Thèmes et interprétations

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Terme
LAÏCITE

Octave Mirbeau était un laïque convaincu et combatif. Athée, matérialiste, il était aussi, avec virulence, anticlérical, anti-religieux et anti-chrétien. Aussi était-il partisan, non seulement d’une séparation radicale entre les Églises et l’État, mais aussi d’une opposition frontale aux religions instituées, et au premier chef à l’Église catholique romaine, dominante en France, parce qu’elles diffusent un « poison » mortel pour l’esprit de ceux qui en subissent « l’empreinte » : « Est-ce que, sous prétexte de liberté, on permet aux gens de jeter du poison dans les sources ?... », écrit-il dans une « Réponse à une enquête sur l’éducation » de la Revue blanche (1er juin 1902).

Aussi faisait-il partie des laïques les plus radicaux, avant tout soucieux de l’émancipation intellectuelle des citoyens, et qui trouvaient très insuffisante la loi de Séparation concoctée par le « socialiste papalin » Aristide Briand, car elle  se contentait de séparer la sphère publique et la sphère privée, la République et l’Église, tout en laissant aux « pétrisseurs d’âmes », comme il appelle les prêtres catholiques en général et les jésuites en particulier, le droit de poursuivre en toute impunité leur manipulation des esprits. Pour lui, il ne suffit pas de dénoncer le cléricalisme, c’est-à-dire le pouvoir des prêtres et leur ingérence dans les affaires de la cité, comme le font les gouvernements républicains : il convient surtout de s’attaquer à la racine du mal, c’est-à-dire aux croyances religieuses elles-mêmes, grâce auxquelles une minorité de dominants s’assure la subordination des larges masses. Comme le pétrissage des âmes commence dès la prime enfance et laisse des traces indélébiles, il souhaite, pour l’empêcher, un enseignement qui soit réellement laïque, c’est-à-dire fondamentalement matérialiste et purgé de toutes les anesthésiantes illusions spiritualistes d’essence religieuse. C’est la condition sine qua non pour former des individus libres et des citoyens conscients et actifs, sans lesquels la “démocratie” n’est qu’un jeu de dupes. C’est en ce sens qu’il fait paraître, dans L’Humanité de Jaurès, deux articles intitulés « Propos de l’instituteur », le 17 et le 31 juillet 1904.

Malheureusement, en dehors d’Émile Combes, qu’il respecte et qu’il défend dans « Le Petit homme des foules » (L’Humanité, 19 juin 1904), parce que ce « citoyen énergique et résolu » mène courageusement bataille contre « toutes les forces mauvaises du passé », les politiciens républicains déçoivent cruellement son attente et trahissent ce qui devrait être leur mission. Mirbeau ne voit désormais en eux que des « Cartouche » uniquement soucieux de préserver leur magot, les âmes de leurs sujets, face aux concurrents et complices que sont les « Loyola » de l’Église catholique (cf. (« Cartouche et Loyola », Le Journal, 9 septembre 1894). De l’émancipation des esprits, ils n’ont évidemment cure et, loin d’y contribuer, ils s’emploient au contraire à entretenir chez les futurs adultes la soumission et le respect dont ils ont besoin pour préserver leur pouvoir. La « morale » leur est, à cet égard, extrêmement utile, et c’est pourquoi Mirbeau ne cesse d’en dénoncer la pernicieuse instrumentalisation.

Voir aussi les notices Religion, Christianisme, Église, Empreinte et Morale.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Mirbeau et le poison religieux », L'Anjou laïque, Angers, février 2006 ; Octave Mirbeau, Combats pour l’enfant, Ivan Davy, Vauchrétien, 1990.

 


LAIDEUR

À lire Mirbeau, on a bien l’impression d’avoir affaire à un homme qui était obsédé par l’universelle laideur, tant il nous présente une humanité sordide, où les laideurs de l’âme, qui conjuguent bêtise et férocité, semblent bien souvent reflétées dans les hideurs des corps, soumis à l’entropie et où la mort est déjà au travail. Des romans comme Le Journal d’une femme de chambre (1900) ou Dingo (1913) et un patchwork de contes tel que Les Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901) peuvent apparaître comme un concentré, en des espaces étroitement circonscrits, de tout ce que les hommes et les femmes de toutes classes et de toutes origines présentent de plus affreux et de plus dégoûtant à imaginer. 

Faut-il voir dans cette obsession un simple effet de sa neurasthénie et la mettre sur le compte d’un déséquilibre psychique, comme le suggèrent, par exemple, André Beaunier, Jean Borie ou François Taillandier, ce qui serait bien pratique pour exonérer la société de toute responsabilité dans les turpitudes qui l’affectent ? Est-elle plutôt une manifestation de misanthropie, chez un homme qui a trop aimé les hommes et se venge, avec ses mots, des maux qu’ils lui ont fait endurer, des déceptions qu’ils lui ont infligées ? Ne pourrait-on pas non plus y voir, plus classiquement, une intention de corriger les hommes en leur offrant d’eux-mêmes une image si dégradante qu’elle crée un choc chez certains, moins féroces ou moins larvaires, et les oblige à réagir ? Ces deux dernières explications ne sont d’ailleurs pas incompatibles, comme le révèle cette confidence tardive de l’écrivain à Louis Nazzi : « Je n’ai pas pris mon parti de la méchanceté et de la laideur des hommes. J’enrage de les voir persister dans leurs erreurs monstrueuses, de se complaire à leurs cruautés raffinées... Et je le dis » (Comoedia, 25 février 1910). Sans qu’il y ait chez lui de volonté d’outrance et d’exagération – en dehors, bien sûr, des farces, fantaisies et galéjades diverses –, sa peinture sans complaisance des vices et turpitudes de l’espèce humaine révèle son propre dégoût et correspond à la vision lucide et désespérée qu’il en a effectivement et qui repose sur sa longue et diverse expérience de tous les milieux qu’il a observés. Mais elle répond aussi à une intention sous-jacente de contribuer, fût-ce modestement, à rendre les hommes un tout petit peu moins dégoûtants et un tout petit peu plus raisonnables. Le miroir qu’il nous tend, et qu’il tend à toute la société, devrait nous amener à prendre horreur de nous-mêmes et, par-delà les cas individuels, à prendre horreur de la société qui a façonné les peu ragoûtants « échantillons de l’animalité humaine » que nous sommes tous, plus ou moins.

Maria Carrilho-Jézéquel et Bernard Jahier voient là une véritable « esthétique de la laideur » qui témoigne de la lucidité et du désespoir de l’écrivain en même temps que de sa révolte et de son désir de dessiller les yeux de son lectorat en leur révélant le monde et les hommes tels qu’ils sont, dans leur horreur méduséenne. Au-delà de l’expression catharsique de son propre dégoût face à tout ce qui porte atteinte à la beauté du monde et de son propre effroi face au mal, à la souffrance et à la mort, Mirbeau tente en effet de faire comprendre à ses lecteurs que les hommes, toutes classes confondues, sont moralement laids, que cette laideur est consubstantielle à leur incapacité à sentir et à goûter la beauté, et, en creux, il tâche de leur faire désirer tout à la fois une cité idéale, d’autres relations sociales et une humanité plus digne d’intérêt et d’estime.

P. M.



Bibliographie : Maria Carrilho-Jézéquel, « Le Journal d'une femme de chambre – Satire, passion et vérité », Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994, pp. 94-103 ; Bernard Jahier, « La Caricature dans les Contes cruels d’Octave Mirbeau : aspects, formes et signification(s) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 115-139 ; Claire Margat, Esthétique de l’horreur : du “Jardin des supplices” d’Octave Mirbeau aux “Larmes d’Éros” de Georges Bataille, thèse dactylographiée, université de Paris I, 1998, 2 volumes, 500 pages.

 


LARVE

Le terme de « larve », et les adjectifs « larvaire » et « larveux », qui en sont dérivés, servent, chez Mirbeau, à désigner ou caractériser des êtres façonnés, conditionnés, crétinisés par la société bourgeoise et dont les qualités intellectuelles et les vertus morales ont été dûment laminées : d’abord par le rouleau-compresseur de l’“éducastration” par la sainte trinité de la famille, de l’école et de l’Église qui, toutes les trois, s’emploient à déformer les cerveaux malléables des enfants ; et, par la suite, par la presse aliénante et les divertissements pour hilotes proposés par la société de l’époque. Les romans et, plus encore, les contes de Mirbeau présentent nombre de ces dérisoires – parfois aussi douloureuses – existences larvaires d’êtres humains déshumanisés et décervelés, qui ont été réduits à un état de simples mécanismes dépourvus de toute capacité de réflexion et de tout libre arbitre – ce qui ne les empêche pas d’être féroces, à l’occasion. Il s’agit le plus souvent de petits-bourgeois engoncés dans des principes stupides et prisonniers d’une vie répétitive et « immonde » : commerçants, notaires, petits fonctionnaires, militaires, bistrotiers, politiciens, employés, plus rarement enseignants, tel Isidore Tarabustin, ou médecins. Les prolétaires des usines et des champs semblent échapper à cette stigmatisation, même si le romancier ne donne pas toujours d’eux une image positive, parce que, pour lui, ce sont avant tout des victimes à défendre. A fortiori les marginaux qui, du fait de leur distance, peuvent jeter un regard différent sur la société qui ne se soucie pas de les intégrer et, du coup, sont potentiellement subversifs. Mais c’est la figure de l’artiste qui constitue la véritable antithèse de la « larve ».

Mirbeau n’éprouve pour les êtres larvaires que du dégoût, que le mot de « larve » suggère bien, et il s’emploie à nous le faire partager, en espérant peut-être que certains de ses lecteurs, en se reconnaissant dans le miroir qu’il leur tend, prennent horreur des immondes et « croupissantes larves » qu’ils y découvrent, à l’instar du narrateur de Dans le ciel. Dans sa farce L'Épidémie (1898), il fait prononcer, par le maire de la ville et un vieux conseiller municipal, l’éloge paradoxal d’une « larve » inconnue, un petit-bourgeois qu’il prénomme Joseph, par référence au personnage d’Henri Monnier, Joseph Prudhomme : « Admirons-le, car jamais il ne goûta la moindre joie, ne prit le moindre plaisir... Même au moment de sa jeunesse... même au moment de sa richesse... il ne connut pas ce que les plus pauvres des mendiants connaissent parfois... une heure de bon temps ! Il se priva de tout et vécut plus misérable que le vagabond des grandes routes, mais content dans son devoir accompli... Jamais, non plus, il ne voulut accepter un honneur, une responsabilité, dans la crainte d’avoir à payer cela par des obligations... des charges... des affections peut-être... qui l’eussent distrait de son œuvre... [...] Comme il sut écarter de sa maison les amis, les pauvres et les chiens !... Comme il sut préserver son cœur des basses corruptions de l’amour... son esprit des pestilences de l’art !... Il détesta – ou, mieux, il ignora – les poésies et les littératures... car il avait horreur de toutes les exagérations, étant un homme précis et régulier... Et si les spectacles de la misère humaine ne lui inspirèrent jamais que le dégoût... en revanche, les spectacles de Ia nature ne lui suggérèrent jamais rien... Chaque matin, il s’en remettait au Petit Journal du soin de sentir et de penser pour lui. »

Sur les larves humaines, voir notamment le chapitre V des Contes cruels, précisément consacré aux « existences larvaires », et aussi L'Épidémie, Les Mémoires de mon ami, Les 21 jours d’un neurasthénique et les premiers chapitres de Dans le ciel.

Voir aussi les notices Bourgeois, Marginalité et Artiste.

P. M.


LEGION D'HONNEUR

LÉGION D’HONNEUR



Ordre fondé par Napoléon pour récompenser ses officiers, et accessoirement ses féaux serviteurs civils, la Légion dite d’Honneur a été complètement discrédité par le scandale des décorations, qui a éclaté en octobre 1887 : Daniel Wilson, le gendre du président de la République, Jules Grévy,  en organisait le juteux trafic depuis ses bureaux situés dans le palais même de l’Élysée... Mais Mirbeau n’a pas eu besoin de ce scandale pour penser, comme Flaubert, le plus grand mal de ces « honneurs qui déshonorent ». Tout simplement parce que, au lieu de récompenser les gens de bien, les véritables talents et ceux qui ont réellement servi le pays par leur dévouement, leur art ou leur intelligence, ils sont accordés le plus souvent à des médiocres et des rampants, dont il convient d’encourager la fidélité ou de récompenser les basses œuvres. Tel cet obscur Maginard, vague écrivaillon devenu « domestique » au service d’un ministre, qui est chargé de rédiger des « entrefilets » où il « excelle à dénaturer la vérité, et à enrubanner le mensonge » et qui, envoyé en « mission spéciale », rend à son maître des « services politiques » et des « services privés ». Par-dessus le marché, il ne recule devant aucune flagornerie et lui « dit : “Monsieur le président”, comme un prêtre en prières dit : “Sainte Vierge Marie“. C’est pourquoi on l’a nommé chevalier de la Légion d’Honneur » (« Décorations », Le Gaulois, 5 janvier 1885)...

Dans ces conditions, il n’a évidemment jamais été question pour Mirbeau, pas plus que pour Claude Monet, de sacrifier sa dignité en acceptant ce type de déshonorante breloque : quand Raymond Poincaré, ministre de l’Instruction publique, la leur a proposée, à tous deux, en 1895, ils ont refusé nettement. D’autres n’ont pas eu ce scrupule. Zola, par exemple, qui postule de surcroît à l’Académie, et que Mirbeau accuse alors d’avoir tout renié « pour un bout de ruban que peut obtenir, en payant, le dernier des escrocs » : « luttes, amitiés anciennes, indépendance, œuvres » (« La Fin d’un homme », Le Figaro, 9 août 1888). Plus grave encore : Auguste Rodin, dont Mirbeau est le chantre attitré, s’est abaissé au point d’accepter de faire partie de la fournée du 1er janvier 1888, « avec les Goetschy, les Silvestre, les Arène ». Quelle déchéance ! Mirbeau en est ulcéré et, ab irato, fait paraître un article ironiquement intitulé « Le Chemin de la croix » (Le Figaro, 16 janvier 1888), qui a failli le brouiller avec son dieu et qui, pour que se réconcilient les deux amis, a nécessité l’intercession de Claude Monet : « Chaque fois que j’apprends qu’un artiste que j’aime, qu’un écrivain que j’admire, viennent d’être décorés, j’éprouve un sentiment pénible, et je me dis aussitôt : “Quel dommage !” » Puis, après avoir une nouvelle fois proclamé l’incomparable génie du sculpteur qui vient d’être décoré, il met en lumière l’infinie distance qui le sépare de ces dérisoires honneurs : « Qu’est-ce que la croix d’honneur a de commun  avec un génie tel que celui de Rodin ? » Pour finir, Mirbeau souhaite que « les artistes, peintres, sculpteurs, hommes de lettres, forment une ligue contre la Légion d’Honneur » et refusent la croix, mais  « sans mots sonores, sans gestes de théâtre, non seulement parce qu’on en a fait un abus qui la déconsidère, mais parce qu’elle sert à un usage régulier, quotidien, qui ne regarde en aucune façon les artistes ». Car la reconnaissance des artistes créateurs ne peut leur être accordée que par leurs pairs et par les amateurs d’arts et de lettres, et non par des politiciens juste soucieux de se créer une clientèle en distribuant des médailles comme à des vaches aux comices agricoles.

P. M.

 

 

 

 


LIBERTE

LIBERTÉ

 

            Anarchiste et individualiste, Mirbeau est assoiffé de liberté et c’est donc très légitimement qu’il peut être qualifié de libertaire. Il se dit « partisan de toutes les libertés », individuelles et collectives, sauf « la liberté d’enseignement », qui reviendrait à accorder aux prêtres et autres « pourrisseurs d’âmes » le droit exorbitant et criminel d’empoisonner les esprits, et qui n’est donc pas plus tolérable que la liberté d’empoisonner les puits (voir sa Réponse à une enquête sur l’éducation, La Revue blanche, 1er juin1902).

            L’ennui est qu’en limitant les possibilités d’intervention de l’État, réduit « à son minimum de malfaisance », afin de laisser le maximum de libertés aux individus, on risque fort de permettre le triomphe des plus forts, tel le brasseur d’affaires Isidore Lechat (dans Les affaires sont les affaires, 1903), et l’écrasement des plus faibles. De fait, le libéralisme économique assure le pouvoir de l’argent (c’est d’ailleurs le sens du titre de la traduction russe des Affaires, Власть денег) et permet aux requins de la Bourse et aux gangsters du business d'exercer impunément leur omnipotence criminelle, cependant que la masse des faibles, réduits à l'esclavage salarié et dûment crétinisés, croupit dans la misère et l’abjection, ce qui, dans la pratique, apparaît de toute évidence comme la totale négation de l'idéal libertaire. L'ambivalence des sentiments de Mirbeau à l'égard d'Isidore Lechat, pour qui il ne cache pas sa tendresse, parce qu'il voit en lui un grand créateur, et même, à sa façon, « un idéaliste », souligne crûment l'impasse de son culte de l’« absolue liberté ».

            Mirbeau est conscient du risque et s’attaque donc avec vigueur, d’une part, aux économistes doctrinaires du libéralisme, accusés d’être au service exclusif des banques (voir par exemple « La Jambe de M. Léon Say », La France, le 4 février 1885), et, d’autre part, aux zélateurs du darwinisme social, qui au nom de la liberté des plus aptes et de la sélection des meilleurs, entendent justifier l’écrasement ou l’exclusion des autres. C’est ainsi que, recourant à l’ironie, il fait dire à un « véritable homme d'État » qui s’en réclame : « Les pauvres sont les réfractaires du devoir social ; ce sont les révoltés qui n'ont pas voulu se soumettre à la loi générale du travail, à la loi scientifique qui veut que tout homme travaille et s'enrichisse de son travail. [...] Dans une République éclairée, attentive et progressiste, comme est la nôtre, il ne faut plus de pauvres. À bas les pauvres ! [...] Nous enfermerons les pauvres dans ce dilemme : ou ils deviendront riches, ou ils disparaîtront ! Dans les deux cas, c'est la fin de la misère, c'est la solution de la question sociale » (« Un véritable homme d'État », L'Écho de Paris, 13 juin 1893, repris dans Le Gaulois du 26 juin 1896, sous le titre « Éloquence d'été »). Solution finale, où l'absurde le dispute au monstrueux et qui suffit naturellement à invalider la doctrine... En même temps Mirbeau ne cesse de porter à la connaissance de ses lecteurs les révoltantes conséquences du capitalisme industriel et financier : la misère, l’humiliation, la maladie, la prostitution, la corruption, la criminalité, l’abêtissement, etc..

Mais sa position n’en est pas moins ambiguë, parce qu’il dénonce aussi vigoureusement le protectionnisme, incarné par Jules Méline, qui a pour conséquence, selon lui, la cherté des prix et l’accroissement de la pauvreté : « Il faut, pour qu’il soit grand et fort, qu’un peuple crève de faim. Or, pour qu’un peuple crève de faim, M. Méline a observé qu’il suffit de le protéger. Et, par protéger, M. Méline entend qu’il faut obliger le producteur à produire les objets de consommation à des prix tels que personne ne puisse plus consommer. Voilà tout le système. Depuis qu’il fonctionne sous la garde des lois, il a donné de surprenants résultats. Il y a eu, de tous les côtés, des ruines en grand nombre, et tout le monde s’est plaint de la cherté croissante de la vie. Jamais, non plus, tant de chômage ! Les routes s’encombrent de pauvres diables, qui vont cherchant du travail et qui n’en trouvent pas ; les prisons municipales regorgent de douloureux vagabonds. » (« Une face de Méline », Le Journal du peuple, 1er mars 1899). Malgré les ravages du libéralisme en matière d’économie et de finances, Mirbeau continue donc d’être persuadé que, « pour se développer, pour utiliser ses énergies latentes et son pouvoir de créativité, l’homme a besoin d’une absolue liberté » : « Il ne vit, ne s’affirme que par l’initiative individuelle, par le génie particulier, et non par la contrainte collective, les règlements administratifs et la discipline gouvernementale. Le protéger, c’est le condamner fatalement à la routine, à la stérilité, à la paresse, à la mort !... Ce qu’il faut souhaiter, ce qu’il faut vouloir, c’est que la liberté n’ait d’autres limites qu’elle-même, et qu’elle ne se borne à d’autres frontières que celle de la justice universelle. » Il reconnaît que cela n’a rien d’évident, mais n’en persiste pas moins à considérer que ce sera toujours mieux que les limitations des libertés :  « Certes, il y aurait d’abord un bouleversement dans nos habitudes, un effarement, du désordre. L’homme est foncièrement misonéiste, et ce qu’il ne connaît pas, même la joie, il le redoute comme un danger. Mais tout se tasserait, car tout se tasse ; tout se transformerait, car tout se transforme, et la nécessité, qui créa nos organes, saurait vite découvrir, dans les trésors inviolés de la nature infinie, des richesses nouvelles, de nouvelles formes, et peut-être aussi ce rêve de bonheur, ce rêve philosophal que nous n’avons jamais atteint, parce que nous l’avons toujours mal cherché, et cherché là où il ne peut pas être ! » (ibid.).

Mirbeau se trouve donc confronté à une aporie : chantre de la plus totale liberté, il est bien forcé de constater qu’elle a aussi des effets éminemment pervers et dommageables. Il faut donc essayer de trouver un équilibre et s’avancer sur une ligne de crête, en risquant à tout moment de tomber dans un danger ou dans un autre.

Voir Anarchie, État et Darwin.

P. M.

 

            Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la question sociale  »  in Intégration et exclusion sociale, Anthropos, juin 1999, pp. 17-28 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le poison religieux », L'Anjou laïque, février 2006 ; Octave Mirbeau, « Encore M. Méline », L'Écho de Paris, le 13 avril 1891 ; Octave Mirbeau, « Une face de Méline », Le Journal du peuple, 1er mars 1899.

 

 

 

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LITTERATURE

L’attitude de Mirbeau face à la littérature est, comme dans bien d’autres domaines, ambivalente. D’un côté, en tant qu’homme cultivé, qui a trouvé chez les grands écrivains de quoi alimenter sa réflexion et éprouver des émotions rares, et en tant qu’écrivain et intellectuel engagé soucieux d’ouvrir les yeux de ses lecteurs et de défendre des valeurs éthiques, il voit dans la littérature un outil d’émancipation intellectuelle en même temps qu’un moteur de l’évolution sociale : « Aujourd’hui, l’action doit se réfugier dans le livre. C’est dans le livre seul, que, dégagée des contingences malsaines et multiples qui l’annihilent et l’étouffent, elle peut trouver le terrain propre à la germination des idées qu’elle sème. Car qu’importent les gestes ! Les gestes passent ; le temps de décrire leur courbe éphémère, ils n’ont pas laissé de traces. Les idées demeurent et pullulent, semées, elles germent ; germées, elles fleurissent. Et l’humanité vient les cueillir, ces fleurs, pour en faire les gerbes de joie de son futur affranchissement » (« Clemenceau », Le Journal, 11 mars 1895). Mais, de l’autre, force lui est d’en percevoir les multiples limites, au point qu’il en arrive bien souvent à brûler ce qu’il a adoré et à ne plus voir dans la littérature qu’une « mystification », écrivant par exemple à Claude Monet en juillet 1890 : « La littérature m’embête au-delà de tout. J’arrive à cette conviction qu’il n’y a rien de plus vide, rien de plus bête, rien de plus parfaitement abject que la littérature. Je ne crois plus à Balzac, et Flaubert n’est qu’une illusion de mots creux. » Pourquoi semblable sévérité ?

La première explication possible tient à la rédhibitoire insuffisance des mots, qui sont l’outil de la littérature, à rendre compte de la réalité, à exprimer le ressenti et à créer de la vie. Plus grave encore : les mots sont le plus souvent utilisés afin de cacher les choses, qu’ils devraient au contraire avoir pour fonction de révéler : ils sont alors le véhicule de tous les mensonges, que Mirbeau rêve justement d’anéantir (voir la notice Mots).

La seconde explication vient du caractère dérisoire des thèmes le plus souvent rebattus par la littérature, si l’on les mesure à l’aune des bouleversements de la pensée et de la vie apportés par la science et ses multiples applications, comme il le confie à Claude Monet (ibid.) : « Alors que les sciences naturelles découvrent des mondes, et vont désembroussailler les sources de vie, de toutes les ronces qui les cachaient ; alors qu’elle interroge l’infini de l’espace et l’éternité de la matière, et qu’elle va chercher, au fond des mers primitives, la mucosité primordiale, d’où nous venons, la littérature, elle, en est encore à vagir sur deux ou trois stupides sentiments, artificiels et conventionnels, toujours les mêmes, engluée dans ses erreurs métaphysiques, abrutie par la fausse poésie du panthéisme idiot et barbare ! » La place démesurée occupée par « l’amour » en littérature lui paraît particulièrement pernicieuse, tant il réduit les hommes à pas grand-chose :  « Alors que la science s’efforce de désembroussailler les sources de la vie de toutes les erreurs métaphysiques qui les cachent [...], alors qu’elle va, cherchant au fond des mers primitives, la matière primordiale d’où nous sortons et qu’elle suit son lent développement à travers les millions d’années et les millions de formes, jusqu’à son évolution la plus parfaite, l’homme ; la littérature, elle, en est encore à vagir de pauvres chansons sur deux ou trois sentiments artificiels et conventionnels qui devraient cependant être bien épuisés, depuis le temps qu’ils servent à nous amuser, car il paraît qu’ils nous amusent. Elle n’a tiré aucun profit, pour son rajeunissement, des modes magnifiques et nouveaux d’éducation que la science lui apporte, ni des beautés esthétiques nouvelles qui en peuvent surgir. Avec une obstination invincible, elle se refuse à entrer avec elle dans le champ presque illimité,  par elle ouvert à toutes les activités mentales et artistes de l’homme. Et elle s’acharne à l’amour, c’est-à-dire à l’unique et palpitante question de savoir si Jean épousera Jeanne, et si Pierrette trompera Pierre, et de quelle façon, et vice versa. Il lui faut de l’amour… » Dès lors, ce n’est pas demain la veille que paraîtra « le livre qui contiendrait l’histoire contemporaine et toute neuve de nos idées, et non plus l’éternel recommencement de nos sentimentalités vieillottes ». Pourtant, ajoute-t-il, « le moment serait favorable à l’éclosion d’une telle œuvre. Nous sommes à une période historique, et probablement à la veille de grandes transformations. Il n’est pas besoin d’être un esprit profond pour comprendre que des événements se préparent, plus considérables qu’aucun de ceux qui se sont accomplis dans le passé. Les multiples découvertes de la science, le résultat des enquêtes biologiques, anthropologiques, astronomiques, qui restituent à la matière les phénomènes que nous avons l’habitude d’attribuer à une force supra-naturelle, leur application au bien-être de l’humanité rendent l’heure que nous vivons particulièrement troublante. Les institutions politiques, économiques et sociales, toutes d’oppression et de mensonge, qui régissent les peuples, ne correspondent plus à nos besoins ni aux idées qui éveillent en nous un rêve de justice, de liberté et de bonheur » (« Amour ! amour ! », Le Figaro, 25 juillet 1890).

S’il en est ainsi, c’est – troisième explication – à cause du régime social dans lequel s’inscrit la production littéraire et que Mirbeau connaît fort bien, pour avoir dû si longtemps vendre sa plume à des « marchands de cervelles humaines ». Loin d’être détachée des choses de ce bas monde et d’avoir le nez dans le ciel des Idées, la littérature relève du commerce, au même titre que le théâtre et que l’art, et les écrivains tâchent de produire ce qui est susceptible de plaire aux lecteurs : « La littérature est un commerce comme un autre, plus exigeant qu’un autre, en ce sens qu’il se meut dans un cercle de production étroit et restreint aux choses de l’amour. Le public veut de l’amour et ne veut que de l’amour. Les littérateurs sont bien forcés d’en vendre. Ils en vendent en boîte, en sac, en flacon, en bouteille. Ils en vendent de frais, de conservé, de mariné, de fumé. L’étonnant est qu’après en avoir tant vendu, ils en aient encore à vendre, sous quelque forme que ce soit » (ibid.). Le caractère éminemment commercial de la production littéraire est illustré aussi par la place grandissante de la « réclame » : « Il ne s’agit plus de créer une belle œuvre, il faut savoir s’organiser une belle réclame. Et cette réclame savante, raffinée, ne portera pas directement sur les livres, ce qui serait grossier et ne contenterait personne ; elle englobera les choses étrangères au travail littéraire et se diffusera, de préférence, sur les sports qu’un homme bien né est susceptible de pratiquer. » Et Mirbeau  d’indiquer ironiquement à son ami Léon Hennique, « dont la naïveté [le] navre, quelques-uns des moyens les plus utilement employables » pour qu’on parle de lui dans les grands quotidiens, comme le fait si bien Paul Bourget, le maître de la réclame, devenu l’absolu contre-modèle (« Le Manuel du savoir-écrire », Le Figaro, 11 mai 1889).

Deux autres facteurs contribuent aussi à expliquer le bas niveau de la littérature aux yeux d’un idéaliste tel que Mirbeau : la médiocrité du milieu littéraire et l’absence d’éducation du public, qui explique aussi pour une part l’abaissement du théâtre : « Si la littérature est restée en arrière des sciences, dans la marche ascensionnelle vers la conquête de l’idée, c’est que, plus avide de succès immédiats et d’argent, elle a davantage incarné les préjugés, les routines, les vices, l’ignorance du public qui veut qu’on le berce et qu’on le berne avec des histoires de l’autre monde » (« Amour ! amour ! », loc. cit.). Mais, en comparaison avec la simple sottise du lectorat, « l’âme littéraire » telle qu’elle transparaît à travers la célèbre enquête de Jules Huret lui semble encore bien pire encore : « Comme l’âme littéraire est laide, et comme elle est, disons-le à notre honte, bête ! Oh oui, bête, d’une bêtise incomparable, et flamboyante, et si unique, parmi toutes les autres bêtises humaines, que, vraiment, à la lueur qu’elle projette, l’esprit de l’épicier, par nous tant raillé, s’émerveille, s’éblouit, se magnifie, et que l’imagination méconnue du petit fonctionnaire, du petit fonctionnaire larveux, encrassé de routines déprimantes et de rampantes disciplines, apparaît, héroïfiée, aux cimes de l’intelligence. […] Ce qui ressort de ce volume, outre ces constatations pénibles – et cela est aussi pénible à constater –, c’est que, seul, M. Jules Huret a montré de l’esprit. Comme toutes ces physionomies diverses sont restituées dans leur intégralité et profonde réalité ! Comme elles s’agitent dans leur intime atmosphère morale, comme elles vivent ! On les voit et on les entend. Trois ou quatre vous demeurent sympathiques ; elles n’ont rien perdu à ce déballage familier. Mais les autres, mais toutes les autres… Avec une adresse qui sait s’effacer, au moyen d’interrogations insidieuses et polies qui n’ont l’air de rien, M. Jules Huret oblige chacun à se révéler tout entier, à montrer ce qu’il y a en lui, sous le maquillage des faux sentiments et des grandes idées, de grotesque, de ridicule, de grimaçant » (« L’Enquête littéraire », L’Écho de Paris, 25 août 1891).

Et pourtant elle tourne, la littérature, et Mirbeau ne se sent pas fier d’apporter son grain à moudre et de produire et de vendre, lui aussi, quoique sans se faire d’illusions, mais avec un constant sentiment de culpabilité de devoir sa célébrité et sa fortune à des œuvres qu’il juge toujours par trop inférieures à celles dont il a rêvé et qui n’ont malheureusement rien semé, de toutes ces fleurs qu’il aurait aimé voir s’épanouir.

Voir aussi les notices Mots, Roman, Théâtre, Critiques et Combats littéraires.

P. M.

 

Bibliographie : Samuel Lair, « Les Combats littéraires d’Octave Mirbeau - « le rire et les larmes », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 174-185 ; Pierre Michel, « L’Esthétique de Mirbeau critique littéraire », préface des Combats littéraires, L’Age d’Homme, 2006, pp. 7-21. 


LUCIDITE

Pour Mirbeau, la lucidité est un impératif de l’écrivain et de l’intellectuel tel qu’il le conçoit. Être lucide, ce n’est pas prétendre posséder la Vérité, puisqu’en réalité elle est inaccessible à l’homme, mais c’est le résultat d’un acte de volonté par lequel on affirme le refus d’être dupe. Cela n’a rien d’évident, car tout est fait, dans la société, pour conditionner et crétiniser l’enfant afin que, plus tard, l’adulte soit hors d’état de regarder Méduse en face et se laisse facilement duper par les Cartouche de la République et les Loyola de la religion (voir « Cartouche et Loyola », Le Journal, 9 septembre 1894). La lucidité implique un arrachement difficile, souvent douloureux, aux réconfortantes illusions de l’enfance, aux préjugés sociaux profondément enracinés, à « l’empreinte » presque ineffaçable de l’éducation religieuse et à ce que Mirbeau appelle « l’opium de l’espérance » (« Un mot personnel », Le Journal, 19 décembre 1897), qu’il s’agisse de l’espérance, hic et nunc, d’une révolution promise par les utopistes, ou de celle d’une illusoire autre vie, promise par les religions à leurs aveugles fidèles. La lucidité est donc inséparable du pessimisme et du désespoir et, par voie de conséquence, ne fait pas a priori bon ménage avec l’engagement éthique ou politique, qui implique un minimum de confiance dans le combat que l’on mène.

Ce devoir de lucidité, Mirbeau l’a mis en pratique dans toute sa production journalistique et toute son œuvre littéraire, afin de nous obliger à voir les choses telles qu’elles sont, par-delà leurs apparences trompeuses, et non telles qu’on nous les présente mensongèrement pour s’assurer de notre soumission à l’ordre établi. Cela implique de sa part un patient travail de démystification et de désacralisation, qui ne peut qu’effaroucher et désorienter la majorité de son lectorat : confrontés à une déstabilisatrice pédagogie de choc, les lecteurs-électeurs préfèrent le plus souvent les consolations du « mensonge religieux » et les fallacieuses promesses des candidats aux élections à la dureté de l’impitoyable vérité, dont ils souhaiteraient bien être débarrassés (voir « La Vérité est morte »).

Voir aussi les notices Raison, Vérité, Matérialisme, Désespoir, Éthique, Morale, Démystification, Désacralisation, Intellectuel et Pessimisme.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la raison », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 4-31 ; Pierre Michel, Lucidité, désespoir et écriture, Presses Universitaires d’Angers / Société Octave Mirbeau, 2001, 110 pages.

 


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