéler ainsi plus fort et plus digne que ce qui écrase l’homme et le tue.

P. M.

 

            Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau, Camus et la mort volontaire », in Actes du colloque de Lorient Les Représentations de la mort, Presses Universitaires de Rennes, 2002, pp. 197-212. 

 

 

           


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